Adam-Troy Castro n’est pas vraiment un débutant. Après avoir commencé sur des romans mettant en scène des super-héros (Spider-Man, X-Men), il s’est fait sérieusement remarquer avec la sortie de Emissaries from the Dead, le premier roman de la série Andrea Cort (prix P.K. Dick 2009), à paraître en français chez Éclipse. Mais, étrangement, aucune de ses excellentes nouvelles n’avait jusqu’alors été publiée en France. C’est désormais chose faite avec « Véelles », un récit troublant sur la maternité, l’immortalité et l’ennui. Un texte poignant et dérangeant dont l’idée centrale a le parfum des classiques du genre.
Véelles
de Adam-Troy Castro
Declaration liminaire
Cette histoire parle d’une mère, d’une fille, du droit à la vie, de la dignité de tous les êtres vivants, de quelques âmes dotées de hautes destinées dès l’instant de leur conception et d’autres condamnées à demeurer les idiots utiles de la société.
Ingredients
Attendez-vous à croiser de charmants animaux en peluche, du fluide amniotique et une fin plus ou moins heureuse pour tout le monde, même si la définition de bonheur peut reposer sur les capacités émotionnelles tronquées d’êtres incapables de rien éprouver d’autre. Certains personnages sont riches et célèbres, d’autres mineurs, et l’un d’eux est légalement mort, même si ce sera peut-être celui que vous préfèrerez.
Apparition
Nous rencontrons pour la première fois Molly June au quinzième anniversaire de sa mort, lorsque les moniteurs chargés de telles décisions la déclarent apte, sûre pour les passagers. En la félicitant d’avoir accompli le seul stade important de son développement, ils la transportent par flotteur capitonné jusqu’à la salle d’exposition des véelles1 où, d’emblée, une Vivante en fait l’acquisition.
La rapidité de la vente ne surprend personne, ni les servos qui l’ont formée pour qu’elle atteigne son état présent de santé et de charme, ni les logiciels d’IA qui gèrent la salle d’exposition et, moins que quiconque, Molly June qui a passé sa vie de nourrisson et sa petite enfance à voir toute capacité à éprouver de la surprise – ou un sentiment supérieur à un vague contentement – éradiquée de la palette de ses émotions. Pleurer, a-t-elle appris quand elle était encore capable d’un tel acte, entraîne une sanction, tandis que l’acceptation inconditionnelle de tout ce que les ingénieurs jugent bon de fournir apporte lumière, senteurs fleuries et chaleur. À ce stade de son existence, elle accueillera tout événement inférieur à l’explosion d’une bombe sans autre réaction qu’un trouble diffus. En comparaison, sa vente représente une péripétie mineure : un heureux incident, qui conforte son humeur de molle satisfaction. Ne vous apitoyez pas sur elle. Toute sa vie, ou, de façon plus exacte, sa mort, constitue une fin heureuse. Elle doit seulement passer ce qu’il en reste à transporter un passager.
Caracteristiques du vehicule
Vous croyez nécessaire de savoir à quoi ressemble Molly June. En fait, pas du tout, car cela ne joue aucun rôle dans sa vie. Mais puisque cette information vous aidera à ressentir de l’empathie pour elle, nous allons quand même vous donner satisfaction.
Molly June a des allures de gamine au visage rond et au nez petit, avec des lèvres roses et des joues colorées en permanence : ses cheveux blonds encadrent son visage parfait en parenthèses de boucles souples et luxuriantes. Ses yeux bleus, agrandis par des années de manipulation génétique et de chirurgie corrective, mesurent trois fois la taille de ceux qu’une nature imparfaite aurait placés sur son visage. Pareils à ceux d’un lémurien, ils dominent ses traits comme une paire de joyaux paisibles, tout humides, tristes et adorables. Ils ne révèlent rien de sa personnalité essentielle, ce qui ne représente pas une grande perte, puisqu’on ne lui a jamais permis d’en développer une.
Son corps est une autre affaire. On l’a affûté jusqu’à la perfection, à travers le genre de régime quotidien écrasant qu’on ne peut supporter que lorsque l’esprit lui-même n’a aucune conscience de la douleur ou de l’épuisement. Elle s’est entraînée avec des ligaments déchirés, des articulations brisées, des blessures qui la défiguraient. Elle s’est rompu la colonne vertébrale et fracassé le crâne, et on les lui a tous deux remplacés, avec la même aisance que les ingénieurs ont employée, à quatorze reprises, pour substituer à sa peau une version neuve, vierge de cicatrices ou de marques. Reste d’elle, désormais, un assemblage falot de ses parties les mieux développées, pour la plupart entièrement naturelles, à l’exception de son utérus, qui forme, bien entendu, un palais douillet et connecté, bien plus sûr pour ses futurs occupants que ce qu’aurait pu assurer une simple enveloppe de chair. Il est en mesure de survivre à des impacts qui réduiraient Molly June à l’état de traînée de sang.
En bref, Molly June est précisément ce qu’elle devrait être, maintenant qu’elle a dépassé de quinze ans sa naissance et que, par conséquent, selon tous les critères connus de la société civilisée moderne, elle est Morte.
Heroine
Jennifer Axioma-Singh n’est jamais née et se situe par conséquent à une distance significative de la Mort.
Elle est, à tous points de vue, totalement représentative. Elle a écrit des opéras, escaladé des montagnes, réalisé des plongeons de haut vol depuis la haute atmosphère jusque dans des récipients grands comme une tasse à café, conquis par sa mæstria un stock d’actions majoritaires dans dix-sept multinationales de premier plan, remporté l’adoration sans espoir d’on ne sait combien d’amants, écrit son nom dans les sables du temps, mené des campagnes dans cent guerres conceptuelles, survécu à vingt changements de régime et, en trois occasions, s’est fait déconnecter afin de consacrer un an ou deux à méditer sur la finalité de l’existence tandis que sa circulation sanguine épiçait ses découvertes des hallucinogènes les plus prisés.
Elle a accompli tout cela à l’intérieur de divers bains de fluide amniotique.
Jennifer n’a encore jamais ouvert ses yeux, que l’on n’a pas laissés se développer au-delà du premier trimestre et qui ont toujours, à vrai dire, l’aspect de billes noires derrière des paupières en pelure d’oignon translucide. Cela ne la prive aucunement de vision, bien entendu. À l’époque où elle s’attache Molly June comme véelle, elle choie son cortex visuel depuis soixante-dix longues années, sillonnant le système solaire en tous sens et collectionnant tous les bons points touristiques que l’on acquiert en visitant l’ensemble des merveilles humaines de l’ère moderne : depuis la gravure sur ivoire en laquelle ses ancêtres immédiats ont changé Mars, jusqu’à la face radieuse de Jésus le Non Né qui resplendit depuis l’atmosphère multicolore d’un Saturne artistiquement remanié. Elle s’est extasiée devant le catalogue de panoramas splendides fournis par Dieu et tous les industrieux Vivants qui l’ont précédée.
Tout du long, elle a joui d’une vision bien plus vaste que tout ce que nous pourrons nous-mêmes connaître, car son interface ombilicale autorise des spectacles capables de calciner de simples yeux organiques, et elle est un individu bien trop sophistiqué pour se satisfaire des banales limitations du seul spectre visuel. Des décennies de vie ont apporté à Jennifer Axioma-Singh plus de profondeur que cela. Et autre chose : un désir pervers, plus étrange que tout ce qu’elle n’a jamais réalisé, et impossible à satisfaire sans s’installer d’abord dans un jeune véelle en bonne santé.
Ancetres
Jennifer Axioma-Singh a déjà été propriétaire de véelles, chacun d’eux spécialement adapté dès l’instant de sa mort. Elle a possédé des mâles, des femelles, des neutres et plusieurs sexes que l’on n’a créés qu’au cours de la dernière décennie. Elle a fait préparer des véelles en vue de performances athlétiques, de sensations érotiques et d’une survie dans des milieux difficiles. Elle a même possédé un véelle aux récepteurs de douleur hypersensibles : cela, durant une longue et trouble période masochiste.
Avant celui-ci, le dernier, qui lui manque encore et lui inspire parfois un petit sentiment de remords, était une charmante jeune fille du nom de Peggy Sue, avec un métabolisme six fois supérieur à la moyenne et un tube digestif capable de survivre à cent variétés différentes d’excès effrénés. Peggy Sue pouvait engloutir des montagnes de friandises exotiques sans jamais se sentir rassasiée ni être prise de vomissement réflexe, et elle jouissait de récepteurs gustatifs directement reliés à ses centres du plaisir. La plus infime gorgée de lait de noix de coco pouvait engloutir son système sous des tsunamis d’une extase survoltée par les endorphines. Ce que le chocolat déclenchait en elle était carrément obscène.
Malheureusement, elle demeurait vulnérable aux effets néfastes d’une alimentation déséquilibrée, et dut subir quatre transplantations de foie et six transfusions en urgence au cours des dix premières années de son occupation par Jennifer.
Les conséquences médicales cumulées de tant d’années de gloutonnerie opiniâtre importaient peu à Jennifer Axioma-Singh, car des systèmes régulaient sa propre absorption calorique, empêchant les pires excès de consommation de Peggy Sue de causer le moindre dégât de son côté de la paroi utérine. Par le cordon ombilical de Jennifer ne transitaient que les composés nécessaires à son maintien en vie, et en bonne santé. Tout ce qu’éprouvait Jennifer, via son interface avec le spectre sensoriel propre à Peggy Sue, était la joie de manger ; tout ce qu’elle vivait, c’était le trésor pur et entêtant du goût.
Et si entre-temps Peggy Sue devenait obèse, diabétique et ictérique – ce qui arriva, lui laissant endurer le peu d’années qui lui restaient en tant que véelle de Jennifer sous la forme d’une montagne figée de cellulite rance, dotée d’à peine assez d’énergie pour positionner sa bouche et recevoir une becquée supplémentaire – et bien, cela n’avait pas d’importance non plus, puisqu’elle avait progressé au-delà du développement prénatal, et dépassé, par conséquent, ce stade de la vie où l’on peut réellement considérer que les êtres humains ont une âme.
Philosophie
La vie, la vie véritable, ne dure qu’entre le moment de la conception et celui de la naissance. Jennifer Axioma-Singh souscrit à ce principe, et s’y accroche comme tout citoyen responsable, consciente que les fondations mêmes de sa société reposent sur une perpétuation sans discussion de la foi de chacun. Mais elle est capable de nouer des liens, aussi irrationnels qu’ils puissent être, et a par conséquent ressenti un frisson de culpabilité lorsqu’elle a décidé qu’elle en avait assez, et que les machines ont pratiqué la césarienne qui l’a délivrée de l’utérus souple de Peggy Sue. Après tout, la récompense de Peggy Sue après tant d’années de service, l’euthanasie, paraissait tellement inadaptée, en considération de tout ce qu’elle lui avait apporté.
Mais quelle autre issue aurait pu fournir une juste compensation, étant donné l’état dans lequel se trouvait Peggy Sue, désormais ? Certainement pas un dernier repas ! Jennifer Axioma-Singh, qui n’avait pas réussi à concevoir de solution de rechange, médita sur le sujet jusqu’à atteindre la conclusion qu’atteignent toujours ceux qui jouissent d’une existence privilégiée : que de telles iniquités se pratiquaient pour le mieux et que, d’ailleurs, elle n’y pouvait pas grand-chose. Sa généreuse compassion s’était satisfaite d’une promesse sincère à elle-même : si jamais elle achetait un autre véelle, elle veillerait à se comporter de façon plus responsable.
Et voilà en quelles dispositions elle se trouve, tandis que la nacelle de transition la véhicule dans la perspective immaculée de cette salle d’exposition où Molly June, quinze ans, attend un passager.
Installation
Le contentement de Molly June évoque la surface d’un vaste océan pacifique, que ne troublent ni marée ni vent. Les événements de sa vie plongent sans effet sous ce miroir de surface, ne soulevant ni ondulation ni tempête. Il demeure égal en ce moment même, alors que les méchas anesthésistes et obstétriques émergent de leurs niches pour guider sa forme toujours passive depuis la couchette de la salle d’attente où on l’a laissée un peu plus tôt dans la matinée, jusqu’à la salle d’opération où elle entamera la phase utile de son existence. Des haut-parleurs dans les murs l’apaisent encore par un arrangement mélodieux d’instruments à cordes afin de réduire toute interférence émotionnelle importune.
Tout cela est très humain : car, tandis que Molly June s’étend, renverse la tête et reçoit la permission de clore les yeux, elle demeure absolument en paix. Le battement de son cœur s’accélère, un peu, juste assez pour que les instruments le notent, lorsque les servos retroussent la peau de son abdomen, mais même cet éclat instinctif de peur s’efface devant l’absence de toute douleur identifiable. Sa réaction à la procédure intrusive s’estompe en un simple intérêt théorique, comparable à ce que Jennifer elle-même éprouverait vis-à-vis de ragots concernant des gens qu’elle ne connaît pas, vivant en des lieux qu’elle n’a jamais visités.
Molly June dérive, songe à des eaux bleues et à un soleil vif, manque l’installation de Jennifer en elle et ne réagit au bouleversement massif à l’intérieur de son corps qu’une fois que les incisions sont refermées et que Jennifer s’est suffisamment rétablie pour donner un coup de pied. Alors, ses lèvres s’incurvent en un sourire chaud mais vide. Elle est heureuse. Tout morts qu’ils soient, légalement parlant, les véelles n’en aiment pas moins leurs passagers.
Ambition
Jennifer n’annonce ses intentions que deux jours plus tard, après avoir pris ses aises dans son nouvel habitat. À ce moment-là, Molly June repose dans une chaise longue, sur un balcon qui surplombe la ville qu’on appelait jadis Paris, mais qui a depuis lors connu peut-être une douzaine de noms à la popularité transitoire ; pour l’heure, elle en porte un qu’on pourrait traduire par Nuit Éternelle, parce que ses urbanistes ont remarqué qu’elle paraît à son plus grand avantage lorsque ses tours se dressent contre un décor de ténèbres, et ont donc pris des mesures pour l’affranchir du soleil qui diluait auparavant sa beauté la moitié de chaque jour.
Le balcon, un endroit populaire auprès des visiteurs, n’est relié à aucun édifice réel. Il trône là, comme une étagère sans amarre, à une haute altitude calculée pour mettre en valeur les lumières de la ville dans leur plus glorieuse décadence. La cité elle-même n’est plus habitée, bien entendu ; elle renferme des mécanismes nécessaires à l’entretien des conditions météo locales mais, au-delà, n’existe plus que pour affronter le ciel nocturne par des constellations de lumières réfléchies. Jennifer, savourant la beauté du site à travers les yeux de Molly June, et le vivifiant vent d’altitude à travers la peau de Molly June, ressent pour ce lieu un attachement qui dépasse l’esthétique. Elle le trouve fatal, évocateur et romantique, le lieu idéal pour entamer la plus grande aventure d’une vie qui lui en a déjà tant offert.
Elle tend le cou de Molly June afin de considérer les centaines d’autres véelles qui partagent ce balcon avec elle : tous jeunes, tous beaux, tous mimant le bonheur tandis que leurs passagers blasés s’évertuent à planifier de nouvelles expériences que la surabondance n’a pas encore émoussées. Elle voit des véelles qui boivent, qui luttent, qui déclament des poèmes creux, qui s’accouplent par trois ou par quatre ; des véelles colorés de nuances multiples, adaptés à diverses tâches et diverses tailles ; des femelles enceintes et des mâles engrossés, tous assez transparents, pour un œil exercé comme celui de Jennifer, pour laisser transparaître la clarté des traits essentiels de leurs passagers respectifs. Tous reflètent l’éclat d’une lune qui n’est pas la lune, car l’original a été retiré il y a quelque temps, mais un superbe effet de mise en scène conçu pour accentuer le charme de la ville en contrebas avec le maximum de résultat possible.
Un seul de tous ceux-là a-t-il jamais envisagé un exploit d’une créativité aussi excessive que celui que Jennifer a en tête ? Elle ne le croit pas. Plus encore : elle a la conviction du contraire. Elle en éprouve de l’orgueil, et Molly June, son véelle, rit, avec une joie qui menace d’abattre à nouveau l’importune malédiction du soleil sur la Ville Lumière. Et pour la première fois Jennifer annonce ses intentions à voix haute, sans même élever le ton, consciente que toutes les paroles qui sortent de la bouche de Molly June sont superflues, tant que circuleront par le réseau les signaux nécessaires pour retransmettre les désirs de Jennifer aux agences d’exécution appropriées. Aucun des autres véelles présents sur le balcon n’entend même Molly June parler. Mais ceux qui sont connectés entendent Jennifer prononcer les mots voués à déclencher un tourbillon de controverse.
Je veux donner naissance.
Clarification
Il est impossible de minimiser la perversité de cette demande.
Personne ne donne Naissance.
La Naissance est un processus malpropre, désagréable et répugnant qui expulse des êtres vivants d’un environnement tiède et protégé vers un autre, dur et impitoyable, que nul n’a envie de connaître, sinon sous la protection d’un utérus, organique ou artificiel.
La Naissance est le passage de la Vie, avec toutes ses infinies merveilles, à un autre lieu que n’habitent que ceux que l’on a rejetés. C’est la fin terrible que la civilisation moderne a repoussée indéfiniment, en permettant aux êtres humains de vivre dans l’utérus sans jamais renoncer à de riches possibilités de ressentir et de se développer. Il est triste, bien entendu, que, pour que la Vie soit seulement possible, on doive laisser un fort pourcentage de Citoyens potentiels franchir ce terrible voile, vers une existence où ils n’ont aucune utilité pour quiconque, sinon en tant que pièces de rechange, travailleurs manuels ou véelles, mais même les sociétés les plus évoluées ont des serfs, qui se chargent des tâches pénibles pour éviter que les gens importants ne doivent les exécuter eux-mêmes. Le mieux à faire pour chacun de nous, c’est de reconnaître leur contribution tout en les maintenant dans la plus grande docilité possible.
Le pire qu’on puisse dire de l’existence de Molly June, c’est que, lorsque les Couveuses ont mesuré son potentiel génétique, l’ont trouvé déficient et ont décidé qu’elle devait progresser sans entrave vers la Naissance. On l’a également, par humanité, privée des perfectionnements neurologiques qui ouvrent aux fœtus du premier trimestre tous les avantages et les responsabilités de la Citoyenneté. Elle ne s’est jamais assez développée pour redouter la transition qui l’attendait et n’a jamais su à quel point son existence serait tristement limitée. Elle a passé sa trop courte Vie in utero dans l’ignorance de tous les bienfaits qui lui seraient à jamais refusés, et on l’a tenue à l’abri, satisfaite, heureuse, droguée et stupide depuis sa naissance. Après tout, comme l’a dit un sage, un jour : seul un vaisseau parfait donne un vassal parfait. Nul ne trouve rien à redire sur ce point. Mais la dépossession des gens comme elle, qui rend possible l’existence de personnes comme Jennifer Axioma-Singh, demeure un sujet déplaisant dont les gens bien ne parlent jamais.
Cette soif, chez Jennifer, de vivre la naissance d’un point de vue de mère, de grogner et de transpirer pour expulser un autre infortuné comme Molly June hors du seul univers qui importe, vers un monde d’esclavage glacé, suscite par voie de conséquence chez l’énorme majorité des gens le sentiment d’un acte choquant, scandaleux, insensible, égoïste et cruel. Mais puisque nul n’a jamais imaginé qu’un Citoyen manquerait assez de sens commun pour formuler pareil désir, personne n’a jamais pensé à déclarer cet acte illégal. Ainsi donc, les autorités supérieures tolèrent la perversité de Jennifer, tout en votant rapidement des lois afin d’assurer qu’aucun autre n’aura jamais une telle latitude ; et on oriente toute la machinerie de la médecine moderne sur le problème de lui donner précisément ce qu’elle souhaite. Et, avant longtemps, grâce à son hôte Molly June, elle se fait engrosser.
Implantation
Nul besoin des désordres d’une copulation. Le sexe, tel qu’on le pratique par l’intermédiaire des véelles, continue à faire tourner le monde, causant la quantité habituelle de liaisons douces-amères, de ruptures tumultueuses, de triangles amoureux turbulents et de chansons d’amour niaises.
Quand elle était plus jeune, avant que la pratique ne perde son intérêt à force de répétition, Jennifer a épuisé plusieurs véelles à baiser comme un lapin. Mais jamais il n’y a eu aucun danger de conception non désirée, à aucun moment, pas lorsque la seule source possible de spermatozoïdes mobiles se trouve dans les couveuses qui les manufacturent au gré des besoins, sans avoir recours aux horribles testicules d’autrefois. De nos jours, zygotes et embryons ressortent du domaine de la chaîne d’assemblage. En laisser se développer un à l’intérieur d’un véelle, en particulier un déjà occupé par un être humain, présente toutes sortes de difficultés bureaucratiques qui impliquent l’échafaudage de nouveaux protocoles, le réaménagement de paradigmes acceptés et un grand nombre d’yeux levés au ciel chez les autorités officielles, mais, une fois tout cela accompli, les procédures se révèlent tout à fait simples, et les chirurgiens rencontrent peu de difficultés pour implanter chez Molly June une seconde matrice capable de laisser la fille de Jennifer Axioma-Singh se développer, tandis que Jennifer Axioma-Singh elle-même flotte, immuable, à quelques membranes de protection de là.
À la différence de l’utérus qui abrite Jennifer, celui-ci ne portera pas de branchement d’aucune sorte. Son occupante ne pourra pas influencer les actions de Molly June ni apprécier le spectre complet de ses sensations. Elle ne comprendra pas, sinon de la façon la plus primitive, la plus fruste, ce qu’elle est, où elle se trouve ni combien on la choie. À côté de Jennifer Axioma-Singh, littéralement, ce sera, selon tous les critères rationnels de comparaison, une idiote sans cervelle. Mais elle vivra et grandira, tout le temps qu’il faudra à ce caprice pervers de Jennifer pour aller à son terme.
Gestation (i)
Au cours des mois suivants, Jennifer Axioma-Singh jouit d’une nouvelle forme de célébrité. Cela n’a rien pour elle de vraiment inédit, bien entendu, car elle a déjà maintes fois été célèbre et s’attend, si elle vit selon sa longévité prévisible, à l’être à plusieurs reprises encore. Mais dans un monde que, par ailleurs, rien ne peut choquer, elle n’a jamais connu, ni même côtoyé, ce type spécial, presque éteint, de célébrité qui découle du choc que l’on suscite, et qu’on définissait autrefois par le terme désuet de notoriété.
Cela, elle s’en délecte ; elle l’exploite jusqu’au dernier angström ; elle surfe dessus en experte, se prêtant à mille interviews, composant mille bons mots, tirant sur chaque ficelle à même de scandaliser le public.
Elle déclare : « Je ne vois pas la raison d’une telle agitation. »
Elle déclare : « Les gens partageaient tout le temps des utérus. »
Elle déclare : « Autrefois, cela se produisait naturellement, dans les cas de naissances multiples : deux, trois, quatre ou même sept d’entre nous, serrés comme des grains de raisins, absorbant parfois les organes de l’un ou de l’autre comme de charmants jeunes cannibales. »
Elle déclare : « Je ne sais pas si je dois qualifier ce que je fais de grossesse ou d’art. »
Elle déclare : « Vous ne trouvez pas que Molly June a une mine spéciale ? Vous ne la trouvez pas radieuse ? »
Elle déclare : « Quand le bébé naîtra, je crois que je l’appellerai Halo. »
Elle déclare : « Non, je ne vois pas de problème à la condamner à Naître. Si c’est assez bon pour Molly June, ça l’est tout à fait pour mon enfant. »
Et elle déclare : « Non, je me fiche de ce que les gens en pensent. C’est mon véelle, après tout. »
Et elle attise toujours plus les flammes du scandale, jusqu’à ce que la sympathie du public se tourne vers la malheureuse créature en sommeil à l’intérieur de sa poche de fluide amniotique, elle dont la vie et l’avenir ont déjà été décidés avec tant de cruauté. Est-elle vraiment assez limitée pour qu’on la condamne à Naître ? Devrait-on la stabiliser, lui donner sa propre chance de vivre, avant d’être expulsée, gluante et immonde, dans le monde dur et froid où n’habitent que les véelles et les machines ? Ou Jennifer a-t-elle raison de soutenir que la décision appartient au caprice d’une mère ?
« Tout ce que je sais, déclare Jennifer, c’est qu’il s’agit de l’expérience la plus profonde, la plus satisfaisante sur le plan spirituel, de toute ma vie. » Et ainsi affronte-t-elle les foules, réelles ou virtuelles, en se servant du sourire et de l’innocence de Molly June, en mettant les analystes au défi de dénombrer tous les degrés d’ironie.
Gestation (ii)
Molly June vit ces mêmes mois dans une brume de confusion étourdie mais heureuse, consciente d’être devenue le centre de l’attention, mais incapable d’en comprendre exactement la raison. Elle sait qu’elle a mal aux reins, que ses seins ont gonflé et que son ventre, précédemment plat et mou, s’est dilaté pour atteindre plusieurs fois sa taille antérieure ; elle sait qu’elle sent parfois quelque chose bouger en elle, qu’il lui arrive d’avoir mal au ventre, et que ses yeux se mouillent plus aisément que jamais auparavant, mais rien de tout cela ne trouble la vaste surface apaisée de son être. Tout cela est bon, des motifs supplémentaires d’éprouver un contentement placide.
Les seuls vrais mauvais moments lui viennent en rêve, lorsqu’elle se retrouve parfois debout dans un champ gris et incolore, face à une autre version d’elle-même, de la moitié de sa taille. La Molly June miniature la fixe d’une distance que Molly June ne peut franchir, avec des yeux qui ne cillent pas et une expression impitoyable. Des larmes luisent sur ses deux joues. Elle montre Molly June du doigt et prononce un seul mot, incompréhensible dans toutes les langues connues de Molly June, et inadapté à toute existence qu’on lui a permis de vivre : « Mère. »
Ce mot inconnu réchauffe et glace Molly en même temps. Dans son rêve, elle fait sous elle, tremblant à la chaleur soudaine qui dégouline sur ses cuisses. Elle tremble, ployant sous un besoin incompréhensible de demander pardon. En s’éveillant, elle sent de vraies larmes encore humides sur ses joues, et de l’urine trempe le matelas entre ses jambes. Cela l’effraie.
Mais ces moments s’effacent. En quelques secondes, les agents calmants envahissent déjà sa circulation sanguine, dominant toutes les tempêtes internes, retirant toutes les sources possibles d’inquiétude, faisant à nouveau d’elle le véelle docile qu’elle est censée être. Elle sourit et roucoule tandis que les servos s’occupent de sa forme boursouflée, frictionnant sa peau et appliquant leurs émollients. La vie est si belle, songe-t-elle. Et si ce n’est pas le cas, et bien, ce n’est pas comme si elle pouvait y changer quoi que ce soit, alors pourquoi s’inquiéter ?
Naissance (i)
Molly June entre en travail un jour qui correspond à ce que nous appelons jeudi, le poids insistant qu’elle supporte depuis si longtemps cédant la place à une série de contractions assez violentes pour l’atteindre, même à travers son cocon d’apathie délibérément produite. Elle pleure, gémit et hurle des cris furieux et inarticulés qui auraient pu être des jurons si elle en avait jamais rencontrés, et elle supplie les machines brillantes qui l’entourent d’enlever la douleur avec la même efficacité qu’elles ont mise à enlever tout le reste. Elle va jusqu’à supplier sa passagère – du moins, la passagère dont elle connaît l’existence, celle dont elle a perçu la vision par ses yeux, l’audition par ses oreilles et les conversations au travers de sa bouche – elle implore la pitié de sa passagère. Elle n’a jamais rien demandé à cette mystérieuse présence divine, parce que l’idée ne lui était jamais venue qu’elle pouvait avoir droit à quoi que ce soit, mais elle a besoin de soulagement, tout de suite, et elle exige, hurle, ne comprend pas pourquoi elle ne l’obtient pas.
La réponse, qui dépasserait sa compréhension même si on la lui donnait, est que tout l’intérêt repose justement dans le caractère physique, sordide et liquide de cette expérience.
Naissance (ii)
Jennifer Axioma-Singh est pleinement branchée sur chaque crampe, chaque sursaut, chaque gouttelette accumulée de sueur. Elle ressent la beauté, la terreur, l’épuisement, la certitude que cela ne finira jamais. Elle y trouve une résonnance, évocatrice et éducative à des niveaux perdus pour un sac de viande sans cervelle comme Molly June. Et elle parvient à une foule de révélations profondes sur la nature de la vie et de la mort, les origines biologiques de l’espèce, et cet attachement singulier, inexplicable, que les poulinières ont toujours ressenti pour les sacs de chair et d’os vagissants que leurs corps ont pris tant de peine à expulser.
Conclusions
Cela ressemble à n’importe quel autre travail, songe-t-elle. Personne n’a jamais passé des mois et des mois à édifier une maison pour l’incendier à la seconde précise où l’on plante le dernier clou. Lorsqu’on investit tant d’efforts dans quelque chose, cela vous appartient, à jamais, même si le résultat final n’est qu’une petite créature qui mange, chie et empiète sur votre emploi du temps.
Ce qui ne réussit toujours pas à expliquer pourquoi quiconque voudrait inviter à nouveau ce genre de douleur, sans parler des trois, quatre ou sept occasions supplémentaires communes avant que les non nés n’accèdent au pouvoir. Oh, ça a un certain intérêt au début, mais elle a saisi l’idée générale bien avant que la treizième heure ne sonne et que la part de marché de sa retransmission en temps réel ne tombe à un seul chiffre. Depuis longtemps, la douleur a cédé le pas à l’ennui. Au bout de quinze heures, elle abandonne tout à fait, coupe ses entrées de données et se met à rattraper sa correspondance personnelle, manquant l’instant précis où la fille de Molly June, compagne d’utérus et sœur de Jennifer, est expulsée tête en avant dans un plateau d’argent brillant, rose et sanglante, hurlant à pleins poumons, procédant pour la toute première fois à des échanges d’oxygène mais, selon l’ensemble des définitions légales, Morte.
Consequences (Jennifer)
En vertu des désirs qu’elle a expressément formulés, Jennifer Axioma-Singh est retirée de Molly June et installée le jour même dans un nouveau véelle. Celui-ci est une créature de grande taille, souple, une beauté resplendissante aux yeux ardents et aux lèvres épaisses et capiteuses : elle s’appelle Bernadette Ann, on l’a sélectionnée pour son endurance dans les environnements extrêmes et elle va bientôt emporter Jennifer Axioma-Singh dans une marche prolongée en solitaire à travers le continent restauré d’Antarctique.
Jennifer brûle tellement d’impatience de partir en voyage qu’elle ne pose pas une fois les yeux sur l’enfant dont elle vient tout juste de vivre la naissance. C’est inutile. Après tout, jamais elle n’a posé le regard sur rien, pas en personne. Et l’on trouve les images en ligne, si jamais elle ressentait le besoin de les voir. Non qu’elle imagine la moindre raison pour que cela arrive. Le bébé, en lui-même, n’a jamais été le but, ici. Jennifer ne voulait pas être mère. Elle voulait seulement donner naissance. Tout ce qui comptait pour elle, au final, c’était d’obtenir par procuration quelques mois de sensations uniques, précieux dans une existence qui durera probablement tant que les servos continueront à manufacturer des utérus et à former des véelles. L’important, désormais, est de passer à autre chose. Parce que le temps file, et qu’il n’y a jamais assez d’aventures pour le remplir.
Consequences (Molly June)
On l’a utilisée, dégradée et rendue peu susceptible d’attirer des passagers supplémentaires. On la dirige par conséquent vers une élimination charitable.
Consequences (le bebe)
Le bébé, sans mauvais jeu de mots, a fait naître d’autres problèmes. Sa mère biologique, Jennifer Axioma-Singh, n’éprouve aucun intérêt à son égard, et sa mère porteuse, Molly June, est en route vers le four. Nombre de problèmes de santé mineurs, qui méritent à peine mention, la disqualifient pour un avenir utile en tant que véelle de quelqu’un. Née et, selon cette définition précise, Morte, elle pourrait très bien suivre Molly June au rebut.
Mais un avenir plus heureux l’attend. Il semblerait que sa gestation et sa naissance inhabituelles l’aient muée en une sorte de pièce de collection, et l’envie démange nombre de musées de l’ajouter à leur fonds permanent. Les offres sont pesées, les termes négociés, jusqu’à signature de l’accord final, et elle se voit expédiée dans un habitat nouvellement construit sur une réserve naturelle, dans ce qui était l’Ohio.
Consequences (l’enfant)
Elle passe sa prime enfance dans une nurserie automatisée avec des jouets, des précepteurs et une attention minutieuse apportée à tous ses besoins physiques. À l’âge de cinq ans, on la transfère dans une cage qui consiste en une maison à un étage sur un hectare et demi de belle herbe verte, sous ce qui ressemble à un ciel bleu ponctué de duveteux nuages blancs. Il y a même un terrain de jeux. On ne la laissera jamais en sortir, bien entendu, parce qu’elle ne pourrait aller nulle part, mais elle a des contacts humains, en quelque sorte : chaque jour ou presque, un véelle différent, habité pour l’occasion par une longue cohorte de Vivants qui pensent désormais qu’il pourrait être amusant de vivre un moment l’éducation d’un enfant. Chacun porte un visage différent, chacun donne à l’enfant un nom différent, et le traitement qu’ils lui réservent parcourt toute la gamme entre attendrissement et violence physique.
Désormais âgée de huit ans, la petite fille a depuis longtemps renoncé à demander aux gentils de rester, car elle sait qu’ils n’en feront rien. Elle ne continue pas davantage à rêver à ce qu’elle fera quand elle sera grande, puisqu’il lui est également venu à l’esprit qu’elle ne connaîtra rien d’autre que cette vie en aquarium. Sa seule consolation consiste à s’interroger sur sa véritable mère : où elle se trouve à présent, à quoi elle ressemble, si elle pense jamais à l’enfant qu’elle a laissée derrière elle, et si cette enfant aurait su garder l’amour de sa mère si celle-ci le lui avait offert ou même s’il eût été possible.
Les questions restent les mêmes, d’un jour à l’autre. Mais c’est à elle d’imaginer les réponses, et elles varient d’une minute à l’autre : aussi protéiformes que ses humeurs, ses rêves, ou les raisons pour lesquelles on a pu la condamner à ce châtiment cruel entre tous.
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- 1Note du traducteur : le sigle étasunien RV, recreational vehicle, véhicule de loisir, désigne ce que nous appelons couramment ici caravane ou mobile home, selon les modèles. Nous avons opté pour une traduction littérale du terme original, véhicule de loisir, pour le sigle qui désigne ces équivalents humains.
Parution originale : « Arvies », dans Lightspeed Magazine, Issue 3, août 2010
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Adam-Troy Castro, 2011
par Adam-Troy Castro
publié dans N° 02
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Informations
Nouvelle de Adam-Troy Castro Traduction de Patrick Marcel
Parution : 22 février 2011 (inédit)
Numéro :N° 02
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