Ian McDonald collectionne les prix pour ses romans au Royaume-Uni et fait partie des auteurs de science-fiction moderne traduits régulièrement vers le français chez Denoël, Bragelonne ou dans la collection « Ailleurs et Demain » aux éditions Robert Laffont. En attendant Cyberabad Days, un recueil de nouvelles situées dans le même univers que le Fleuve des dieux, voici Une révolte astucieuse et courtoise des morts, où l’auteur s’attaque à un autre continent, l’Afrique, pour raconter… eh bien, exactement ce que son titre indique.
Une révolte astucieuse et courtoise des morts
de Ian McDonald
Je m’appelle Felix Coffie Addy et je suis mort. Mort depuis trois ans, cinq mois et douze jours, à cause des cigarettes. Ne commencez jamais à fumer, les jeunes. Bref, je suis mort et je ne suis pas content. Ça non, pas content du tout. Et pourquoi ? vous entends-je demander. Toi qu’es mort, tu en as fini avec les contrariétés et les embêtements. Remonte la terre rouge sur tes épaules et dors. Ne te fais pas de souci. Bon, pour qui vous nous prenez, nous, les morts ? Vous croyez qu’on reste assis toute la journée sur nos tabourets à attendre de devenir aussi purs et transparents que du gin ? Je peux vous dire que le premier embêtement, c’est déjà d’être mort. Les autres contrariétés, et elles ne manquent pas, reposent sur ces solides fondations. Ce qui m’agace ? L’épouvantable dernière saison du club de foot de Maamobi. Une défense de ce genre agacerait n’importe qui. Le prix du riz, de la farine et de l’huile de cuisine à Maxmart me chagrine aussi. J’ai entendu dire que les enfants allaient à l’école la faim au ventre. Comment peuvent-ils apprendre en ayant faim ? Ils ont besoin de nourriture pour que leur cerveau fonctionne. Nous ne sommes pas une nation de famine. Nous ne l’avons jamais été. Oui, ça me contrarie beaucoup. L’état de la route de Kanda : de mon vivant, c’était déjà davantage une piste truffée de nids-de-poule qu’une route. Le prix du gazole à la station-service Shell sur Nima Road. L’essence pour les camions de Maxmart coûte plus cher, Maxmart augmente ses prix, le conseil municipal n’a pas les moyens de combler les nids-de-poule. Pour quoi faire ? On a du pétrole. On est un pays riche. On est fiers et indépendants. Mais ce qui me contrarie le plus, c’est vous, monsieur le ministre Raymond Kufuor. On a du pétrole et des richesses, on a l’indépendance et c’est vous qui gérez ça, alors dites-moi, M. Raymond Kufuor, pourquoi nos nationales ont-elles des nids-de-poule si profonds qu’on pourrait perdre un cochon dedans ? Où est l’argent, monsieur le Ministre ? Dites-le donc à un mort.
Oui, oui, oui, c’est moi, Felix Cofie Addy. Encore. Pourquoi m’avez-vous dérangé dans la mort ? Je ne peux pas dormir, mon profond lit est plein d’araignées et sur mon tabouret, mes os me font souffrir comme s’ils me perçaient la peau, et puis j’ai des démangeaisons, du genre qu’on n’arrive jamais à gratter. Vous ne voyez donc pas ce qui ne va pas ? J’ai travaillé plutôt dur et avec plus ou moins de réussite. J’ai élevé une famille et je me satisfais de ma condition de mort. Vous comprenez donc sans doute à quel point c’est embêtant de découvrir que je continue à être contrarié ? Certaines choses n’ont pas été faites. Certains problèmes n’ont pas été réglés. Certaines questions n’ont pas eu de réponses. Rien qu’hier, la station Shell sur Nima Road a augmenté de cinq cédis le litre de gazole. J’ai beau être mort, je sais qu’Akron Kufuor, qui travaille comme chauffeur chez Excelsior Taxis, est obligé de rallonger de deux heures sa journée de travail pour compenser cette augmentation… encore faut-il qu’il ait des courses. Les gens réduisent leurs dépenses ! Des trous dans les routes, dans les chaussures, dans les vêtements des enfants. Riz et essence ! Pourtant, ne vois-je pas avec mon œil mort le ministre de l’Agriculture Kofi Mensah donner dans son pavillon personnel une réception pour la délégation agricole chinoise ? Je ne vais pas reprocher à un ministre de notre grand pays son marbre et sa piscine, tous deux rafraîchissants et indispensables avec cette chaleur. Mais d’après la cousine d’un cousin, le traiteur choisi était Superb Chefs, qui n’appartient à personne d’autre que, eh oui, le ministre Kofi Mensah. Et Abena, la cousine du cousin, en sait quelque chose : elle travaille à Superb Chefs. Corruption et vénalité ! Vous voyez, je n’ai pas peur d’accuser. Nous sommes les morts, vous ne pouvez pas nous atteindre et nous sommes très, très nombreux, dans nos confortables petites maisons, sur nos tabourets et nos chaises, à nos tables avec à nos pieds ce que nous aimions. Nous avons de très, très nombreuses voix. Oui oui oui.
Me voilà de retour, contents de me voir ? Vraiment ? Vous savez, on a certaines attentes. On rentre chez soi après six mois de travail dans les usines solaires avec ces Algériens qui se croient meilleurs que vous de bien des manières, six mois sans bière ni beaucoup de rigolade, et bon, on ne s’attend pas forcément à un défilé, à voir arriver toute la rue avec des chèvres, des poules, des gamins à vélo, la musique et tout, mais quand même à une espèce de comité d’accueil. Six mois à envoyer de l’argent tous les samedis ; l’écran plasma me plaît, ces smartphones sont très malins, et comment pourrais-je en vouloir à mon propre frère de s’être offert cette super petite mobylette chinoise, mais, dites, les gens, je ne suis pas sorcier. C’est moi, Azumah, de retour d’un boulot loin de chez nous, alors pourquoi me prenez-vous pour une espèce de méchant nécromancien ?
Donc, papa a commencé à parler. Je comprends que ça puisse inquiéter. Il est resté des années dans ce coin à fumer comme un pompier ; je ne l’ai jamais entendu dire plus de trois mots, et pas des plus jolis, et c’était quand le club de foot de Maamobi se faisait reléguer. En fait, il sort davantage de mots de sa bouche maintenant qu’il est mort. Mais ce n’est pas moi qui les mets dedans, qui fais parler les morts. Pourtant, c’est moi que les gens regardent dans la rue ou à Maxmart, en se chuchotant des choses à l’oreille.
J’ai beau avoir passé six mois sur des chantiers en Algérie, je sais ce qui se passe ici, je suis les infos, je reste en contact avec la famille et les amis, mais c’est vous qui en êtes les plus proches, c’est vous qui le vivez. C’est vous qui voyez l’argent disparaître, les fonds s’épuiser, les hôpitaux rester inachevés et les gens du pétrole claquer de l’argent un peu partout. Je vais vous dire, ce sont peut-être de grosses compagnies occidentales qui construisent ces centrales solaires dans le désert, mais le soleil n’est jamais sale comme le pétrole. Vous m’entendez ? Je suis le moins qualifié pour faire ronchonner Felix Cofie sur l’état de la nation. Et je suis déçu que tout le monde pense que c’est moi qui manque de respect aux morts. Après tout ce que j’ai fait. Non, non, je vais aller au fond des choses. Je sauverai ma réputation. Je ne suis pas sorcier, Azumah Addy n’est pas nécromancien.
Mais vous savez quoi ? Je suis content que le vieux fasse ça.
Je m’appelle Grace Ahulu, et moi aussi, je suis morte. Moi aussi, je voudrais me plaindre. J’aurais à me plaindre de beaucoup de choses, dont la plupart n’ont pas leur place ici. Voilà comment je suis morte : mon cœur s’est arrêté sur le chemin de l’église. Je suis tombée par terre avec ma Bible qui s’envolait. Les secours cardiologiques sont arrivés, mais n’ont rien pu faire d’autre que m’emmener en ambulance. C’est une façon agréable de s’en aller. Ça n’a pas duré, je n’ai souffert qu’un instant et je suis contente que ça se soit passé pendant que j’allais à l’église. Je m’y plais beaucoup, avec tous mes frères et mes sœurs en Jésus-Christ.
Ah, je sais à quoi vous pensez. Comment une dame respectable comme vous, lavée dans le sang de l’Agneau et même ancienne membre du chœur, peut-elle être avec le Seigneur au paradis et dans une espèce d’horrible maison païenne et satanique pleine de démons et de mécréants ? Eh bien, d’après ce que nous avons appris en étudiant la Bible avec le père Nathaniel, nous n’allons pas directement au paradis, seulement au jour du Jugement dernier quand on nous fait tous sortir de nos tombes pour comparaître devant Jésus-Christ, où nous voyons nos noms écrits dans le Livre de Vie. Nous sommes ensuite admis dans les royaumes de gloire. En attendant, nous dormons, et en dormant, nous rêvons… rien de plus évident. Et tant qu’à rêver, ne pouvons-nous le faire de manière utile ?
Je suis donc morte dans le Seigneur, mais j’ai une réclamation, que voici : Depuis quand est-il plus important de nourrir ces bouches chinoises que les nôtres ? Depuis quand les enfants de Shanghai passent-ils avant les nôtres ? Le gouvernement cède pourtant des centaines – non, des milliers – d’hectares de notre terre. Il vend notre terre, la vôtre, la mienne, à des compagnies agricoles chinoises, qui font surveiller ces plantations par des gardes armés, des caméras, des drones. Et qui sont ces gardes, ces pilotes de drones, sinon nos époux et nos fils ? Ils portent des armes pour s’en servir contre les leurs ! Et qui travaille cette terre, sinon ceux-là mêmes qui en ont été dépossédés par les grosses compagnies ?! Exactement la même terre ! Oh, je n’arrive pas à comprendre. Ils travaillent la terre, contre salaire, pour acheter de la nourriture chère qu’ils auraient pu faire pousser dans leurs propres champs, et vendre, et gagner de l’argent avec. Où est la logique là-dedans ? J’imagine qu’elle est qu’un ministre obtient un pot-de-vin, et l’argent descend toute la chaîne, de la main à la main. Honteux ! C’est un péché, je vous le dis. Ça vaut le coup de repousser l’espoir d’un paradis imminent pour s’attaquer à un tel problème sur Terre !
(Vision n° 27, mai 2019)
La Machine fantôme
Obo Quartey est l’habitant de Maamobi qui a construit un paradis… et gagné un million de cédis.
Bienvenue dans l’après-vie. Ici, les personnes décédées vivent dans des maisons-esprits personnalisées, chacune construite conformément à leurs goûts et à leur tempérament. Ils s’assoient sur des tabourets, ont la tête entourée des photographies de ce qu’ils ont fait dans l’existence, leur travail, leurs amis, leurs enfants et petits-enfants, leurs cousins et les gens qui leur étaient chers, par milliers. À leurs pieds, il y a ce qu’ils ont aimé de leur vivant : vêtements, cannettes de bière, automobiles, maquillage, photos de footballeurs, cannes à pêche ou livres, guitares ou chaussures de danse. Mais surtout, il y a l’argent, l’argent-esprit, des milliards en espèces fantomatiques de l’après-vie. Ce n’est pas exactement l’idée qu’on se fait du paradis. Mais ce n’est pas tout à fait l’enfer non plus. Teshie, l’après-vie en ligne où les souvenirs des morts sont mémorisés par centaines de milliers – et bientôt par millions, espère Obo Quartey, le directeur de l’après-vie en ligne –, ressemble davantage à un quartier non planifié bruyant et bondé d’une ville agitée.
Obo Quartey est terriblement jeune et compétent, vêtu à la mode décontractée mais élégante des entrepreneurs numériques modernes : chemise à col ouvert, jeans de grande marque, chaussures faites main bien cirées. Il a parcouru beaucoup de chemin depuis Maamobi, où il est né (affirme-t-il avec fierté) en plein orage, le premier vendredi du XXIe siècle. Mais pas tant de chemin que cela, corrige-t-il. Teshie a toujours son siège dans le quartier, le même que celui du cybercafé où les habitants ont fondé la coopérative informatique dans laquelle Obo, alors âgé de quatorze ans, a eu son premier emploi sur des données. Les rues de terre battue rouge de Maamobi sont le terreau sur lequel a poussé son empire en ligne.
« Tout le monde parle sans cesse de la loi de Moore. » (Cette supposée « loi » informatique selon laquelle tous les six mois, la puissance des processeurs double tandis que leur coût baisse de moitié.) « Et personne ne se dit que la véritable révolution est dans la mémoire. Pour le prix d’un sac de riz, on peut acheter une clé grosse comme le pouce capable de contenir toute la bibliothèque universitaire. Et donc ce gamin en train d’étiqueter des photographies pour une Blanche de l’Ohio se dit qu’il se sert d’un giga sur cet ordinateur et d’une minuscule fraction de son esprit brillant, alors qu’un téraoctet de mémoire traîne à ses pieds, inutilisé. Vide. Eh bien, vous savez comment ça se passe, dans ce pays ? Si on laisse vide quelque chose, quelqu’un s’installe à l’intérieur. »
La première microentreprise de Quartey a été Lawbase, un espace de stockage de données pour numériser et archiver trente ans de jurisprudence et de documents légaux. Comment est-il donc passé d’un aride archivage légal à l’après-vie en ligne ?
« On m’a commandé un site Web simple pour un vendeur de cercueils appelé Fantasy Coffins, explique Quartey. Vous voyez le genre : Mercedes pour les hommes d’affaires, avions pour les voyageurs, aigles et faucons pour les gros bonnets, ordinateurs pour les geeks. Des trucs magnifiques. Ils font vraiment du beau boulot. Les Occidentaux les mettent dans des musées. Entourer le mort de ce qu’il aimait dans la vie, des choses qui le définissaient, c’est un moyen de ne pas l’oublier. Ça m’a fait réfléchir, je me suis dit qu’il existait peut-être d’autres moyens de préserver sa mémoire… de mieux la protéger. Et s’il y avait un endroit, en ligne, pour stocker toutes vos photos, toutes les vidéos que vous avez prises avec votre téléphone, les coupures de presse, les messages téléphoniques, les enregistrements et tout ce que votre famille a fait, histoire que ça ne disparaisse pas à votre mort ? Tout serait là, au même endroit. On pourrait aller les regarder, s’en souvenir, et même enrichir la collection. »
C’est devenu bien davantage, la compagnie de Quartey ajoutant de nouvelles fonctionnalités, comme l’achat en ligne de cadeaux et d’offrandes pour les défunts, les donations en dollars-Teshie – de l’argent virtuel – et tout récemment, la possibilité pour les abonnés de concevoir des maisons imaginaires pour les défunts.
« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je suis un homme d’affaires. C’est le marché qui me guide. Teshie compte huit cent cinquante mille abonnés, et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Je vais vous dire une chose : on reçoit chaque jour des commentaires, des e-mails, des coups de fil et parfois même des courriers à l’ancienne pour nous proposer de nouvelles idées. »
Dans une rare manifestation d’unité interreligieuse, les pasteurs chrétiens et les imams musulmans ont qualifié Teshie de païen et d’impie. Ce qui n’impressionne pas Quartey.
« C’est la même chose que garder des photographies sur l’étagère ou un carton de coupures de presse sous le lit, affirme-t-il. Ce n’est pas une après-vie. C’est un environnement virtuel. C’est Facebook pour les morts. Je n’ai rien fait d’autre qu’identifier quelque chose sur nous en tant que peuple qui a échappé aux religions établies. Dans notre pays, on honore ses ancêtres. J’ai juste fourni un moyen de le faire. » Il rit. « Mais si ça suffit pour que les ecclésiastiques se téléphonent, attendez un peu de voir ce que je vais faire ensuite. » Il se tait un instant pour ménager son effet. « Et si je les faisais parler ? »
Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Je n’arrive pas à y croire… et je ne l’accepterai pas. Tu te prends pour qui, à débarquer ici en pleine nuit ? Tu ne vois pas que j’ai du travail ? Du travail avec des cannettes de bière et la télévision ? C’est toi, depuis toujours, qui crois que parce que je suis étudiant, je n’en fiche jamais une rame. On reste juste là à boire de la bière au soleil devant la télévision, à regarder de quelle manière le pays va à la catastrophe. Eh bien, regarde un peu par là. Dis-moi ce que tu vois ! Ouais. Exactement. On ne devient pas économiste en buvant de la bière et en regardant la télévision. Quant à la manière dont le pays court à la catastrophe, ce sont des économistes comme moi qui vont le remettre dans l’état d’avant, celui de l’époque où tout le monde nous admirait. Tu es mon frère, mais tu te fais des idées, Azumah. Tu te fais des idées. Je ne suis pas de ceux qui maltraitent leurs parents.
Baisse le ton. Calme-toi. Sors prendre un café avec moi. Je connais un nouvel endroit. Il est bien. Avec plein de jolies femmes. Des étudiantes, oui.
Tu vois, je t’avais dit que c’était bien. Bon, conduisons-nous de manière rationnelle, et en frères. Écoute-moi. Je ne mets pas de mots dans la bouche de notre père. Laisse-moi le répéter pour qu’il ne reste plus le moindre doute là-dessus : ce n’est pas moi qui fais parler Felix Cofie sur Teshie. Je suis content qu’il parle. Je te le dis, les choses vont mal si même les morts s’en plaignent. Rends-toi bien compte que là-haut, dans le Maghreb, tu ne sais pas la moitié de ce qui se passe ici. Tu vois à la télévision des gens sur la place de l’Indépendance et la police qui lance des gaz lacrymogènes, qui intervient avec matraques, boucliers et casques, et tu te demandes ce qui se passe ? Je vais te le dire, moi. La corruption. Ce pétrole est à nous, pas à Raymond Kufuor. Lui et ses copains se servent de ce pétrole, de cet argent, le nôtre, pour construire une grande tour brillante qui les emmènera hors d’atteinte. On prive de pouvoir toute une génération.
Oh, ils ne sont pas assez idiots pour couper complètement Internet comme les Arabes… l’économie a trop besoin de tous ces télétravailleurs, et ça fait criailler les Américains et les Européens comme des poules… non, ils sont plus subtils. On laisse passer un petit ronchonnement ici, un petit potin là, ailleurs une petite réclamation ou une petite récrimination, mais on cache tout ce qui compte. C’est le moyen le plus intelligent de le faire. J’y suis allé, Azumah. Je suis allé sur la place de l’Indépendance. J’ai vu à quoi ça ressemble. On m’a couru après. Les flics nous ont chargés, les enfoirés. Ils ne m’ont pas tapé dessus, Dieu merci, mais ils ont un truc qu’ils pulvérisent… non, pas du lacrymo, plutôt une espèce de poudre, mais qui ne brûlait pas comme du gaz poivré. C’est allé partout. On ressemblait à de grands fantômes blancs. J’ai entendu dire que c’était un nouveau truc qui venait de Chine… des millions de minuscules puces électroniques grosses comme une poussière. Ils peuvent te retrouver, t’identifier. Non, ils ne te balancent pas à l’arrière d’une camionnette ou quoi que ce soit. Ils sont malins, ils se contentent de bousiller ton crédit, de t’inscrire sur une liste noire pour que tu n’aies jamais un bon boulot, que tu n’aies jamais accès à l’argent, que tu n’obtiennes jamais un prêt pour lancer une affaire, que tu ne sortes jamais de Maamobi. Azumah, c’est beaucoup plus effrayant. Je me douche. Deux fois par jour, tous les jours. Je suis l’économiste le plus propre de l’Université de Legon.
Et papa se plaint ? Il monte sur son tabouret pour rouspéter, lancer lamentations et diatribes ? Hé hé. J’aimerais que ce soit moi… c’est comme ça qu’il faut faire. Ils peuvent essayer de nous réduire au silence, mais impossible de menacer les morts. Non, ce n’est pas moi. Mais je crois avoir une idée de qui c’est, quelqu’un d’un peu plus proche, physiquement, tu vois ce que je veux dire ?
Oui oui oui. Felix Cofie estime de nouveau nécessaire de se redresser en agitant sa canne. Les morts impertinents ? C’est comme ça que nous appelle le ministre de la Justice, Kwame Charles Damoah ? Des fauteurs de troubles et des éléments antisociaux ? Je vais vous dire qui sont les fauteurs de troubles : Kwame Charles Damoah, Kofi Mensah, Raymond Kufuor, les hommes qui se sont fait chacun un million de cédis avec la vente de terres de West Ga. Nos terres, vendues à l’AMC-Shanghai Corporation. De la nourriture prise dans la bouche de nos concitoyens pour garantir la stabilité des prix aux produits alimentaires des Chinois. Et le prix de nos produits alimentaires à nous ? Là. J’ai dit ton nom. Je n’ai pas peur de toi. Qu’est-ce que tu vas faire ? Traîner un mort en justice ? Et tant que j’y suis, il faut réparer les trous sur la route de Kanda avant les pluies. Ces problèmes n’ont pas été réglés. Occupe-t’en.
Oui, c’est de nouveau moi, Grace Ahulu. Comment une femme peut-elle continuer à avoir la mort dans l’âme une fois décédée ? J’ai la mort dans l’âme parce que je vois des riches le devenir encore davantage en vendant tout ce que nous leur avons confié : notre pétrole, nos terres… et ensuite, ce sera quoi ? Notre peuple ? Notre avenir ? Nos enfants ? J’ai vu de quelle manière vous traitez nos enfants, avec vos matraques, vos chiens et vos gaz, comme si c’étaient des animaux, ou des esclaves. Ah ! C’est donc ça. Vendre nos jeunes ! Ça me brise le cœur, vraiment. Mon cœur m’a déjà tuée une fois, ne le laissez pas recommencer ! Vous cherchez à découvrir si les fantômes ont des fantômes ?
Je dis ton nom, Kwame Charles Damoah. Je dis ton nom, Kofi Mensah. Je le dis devant Dieu et toute la congrégation des morts. Honte à toi, Raymond Kufuor. Honte à toi, James Anang, ministre du Développement. Je m’appelle Faith Anang et je suis morte, hélas. Un cancer gros comme un ballon de football m’a rongé les intestins. On meurt tous de quelque chose. Mais je me dresse dans ma maison-esprit pour te parler, James Anang. Oui, c’est à toi que je parle depuis cette grande et nouvelle maison-esprit avec tout son beau mobilier, ses portes-fenêtres, sa terrasse en bois et sa piscine à débordement, cette maison que tu as achetée pour moi. Dis-moi, d’où venait cet argent ? Tu ne peux pas me désobéir, voyou, tu ne peux pas désobéir à ta propre grand-mère. Oui, ta propre grand-mère ! Je te connais. Eh, les manifestants et les étudiants, voilà quelque chose que seule sait une grand-mère. Il est parti en mission commerciale en Côte d’Ivoire… pour jeter un coup d’œil à tout l’argent qu’il a entassé là-bas. Vous voulez manifester ? Vous voulez qu’il vous écoute ? Vous pouvez défiler sur la place de l’Indépendance tant que vous voulez, mais si vous tenez vraiment à lui faire du mal, écoutez sa grand-mère. Son compte est à la Banque nationale de Côte d’Ivoire, code guichet 987645, numéro de compte 1097856432, code IBAN CDI109785. Vous êtes étudiants, vous savez y faire avec les ordinateurs. Je n’en dirai pas plus.
(Interview télévisée d’Obo Quartey : journal du soir, 27 mai 2021)
John Tettey : Bonsoir, M. Quartey. Commençons par la question évidente : le fait que vous répondiez à nos questions depuis le nord du Mali indique-t-il que vous vous sentez menacé par la Quatrième République ?
Obo Quartey : Pas du tout, John, pas du tout. Ça fait un moment qu’on travaille à transférer notre ferme de serveurs au Mali.
John Tettey : Eh bien, j’exprimais juste ce que pouvait ressentir le téléspectateur moyen en voyant le PDG de Teshie point org, service menacé de fermeture par le gouvernement, ouvrir un nouveau siège dans un pays étranger.
Obo Quartey : Teshie point org était un investisseur important dans Sahel Solar, qui a apporté prospérité et emplois à un pays indéniablement pauvre. Le Mali nous propose de l’électricité stable et bon marché. Le prix du pétrole est vraiment trop variable, et du point de vue de Teshie, il est idiot sur les plans économique, mais aussi environnemental et politique, de dépendre du pétrole local. C’est le pétrole local la source du problème. On ne peut pas revendre le soleil.
John Tettey : D’accord. C’est donc politiquement, écologiquement et économiquement prudent, mais est-ce que Teshie ne fait pas précisément ce que les manifestants de la place de l’Indépendance reprochent au gouvernement : sortir de l’argent et des biens du pays ?
Obo Quartey : John, nos comptes sont limpides. Tout le monde peut aller les consulter en ligne sur le registre des sociétés. C’est d’abord et surtout du solaire bon marché. Mais si ce solaire bon marché nous éloigne par la même occasion de la juridiction d’un gouvernement qui ne comprend pas la nature des télécommunications modernes et des médias sociaux, tant mieux, pas vrai ?
John Tettey : Que répondez-vous au ministre de la Justice Kwame Charles Damoah, qui a demandé au gouvernement malien de vous arrêter et de vous extrader ?
Obo Quartey : Eh bien, je pense qu’il va attendre longtemps que le système judiciaire malien fasse quelque chose, même en lubrifiant un peu les rouages avec son argent du pétrole. Mais je ne me cache pas. Je supervise un transfert dans une nouvelle ferme de serveurs.
John Tettey : Rien à voir avec le fait que votre compagnie a refusé de livrer les identités de ceux qui publient des pamphlets et des messages critiques en se faisant passer pour des parents décédés ?
Obo Quartey : Ce n’est pas qu’on a refusé, John : ça nous est impossible. On ne recueille pas ces informations, on ne les a pas. On ne peut pas livrer ce qu’on n’a pas.
John Tettey : Allons, vous n’allez pas me faire croire que vous n’enregistrez pas les logins ou les FAI ?
Obo Quartey : Le canal Spirit Chat était au départ un système de messagerie instantanée simplifié destiné à permettre aux familles de rester en contact. On voulait qu’il soit aussi utile et aussi omniprésent que possible afin qu’on puisse y accéder avec un ordinateur, un smartphone ou un simple téléphone… il a été conçu pour fonctionner sur tout et de n’importe où. Il est donc devenu un moyen pour le peuple d’exprimer son mécontentement vis-à-vis du gouvernement, mais je ne le lui reproche pas. Si quelqu’un s’est aperçu que parler par l’intermédiaire des morts vous rendait anonyme en vous conférant une certaine autorité morale, une fois encore, je ne suis pas responsable. Si ces mêmes personnes ont commencé à se dire qu’elles feraient peut-être mieux de crypter les messages qu’elles postaient sur le réseau Teshie – de nos jours, tout le monde a besoin d’améliorer sa sécurité internet –, c’est parce qu’on est un pays malin qui s’y connaît en informatique. Ce n’est certainement pas le problème de Teshie point org.
John Tettey : Mais le gouvernement menace de vous faire fermer et de geler vos avoirs.
Obo Quartey : Eh bien, comme vous le disiez, nous sommes à présent dans une juridiction différente et il faudra qu’on voie si cela a un sens, juridiquement. Pour que le gouvernement essaie de fermer Teshie, il faudrait mettre en place un pare-feu qui aurait des conséquences sur toute l’économie numérique, pas seulement sur nous. Et je crois vraiment que, moralement, ce serait idiot de la part du gouvernement de contrarier davantage l’opinion publique en isolant les gens de leurs ancêtres et de leur passé familial.
John Tettey : Les manifestations et les pamphlets vont donc continuer ?
Obo Quartey : C’est aux morts qu’il faut poser la question, pas à moi.
Du thé ? Oui. Comment vas-tu ? Tu as l’air fatigué, Azumah. Ils t’ont fait travailler trop dur, en Algérie ? Des gens difficiles. Très sérieux, à ce qu’on dit. Rappelle-moi sur quoi tu travaillais, déjà ? Ah, oui, la centrale solaire. Oui, c’est un boulot difficile dans un endroit très sec. Tu as l’air fatigué, mais riche.
Désolée pour le sucre, oui, j’ai oublié. Je ne peux pas prendre mon thé sans sucre. Ça n’a aucun goût.
Merci pour l’argent. Les autres t’ont remercié pour ça ? Non, je m’en doutais. Il faut que tu pardonnes à Ayii, je pense qu’il ne sait même pas ce que tu fais, pas vraiment. Felix Cofie te remercie, la maison-esprit a l’air très jolie, elle lui ressemble tellement, tous les souvenirs de foot, et j’ai moi-même ajouté quelques trucs, des petites choses que lui et moi connaissons.
Oui, c’est moi. Ça te surprend. Qu’est-ce qui t’étonne, Azumah ? Que j’écrive les billets de Felix Cofie, que je sois une de ces personnes terriblement dangereuses qui veulent faire tomber la Quatrième République, ou que je sache écrire un billet et me servir du système Teshie ? S’en servir, c’est facile… tout le monde sait faire ce genre de choses, de nos jours. C’est l’avenir de la nation… regarde le petit Obo Quartey dans son beau costume et sa Mercedes. Il habitait un peu plus loin dans la rue, tu sais. J’ai appris au centre social. Il y a des cours spéciaux. Toutes mes amies y vont, c’est très couru. On tape sur les claviers en prenant le thé. J’ai même un petit netbook, un vieux qui appartenait à un travailleur à domicile. Ils sont pas chers du tout.
D’où les gens sortent-ils que seuls les jeunes se soucient de changer le monde ? J’ai des yeux, des oreilles, et le cuir se fait moins épais en vieillissant, on supporte moins bien la souffrance des autres. Elle vous égratigne, vous écorche. Je vois les prix qui montent à Maxmart. J’entends Akron Kufuor d’Excelsior Taxis dire qu’il dépense de plus en plus d’argent en essence. Et j’ai fait des recherches, comme toutes les dames de notre petit réseau, si bien qu’on a vu pourquoi les prix montaient et où allait l’argent… à qui allait l’argent. On a appris l’existence de ce qu’on appelle « la malédiction des ressources » et on s’est dit, comme beaucoup d’autres gens, ce n’est pas notre nation, ce n’est pas notre peuple, on n’est pas comme ça, on vaut mieux que ça, mieux que le pétrole. Et ça a été facile, de penser à me faire passer pour Felix Cofie, de le faire s’exprimer. On a plein de contes avec des gens prévenus par des esprits dans le bush et des ancêtres dans l’endroit spécial de la maison, et je me suis dit : on peut rendre ça réel, maintenant. Les morts peuvent vraiment avertir, conseiller et asticoter.
Et tu sais quoi ? C’est drôle. C’est drôle d’être ton père. Parce qu’il me manque, tu sais. Incroyable, non ? Il ne se passe pas une journée sans qu’il me manque. Oh, il resterait assis sur sa chaise à ne pas dire plus de trois mots par jour ni s’intéresser à rien à part les victoires et les défaites du club de Maamobi, mais ça me manquait. Et j’ai découvert que je pouvais lui donner une voix pour qu’il dise dans la mort tout ce qu’il n’a jamais pu dire durant sa vie. Ça m’a rappelé pourquoi je l’aimais, quel type bien et bruyant c’était, et bel homme. Comme il était bon et se souciait des autres. La vie peut vous enlever ça.
Dangereux ? Il n’y aucun danger. Ils ne vont pas venir enfoncer ma porte à coups de matraques. On ne laisserait jamais faire ça, ici. S’ils s’attaquent à une vieille dame après s’en être pris aux morts, eh bien, leur chute ne tardera pas. De toute manière, ils ne me trouveront pas. Non non non. Il y a un nouveau correctif de sécurité pour Teshie, un truc écrit par un petit malin. Non, il y a d’autres choses qu’il faut que Felix Coffie dise.
Ton thé doit être froid. Je te le fais réchauffer un peu ?
(Obo Quartey sur The Dead Net : Teshie.org, social networking and social transformation. Conférence à TED, conclusion)
… En elles-mêmes, les technologies n’aboutissent pas à un changement social. Je ne crois pas particulièrement non plus qu’elles permettent le changement social. Ni Teshie point org ni aucune plate-forme de mise en réseau ne proposait quoi que ce soit de radicalement nouveau. Il n’y a eu que deux technologies de communication qui ont changé le monde. D’abord, le télégraphe, la possibilité d’envoyer des messages par câble… et ça date du XIXe siècle. Commutation et réseautage. La seconde est la possibilité de se balader avec ça dans la poche. Teshie a simplement offert les moyens les plus adaptés, sur le plan culturel je veux dire. Notre petite révolte astucieuse et courtoise des morts n’aurait fonctionné nulle part ailleurs… et ils ne cherchaient pas la révolution. Juste que certains reconnaissent avoir mal agi, voire qu’ils démissionnent. Que nous ayons eu une révolution – et une fois encore, ce qui nous honore, sans effusion de sang – est dû à mon avis à un concours unique de circonstances : des liens familiaux forts, avec Teshie point org donnant forme et structure à ces liens familiaux, les transformant en une puissante arme de honte. Il y a des cultures de culpabilité et d’autres de honte. La nôtre est encore de honte… quand la grand-mère décédée du ministre du Développement dit qu’elle a honte de lui, c’est le caillou qui déclenche le glissement de terrain. Pour être réalistes, nous n’aurions jamais été davantage que la mouche du coche si le gouvernement n’avait pas menacé de nous faire fermer. Commeeeeeent ? Vous allez supprimer le contact avec mes ancêtres ? On ne touche pas aux familles. C’est ce qui a provoqué les grèves, et ce sont les grèves qui ont fait tomber non seulement Raymond Kufuor, mais toute la Quatrième République.
Six mois plus tard, nous avons à présent avec Teshie un réseau de subversion intégré. Quand le gouvernement est allé en justice pour obtenir de nous la liste de nos abonnés, cela a aussitôt conduit quelqu’un – pas nous, un gamin quelque part dans un centre de données des quartiers – à écrire une appli d’anonymisation pas chère et compatible avec les mobiles. Deux cent mille téléchargements en quarante-huit heures ? Je crois que ça mérite d’être pris en compte. Ensuite, quand ils ont essayé de couper les réseaux mobiles, les gens ont construit les leurs… moins chers et meilleurs que les réseaux privés. Les microentreprises sortent leurs serveurs de grandes compagnies de télécom pour les confier aux réseaux de quartier… moins chers, meilleurs, et qui permettent aux gens de travailler chez eux, maintenant. Anonymisation, cryptage et Wi-Fi ouvert… nous sommes devenus les leaders mondiaux des réseaux de communication sécurisés populaires. On ne réduira jamais les morts au silence.
Et donc, que va devenir Teshie ? Nous croissons, nous nous diversifions. Nous sommes bien davantage qu’une compagnie de réseau social issue d’un site web pour Fantasy Coffins. Nos investissements au Mali nous ont convaincus que le solaire représentait l’avenir. Laissez le pétrole sous les océans. Le solaire, et le microsolaire en particulier, est bon marché, fiable et démocratique. Chaque quartier peut devenir une centrale microsolaire. Des réseaux électriques et sans-fil distribués, locaux, ouverts… c’est une économie forte et une société forte. Mais s’il y a quelque chose dont je veux que vous vous souveniez, c’est qu’il ne faut jamais sous-estimer un fantôme de mauvaise humeur.
Oui, oui, oui, c’est encore moi qui parle, je ronchonne et me plains, mais vous vous attendiez à ce que je redevienne silencieux et bien élevé ? Une fois qu’on a été dérangés dans nos maisons-esprits, une fois qu’on a commencé à se sentir mal à l’aise sur nos tabourets, une fois qu’on s’est souvenus comme c’était bon de parler et d’être écouté, vous croyiez qu’on retournerait au silence ? Non : le pays est calme, les prix sont stables, nous avons de nouveau un bon gouvernement et bonne réputation dans le monde, et il paraît que quelqu’un comble les nids-de-poule sur la route de Kanda. Non, ce qui m’embête, c’est qu’Ike Okai Mensah dirige toujours le club de foot de Maamobi ! Il faut faire quelque chose !
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Parution originale : « A Smart Well-Mannered Uprising Of The Dead », dans Solaris Rising, novembre 2011
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Ian McDonald, 2012
par Ian McDonald
publié dans N° 07
le 22 août 2012
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Informations
Nouvelle de Ian McDonald Traduction de Gilles Goullet
Parution : 22 août 2012 (inédit)
Numéro :N° 07
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