Johnny m’a dit, Johnny m’a dit
Écarte le rouge, écarte le blanc
La seule couleur, c’est noir brillant
– Paroles © Les Nus
Je reste là,
Face contre terre.
Ils ont vendu leur âme
Ils ont rendu les armes.
Je regarde.
QUELQUE CHOSE NOIR…
– Paroles © Marc Seberg
Maintenant
Alors que je remonte le front de plage de Santa Monica vers le nord, le tacatac synthétisé d’un AK-47 retentit dans l’habitacle de l’Impala et me fait sursauter. Le son étouffé se répète, moins inattendu mais toujours aussi incongru. Identifier sa source ne me pose aucun problème, il s’agit de la boîte en cèdre que j’ai posée sur le siège passager. Johnny l’avait confiée au gérant du motel et celui-ci me l’a remise juste après la fusillade.
Je me gare dans la flaque d’ombre d’un grand palmier, près de gamins qui s’affrontent par toupies interposées. J’examine la boîte de fabrication artisanale, face après face. Il s’agit d’une de ces boîtes à secrets comme on en fabrique des milliers par an en Louisiane. J’enlève une pièce en coin qui fait toute la longueur, je fais coulisser vers le haut un panneau latéral et libère ainsi le couvercle. Le casse-tête creux contient un étui en daim, mal tanné, cousu main, à l’odeur forte. Rien d’autre.
De minuscules lettres brunes ont été tracées sur la peau de bête, sans doute avec une plume. On dirait du sang séché. Si je connais bien Johnny, c’en est sûrement.
De la peau animale et du sang humain.
La magie continue.
Incapable de lire le message maintenant (c’est un héritage et je n’ai pas encore entamé mon travail de deuil), je renverse l’étui et rattrape de justesse un iPhone dernier cri. Un objet impur pour Johnny, un bijou à mes yeux. Un summum de technologie pour l’un comme pour l’autre. Le vieux a sûrement mis des gants pour le troquer, le manipuler. Je me demande comment il a réussi à avoir un abonnement. Quelqu’un comme mon père, un allié a dû l’aider.
Une image vient d’apparaître sur l’écran tactile. D’où le tacatac.
Pour le moment, seule la légende est visible :
« Century City. Tour Exxon. Quinzième étage. »
C’est forcément un allié qui m’a envoyé ça. Une taupe chez Exxon, un policier, un ambulancier, un journaliste indépendant, un agent du FBI, de l’ATF ? Je comprends maintenant à quel point le nombre des alliés de Johnny est important (il m’est parfois arrivé de douter de leur existence). Exxon a visiblement foutu en rogne un paquet de gens, et pas que des indios. Johnny m’a montré Oildale, près de Bakersfield, mais il n’y a que maintenant que je vois vraiment quelque chose au-delà de la terre noire de pétrole, huileuse et stérile. Ni un héritage du passé ni un paysage de merde (on met du crottin au pied des arbres pour qu’ils poussent mieux), Oildale c’est ici et maintenant, un champ d’anti-vie, la forme la moins élaborée de l’antimatière, à portée du premier connard venu.
Je respire un grand coup, c’est la première fois que j’ai un iPhone dans les mains ; il y en a plein dans la réserve, comme il se doit ; certains de mes camarades de classe en possèdent un, mais aucun de ces fils à papa, aucune de ces bêcheuses ne m’apprécie assez pour me laisser jouer avec son gadget à six cents dollars. Je suppose qu’en touchant la légende, on télécharge l’image dans la mémoire et qu’elle apparaît alors.
Toucher la légende pour faire apparaître l’image ?
Ces mots ont deux sens : un sens de surface et un sens plus profond (dans le reflet, de l’autre côté du miroir).
Toucher l’image pour faire apparaître la légende ?
Oui, c’est exactement ça : toucher l’image pour faire apparaître la légende.
Première leçon
(Cheryl)
Tout en roulant sa cigarette, Johnny La Vérole m’a dit, comme s’il me connaissait depuis toujours : « Bonsoir, Leo. »
Mes parents m’ont donné ce prénom en hommage à Leonard Peltier, injustement accusé du meurtre de deux agents du FBI en 1975, ici, à Pine Ridge. Une accusation qui avait provoqué des émeutes pas possibles et enflammé les Mauvaises Terres du Dakota du Sud. Des mauvaises terres pour les Sioux, nous qui, deux cents ans plus tôt, étions les maîtres des plaines à bisons.
Jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Johnny, je ne me suis jamais senti concerné par l’origine de mon prénom, les luttes indiennes, les méchantes compagnies minières et pétrolières. Jamais. Comme si tout ces ressassements sioux existaient moins que le dernier Call of Duty ou la nouvelle saison de Breaking Bad.
Bonsoir, Leo.
J’avais les yeux rivés au sol. Je ne regardais pas mes pieds, mais guère plus loin. Sur la moquette, le sang de Cheryl progressait vers la botte gauche de Johnny. Immobile, étrangement calme, mon père, lui, se tenait devant l’évier, les bras derrière le dos, les mains agrippant le rebord ébréché. Une position tout sauf naturelle. La peur de tomber ? À ses pieds se trouvait le cadavre de sa copine du moment, étendu sur le dos, jambes un peu écartées. Une fille trop jeune et trop bandante pour que j’arrive à la considérer comme ma belle-mère. Je n’ai jamais connu ma vraie mère. Mon père ne m’en avait jamais parlé. Et chaque fois que je l’interrogeais à ce sujet, ç’avait le don de le mettre en rogne.
(Maintenant je sais pourquoi. Du moins, je sais ce que Johnny m’en a dit.)
Cigarette aux lèvres, Johnny a récupéré son poignard – une lame en pierre taillée, un andouiller pour manche, des tendons animaux comme ligature – et l’a essuyé sur la mini-jupe de sa victime. Il l’avait frappée au cœur. Jusqu’à la garde.
Putain, papa, réagis ! Ce mec vient de tuer ta nana, sous tes yeux.
Comme mon père, j’étais tétanisé, sans voix, écrasé par l’incompréhension. Debout, certes, mais tout aplati à l’intérieur.
J’aurais dû être terrifié, mais je ne l’étais pas. Car, à dire vrai, même si j’ignorais alors son prénom, ce Johnny ne me faisait pas peur, comme si j’avais senti dès la première seconde le lien indestructible qui nous unissait.
Cinq minutes plus tôt, j’étais sur mon lit, dans la fournaise déclinante de ma chambre exposée plein sud. J’y lisais une bible de Tijuana particulièrement salace (représentées dans un style graphique très proche de celui de Crumb, de grosses Mexicaines à visage de chat, hilares, s’y enfonçaient des légumes extraterrestres dans le minou et le derrière). Cinq minutes plus tôt donc, j’étais sur le point de me glisser la main dans le caleçon.
Et Cheryl a hurlé.
Le plaisir, l’interdit, l’inconnu, un fragment de contre-culture, la mort, tout ça empapilloté dans moins de cinq minutes, fines comme du papier à cigarette… C’est pas le genre de truc qui arrive souvent à Pine Ridge, l’endroit le plus chiant sur Terre après le pôle Sud.
J’ai à nouveau regardé ce Johnny, un putain de Sioux oglala, comme moi, très grand, la peau dégueu, vérolée. Quarante-cinq, cinquante ans. Comment savoir ?
Un vieil indio armé d’un couteau préhistorique.
Dangereux. L’un comme l’autre.
Chaussé de santiags en fin de vie, il portait des pantalons informes, une chemise cousue main et une veste en cuir tout aussi artisanale. Tous ces trucs avaient été noirs avant d’être usés. Il ressemblait à un clochard, sauf que les clochards picolent et lui, malgré sa mauvaise peau, il donnait plutôt l’impression de ne pas toucher à l’alcool. À cause de la largeur de ses épaules, du dessin des veines sur ses mains puissantes, j’étais à peu près sûr qu’il n’avait pas un poil de graisse.
« Bon, tu me vois là, petit : habillé de noir, défiguré, la respiration traînante, le cadavre de ta belle-mère à mes pieds et tu te demandes sans doute qui je suis. L’autre là… (Il a montré mon père.) c’est mon frère et moi je suis ton vrai père, Johnny Wrath. Et c’te conne par terre, qui a fini de se vider de son sang, elle faisait partie de celles et ceux qui mettent du ciment sous les plaines, les déchirent ou les remplissent de merde. »
Il a allumé sa cigarette en utilisant un briquet à silex qui devait bien avoir un siècle d’âge. « Prépare ton sac, une petite semaine de fringues, on a de la route à faire. Il est temps que tu sortes de cette réserve, que tu voies le monde tel qu’il est. »
J’ai regardé mon père, enfin la lopette silencieuse toujours accrochée à son évier. Il ne réagissait pas. Il ne s’était pas rué dehors pour demander de l’aide ou appeler l’antenne locale du FBI – seule force de l’ordre habilitée à intervenir dans la réserve en cas de meurtre –, et, les yeux perdus dans une époque lointaine qui m’était inaccessible, il semblait se désintéresser totalement de sa dernière copine en date, allongée à ses pieds, sur la moquette rougie du mobile home familial. Cheryl. Aussi morte et pitoyable qu’Amy Winehouse. Une vraie merde écrasée.
Tu t’es sans doute imaginée, une ou deux fois, morte à vingt-sept ans, chica, avant la première ride. Voilà, c’est fait. Sauf que personne ne se souviendra jamais de toi.
De là où je me trouvais, je voyais sa culotte, et elle commençait sérieusement à envahir mes pensées.
Je me suis mis à bander et le seul truc qui m’est venu à l’esprit, c’est : Mais qu’est-ce qui tourne pas rond chez toi ?
« Pa ? »
C’est le premier son qui sortait de ma bouche depuis que le cri de Cheryl avait mis fin à mon habituelle branlette de fin de soirée. Sans trop de conviction, je m’étais adressé aux deux hommes, celui en état de choc et celui qui fumait sa cigarette roulée. Soudain, l’odeur m’a frappé : de la marijuana. Un joint. Ainsi, j’avais au moins un point commun avec Johnny La Vérole : nous aimions l’herbe.
« Pa, dis quèque chose, s’te plaît.
— Y’a rien à ajouter… »
Un murmure.
« Va faire ton sac.
— Quoi ? Il a tué Cheryl.
— C’te conne a eu ce qu’elle méritait », a craché Johnny après avoir expiré à fond la fumée de son joint.
Il a toussé. Une de ces toux qui se mettent en boucle, difficiles à arrêter, puis il a essuyé ses lèvres tachées de sang. En tout cas, c’est ce que j’ai cru voir… et la suite des événements m’a donné raison.
« Tout ça te semble très étrange, j’en suis sûr. T’aimerais comprendre, et ça tombe bien, je suis là pour ça. J’aimerais te dire qu’on est les gentils et qu’ils sont les méchants, mais rien dans ce monde ne fonctionne comme ça. Il y a les amis de l’argent, il y a les amis de la Terre, et il y a ceux qui bouffent aux deux râteliers, la grande armée des gens malheureux. J’leur en veux pas, ils sont pétris d’ignorance ou d’indifférence, élevés dans le culte de la soumission. Ne fais pas ci, ne fais pas ça. Les plus disciplinés sont creux comme des poupées russes. Les amis de l’argent ont des gens comme Cheryl. Ils sont nombreux et n’utilisent que très rarement la violence. Ils n’en ont guère besoin. Leurs armes ? L’argent, le confort, la promesse d’un lopin de terre ou d’un petit pavillon de banlieue. Un arsenal vachement plus efficace que la force brute. Les amis de la Terre ont aussi des alliés, comme mon frère. Mais ils disparaissent par dilution. Depuis la fin des années soixante-dix, leur engagement s’épuise. Quant à moi ? Je suis un pur, un des derniers, ce qui demande bien plus de discipline que ce que tu pourrais croire. Cette discipline qui te remplit au lieu de te vider. Je viens trop tard, t’as dix-sept ans et tu te débrouilles pas trop mal au lycée, tu ne pourras jamais être un pur, mais j’veux que tu me rejettes pour les bonnes raisons. C’est exactement ça. Aujourd’hui commence ton stage de rejet. Trois jours, direction Santa Monica, en Californie. Première leçon : Cheryl. »
Incrédule, j’ai regardé mon père, enfin celui qui m’avait élevé.
« Mais putain, c’est quoi c’t’histoire ? »
Il s’est décroché de son évier. J’ai cru que ça allait faire « plop », ou un bruit de ce genre. Mais non.
« Prépare tes affaires, fils. Comme il vient de le dire, Johnny t’emmène en Californie. Prends pas d’argent, prends rien avec des marques trop visibles. Et n’oublie pas, il est peut-être ton vrai père, mais c’est moi qui t’ai élevé. Alors quand il en aura fini avec toi, c’est ici que tu reviens, et dare-dare.
— J’veux pas dire, mais il a l’air complètement cramé ton frangin Geronimo. »
Les deux hommes ont souri. Mon père adoptif (pas trouvé de meilleure formule) a filé un petit coup de pied au cadavre de Cheryl.
« Je l’aimais bien la gamine, elle assurait au pieu, elle suçait comme si sa vie en dépendait, mais c’est sûr qu’une jeune blanca comme elle, sortant avec un Indien fauché comme moi, c’était pas normal. Va falloir que je change la moquette, fais chier. Allez, Leo, va préparer tes affaires. Johnny va t’apprendre beaucoup de choses. Des choses vraiment utiles. Son monde est mort, mais ce n’est pas pour ça que tu dois l’ignorer.
— Pas mort. À l’agonie, a murmuré Johnny. Il y a une différence. »
J’ai observé le cadavre de Cheryl une dernière fois, sans trop croire à ce que je voyais – putain de petite culotte bleue à dentelle ! –, et je suis allé dans ma chambre préparer mes affaires comme on me l’avait demandé. J’ai bourré mon sac de sport avec une semaine de vêtements, puis j’y ai glissé la bible de Tijuana, histoire de pouvoir me branler à la première occasion, preuve que j’ai jamais vraiment eu le sens des priorités.
Quand je suis revenu dans le salon, six mètres carrés de moquette et le cadavre de Cheryl avaient disparu, mon père adoptif aussi.
Johnny avait fini son joint. Attablé, il grignotait du pain frit accompagné d’un grand verre de lait. C’est alors que j’ai compris : il n’avait pas la vérole, mais on lui avait balancé quelque chose à la gueule, de l’acide ou un truc du même genre. Il avait l’œil gauche plus clair que l’autre et, au-dessus, le sourcil se résumait à un réseau de cicatrices crachant trois poils noirs trop longs. Il aurait foutu la pétoche à n’importe qui (un peu comme Ed Harris dans History of Violence), sauf que j’avais pas peur. Étrangement, je sentais qu’à aucun moment il ne m’avait menti et qu’il ne me ferait jamais de mal. J’avais déjà accepté notre parenté.
Est-ce que les liens du sang nous aveuglent ?
Johnny semblait solide, et si dense. Sauf quand il toussait, évidemment. Tout en lui m’impressionnait, même sa toux, sans doute parce qu’elle ne le faisait pas paraître fragile, mais plutôt condamné, lucide.
« T’as faim ? m’a-t-il demandé.
— Vous étiez vraiment obligé de la tuer ?
— C’est une très bonne question, gamin. Pose ton cul… »
J’ai obéi.
« Elle aurait pu tout faire foirer ou rien comprendre. J’ai préféré pas prendre de risque. Mais te trompe pas sur elle, elle était là pour moi, pas pour ton père.
— J’ai du mal à avaler ça, elle était pas très fute-fute…
— C’est comme ça qu’ils nous baisent, Leo. Ils ont l’air con, ils promettent de l’argent, du confort, et on se croit toujours plus malins qu’eux.
— Elle bossait pour qui ?
— Exxon, CalTex ou Naeg. »
Native American Energy Group. Ils exploitaient l’uranium dans le coin et la moitié des Sioux oglala les détestaient à cause du taux inhabituel de cancer chez les très jeunes enfants. L’autre moitié bénéficiait de leurs largesses.
Johnny m’a dévisagé et m’a demandé : « Tu sais ce qu’est la fracturation hydraulique ? »
J’ai fait signe que « non ».
« Qu’est-ce qui vous est arrivé au visage ?
— C’est ta mère qui m’a fait ça. Elle aussi j’ai été obligé de la tuer. Sauf qu’elle, il m’a fallu deux bonnes heures pour en venir à bout. J’ai jamais aimé personne autant que cette foutue salope. Une Blanche, j’ai été con de croire qu’elle pouvait comprendre et accepter ce que je suis. Elle n’avait pas grand-chose en commun avec Cheryl, elle était beaucoup plus intelligente, et déterminée au point de faire un enfant pour mieux m’amadouer. Même si tu n’as que la moitié de son intelligence, tu iras loin.
— Elle devait pas être si intelligente que ça, vu comme elle a fini, si ce que vous dites est vrai.
— Il n’y a qu’un domaine dans lequel j’suis vraiment doué, c’est celui-là. (Il a montré son couteau, mais en ayant l’air plus désolé que menaçant.) Ton sac est prêt ? »
J’ai fait « oui » de la tête.
« Et mon père ?
— Il est allé filer Cheryl aux coyotes, et brûler toutes ses affaires. Il l’a déjà fait une fois, il sait comment procéder. On sera loin quand il sera de retour.
— Et si j’veux pas venir avec vous ?
— C’est toi qui décides… Tu peux rester ici avec ton père, ou aller en Californie avec moi. »
Un silence.
« File-moi ton sac. Ouvre-le. »
Une fois de plus, j’ai obéi. Il a pris une cuiller en bois à long manche et a déplacé les vêtements. Il en a sorti deux : un T-shirt Ecko « Warriors come out to play » et un slip Calvin Klein. Il a rigolé en regardant la bible de Tijuana. Il a pris un drôle de bouquin dans la poche intérieure de sa veste. J’en avais déjà vu plusieurs de ce genre. Il s’agissait d’une édition pirate mexicaine d’American Psycho : des photocopies de mauvaise qualité, de la colle à bois et de l’adhésif industriel pour la reliure.
« Tu l’as lu ? »
J’ai fait « non » de la tête. Il a fourré le bouquin dans mon sac.
« Allez, on y va.
— C’était la leçon numéro deux, no logo ?
— Quelque chose comme ça. »
Leçons trois, quatre et cinq
(faire le plein, manger, trouver de la petite monnaie)
Quand je me suis réveillé dans la vieille Impala décapotable de Johnny la Vérole, j’ai d’abord été surpris de me trouver là. J’avais envie de pisser, une légère gerbe aussi – salive aigre et coton imbibé de rouille dans la bouche. J’ai craché avant de me repasser le film de la soirée : un mec que j’ai jamais vu poignarde à mort la copine de mon père, m’annonce qu’il est mon père (donc que mon père est mon oncle), avant de me proposer une virée en Californie, puis il utilise une cuiller en bois pour dégager mon T-shirt préféré et un slip Calvin Klein de mon sac de sport, et les remplace avantageusement par une édition pirate d’American Psycho.
Je me suis retourné pour voir s’il n’y avait pas un nain avec un téléphone portable assis sur la banquette arrière ou le corps de Cheryl, enroulé dans une bâche plastique. Mais rien de tout ça, juste mon sac, que Johnny n’avait pas voulu mettre dans le coffre, prétextant qu’il était déjà plein.
« Faut qu’je pisse. »
Johnny a arrêté l’Impala sur le bord de la route et m’a annoncé que nous avions dépassé Rawlins, dans le Wyoming.
« Encore mille miles à parcourir. »
Je m’étais jamais autant éloigné de la réserve. Et pour cause : je n’avais jamais quitté le Dakota du Sud avant ce jour.
La mort de Cheryl me faisait l’effet d’une illusion, d’un truc certes vrai mais flou, comme arrivé à un autre moi dans un univers parallèle.
« J’ai pas rêvé, vous l’avez vraiment tuée d’un coup de poignard en plein cœur ?
— Oui. Elle a pas souffert, si ça compte pour toi.
— Et ça fait quoi ?
— De tuer quelqu’un ? C’est toujours un échec… La caisse est presque à sec, faut qu’on s’en occupe.
— On est sur la 80, il y a forcément une station un peu plus loin. »
Johnny a ri.
« Une station ? Elle est bien bonne celle-là ! »
Il a quitté la route au premier restau pour routiers, a contourné l’établissement et s’est garé en 69 à côté d’un gros pick-up flambant neuf.
« Tu restes dans la bagnole. Tu bouges pas. Tu dis rien. Quoi qu’il arrive. »
Les mains dans des gants en daim, il a ouvert le coffre, cassé un truc sur le pick-up, puis a disparu entre les deux véhicules. Cinq minutes plus tard, nous repartions.
« Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Le plein. Je touche pas l’argent.
— Jamais ?
— Jamais.
— Et utiliser une carte de crédit ?
— Du crédit ? C’est pire que l’argent… T’as faim ? »
J’ai acquiescé.
Nous avons roulé trente miles de plus en direction de Rock Spring et nous nous sommes arrêtés dans un petit restau familial. Johnny a commandé des œufs et du bacon. J’ai fait pareil, et la serveuse nous a servi deux grands cafés.
« Comment on va payer ?
— Chut, mange. Quand t’as fini, tu vas aux toilettes, puis tu retournes à la voiture, sans me chercher du regard. Compris ? »
J’ai fait signe que « oui ». Johnny a retiré son bracelet d’argent incrusté de turquoises et l’a posé à côté de son assiette. Un bijou qui devait valoir dans les deux ou trois cents dollars.
« Ça fait cher le repas.
— Ne pense pas comme ça, pas quand t’es avec moi. »
En banlieue de Salt Lake City, nous nous sommes arrêtés devant un prêteur sur gages. Johnny a pris une petite sacoche en cuir dans le coffre. Elle contenait deux montres Omega, avec les factures, un collier en or, accompagné lui aussi de sa facture. À aucun moment le vieux n’a posé les doigts sur la marchandise.
La transaction était tellement clean que, paradoxalement, le prêteur sur gages est devenu soupçonneux.
« Je vous en donne mille. »
Je n’y connaissais pas grand-chose, mais je suis sûr qu’avec les factures ça en valait le triple.
« J’veux pas d’argent, a annoncé Johnny.
— Et vous voulez quoi ?
— Montrez-moi votre artisanat indien. »
Johnny a choisi deux bracelets, un collier, deux bagues. Il hésitait, ne touchait que les objets dont il semblait sûr.
« Ça ira ? »
Le prêteur sur gages était aux anges.
« Contre les deux Omega et le collier ? Sûr : si ça vous va, moi ça me va.
— Je voudrais la guitare en plus, ai-je dit en montrant une Stratocaster blanche qui avait vécu.
— J’suis pas un spécialiste, mais je crois que les cordes sont nazes et les micros sont morts.
— Ça se change.
— Vous avez l’étui ? a demandé Johnny.
— J’en ai un.
— Ça le fait, alors ? »
Le prêteur sur gages a recompté deux fois et a fini par faire « oui » de la tête. Tu échanges trois cents dollars de camelote contre trois mille et tu comptes deux fois ? T’es con comme un bidet, mec ! Les blancos sont nazes, c’est ahurissant, et après ils s’étonnent que le pays soit ruiné, et que la dette soit plus large que le cul de Jenny Cinq Dollars.
Je me suis assis à l’avant de l’Impala et j’ai commencé à pincer les cordes de la Stratocaster.
« Me touche pas avec, a dit Johnny.
— Ouais, ce serait con qu’on ait un accident.
— Mais non, crétin, c’est pas un objet pur.
— Et l’Impala ? »
Johnny a souri.
« Customisée. Revêtement cuir cousu main pour le volant, boule de levier de vitesse sculptée dans une chute de séquoia, tapis de sol en vachette. Housses de siège cousues main, tissage guatémaltèque artisanal. J’ai usiné les poignées de porte, le système d’ouverture du coffre, les valves des roues, la trappe pour l’essence. Le démarreur est manuel, suffit de tourner un quart de tour à gauche, un demi-tour à droite… souviens-t’en. Le coffre s’ouvre pareil.
— C’est la caisse la plus facile à voler au monde.
— Sans doute. Mais qui volerait une épave de ce genre ? L’autoradio ne lit que des K7 et même une baby-sitter mexicaine ne voudrait pas des housses de siège…
— Y’a toujours des petits cons motivés par une virée gratuite. »
Ça a fait rire Johnny. Il a démarré.
« Rien n’est jamais gratuit… On va éviter Las Vegas en passant par Ely et Tonopah…
— Comme tu veux, Pa.
— C’est la première fois que tu m’appelles comme ça. »
J’ai repensé à Cheryl. Morte. Sur la moquette. Culotte bleue à dentelle. Puis jetée quelque part, tel un tibia de bœuf offert aux coyotes. Culotte dans les flammes de l’oubli.
« C’est à cause de la guitare, je crois. Il y a tellement longtemps que j’en voulais une…
— Oui, c’est forcément ça. Mais n’oublie pas : je suis arrivé chez toi hier soir et le premier truc que j’ai fait, c’est planter la copine du mec qui t’a élevé.
— J’oublie pas. J’oublierai sans doute jamais. Tu regrettes ?
— Ce serait mentir, je ne la connaissais pas, et elle m’inspire encore aujourd’hui beaucoup de haine, et autant de mépris… Si c’est pas dommage d’avoir un joli petit cul comme ça et s’en servir pour mettre de la merde plein les yeux des gens. Mon frère est faible, il l’a toujours été, mais ça reste un brave type. Et lui ne me trahira jamais… On va dormir dans le désert cette nuit, on va se faire un feu, sortir des couvertures. Je vais cuisiner un truc pendant que tu plaqueras quelques accords. Il y a des armes de guerre dans le coffre, des grenades aussi. J’aimerais que tu n’y touches pas, si c’est pas trop demander.
— Et c’est pur ça, comme objets ?
— Non, faudra que je mette des gants, et ça sera pas pour les empreintes.
— Qu’est-ce qui se passe si tu touches un objet impur ? T’exploses ou un truc de ce genre ?
Johnny a ri.
« Il me faudrait alors une voie de la pureté, c’est un rituel qui dure au moins sept jours. Je n’ai pas sept jours devant moi…
— Qu’est-ce tu vas faire à Santa Monica, Pa ?
— Je vais te montrer l’océan Pacifique. Et, s’il te plaît, appelle-moi plutôt Johnny.»
Va pour Johnny.
J’ai commencé à jouer l’intro de Ghost Dance.
« I wanna go where the blind can see
I wanna go where the lame will walk
I wanna see the sick ones clean
where the deaf can hear and the silent talk
where are you going, to a ghostdance in the snow ?
where are all your warriors, I see they’re finally
coming home
I wanna go where the dead are raised
where the mountain lion lays down with the lamb
I wanna stand where god is praised
I wanna ride across the plains
to the promised land… »
— Très chouette chanson, Bill est un guitariste hors pair.
— Tu le connais ?
— Bien sûr. Quel bouffeur de pain frit ne connaît pas Bill Miller ? » a demandé Johnny en rigolant.
Il avait planté Cheryl, visiblement sans hésiter, et il se marrait tout le temps. Comment savoir quoi penser d’un mec comme ça ?
Sixième leçon
(un bivouac réussi)
Nous nous sommes arrêtés pour la nuit, quelque part au nord de la Vallée de la mort, loin de toute lumière artificielle. Seuls les feux de position des longs courriers nous rappelaient que nous étions au XXIe siècle.
Johnny a fait du feu. Il a enfilé ses gants, puis a pris une carabine dans le coffre de l’Impala. Une vieille 30-30 à levier. Il m’a fait un signe de la main et a disparu dans les proches collines, plongées dans une obscurité souveraine.
J’ai hésité à aller voir ce qu’il y avait d’autre dans le coffre. Des armes de guerre, des grenades, il avait dit… Mais j’ai préféré jouer de la guitare, jusqu’à ce que le froid et la fatigue commencent à me torturer le bout des doigts. Johnny avait parlé de couvertures, mais n’était pas allé jusqu’à les sortir du coffre.
La carabine a claqué une fois, dans la nuit. Assez proche, m’a-t-il semblé.
Un quart d’heure plus tard, Johnny était de retour avec une belle cuisse de biche, dépouillée. Il avait laissé le reste aux coyotes. Des caillots de sang noircissaient la chair, là où elle avait été découpée.
« Tu cuis la viande ? »
J’ai acquiescé et je m’y suis mis.
Plus facile à dire qu’à faire, au-dessus d’un feu de camp.
Cinq minutes plus tard, Johnny est revenu avec des couvertures. Il m’a observé en train de me battre avec ma cuisse de biche qui me semblait peser un kilo de plus chaque minute passée. L’os devenait brûlant. Tout en se marrant, Johnny a taillé des fourches dans les arbustes. Chacun en a pris une et a planté dessus une belle tranche de venaison.
« C’est vrai que tu m’apprends des trucs, mais ils servent à rien quand on a un four et un micro-onde sous la main.
— T’oublies la carte de crédit… Un jour, ton grand-père m’a emmené à la chasse. Il avait pris la carabine que je viens d’utiliser, c’était celle de son père. J’avais neuf ans. À l’époque, on vivait dans la réserve, dans une sorte de ranch construit à la main. Nous étions les Peaux-Rouges les plus riches du coin. Ton grand-père élevait des chevaux, des mustangs. Des Blancs venaient en acheter. Ils n’aimaient pas payer un prix juste parce que mon père était indien, mais ils finissaient toujours par payer le bon prix, à cause de la qualité des chevaux. Des bêtes robustes, difficiles à dresser. On est revenus bredouilles ce jour-là, mais c’était sans importance : j’avais passé une journée à cheval, dans la réserve, avec mon père. Le lendemain, il a pris le bus et je ne l’ai jamais revu, même pas étendu dans son cercueil. Il est tombé au Vietnam, quelque part où j’irai jamais. T’imagines un gamin de dix ans qui a toujours vécu dans la réserve, sans poste de télé, sans jamais vraiment écouter les émissions de radio, préférant la musique ? Et on lui dit que son père est mort au Vietnam, de l’autre côté de la Terre, à cause de la théorie des dominos ! Qu’est-ce que tu veux qu’il comprenne à ça ? Des soldats bien habillés sont venus, ils ont donné à ma mère un drapeau américain plié et un peu d’argent. C’était avant l’affaire Peltier. Ta grand-mère, que tu es allé voir à Rapid City, elle y connaissait rien en chevaux, c’est pas un reproche, c’est comme ça. Alors elle a vendu ce qu’elle a pu vendre, au prix qu’elle a pu en tirer et elle a placé à la banque l’argent que ça lui a rapporté. C’était assez d’argent pour vivre en dehors de la réserve, pour nous envoyer étudier à l’école privée, mon petit frère et moi. Je ne les ai pas suivis. J’avais onze ans et j’ai pris cette décision dingue, malgré la détermination de ma mère. J’ai disparu avec la carabine et je suis allé chez un lointain oncle, Obé, dont on disait que c’était la pire crapule de la famille. C’est sûr, c’était un pur. Obé m’a dit : « T’y arriveras jamais ! Retourne chez ta mère. Sois un bon garçon et va à l’école privée. » Je lui ai répondu : « J’y arriverai peut-être pas, mais une chose est sûre, je veux pas aller à l’école des Blancs qui ont tué mon père en l’envoyant au Vietnam. Je préfère posséder la carabine de mon grand-père, un couteau, et vivre comme un sauvage. » Il a souri : « Il fait parfois moins trente-cinq en hiver. » « Pas dans les grottes », je lui ai dit. « Elles sont pleines d’ours. Alors, va te falloir un bon couteau. » Il m’a appris à vivre comme un sauvage. C’est lui qui a fait le poignard que j’ai planté dans le cœur de Cheryl. Et puis, plus tard, c’est devenu important pour moi de savoir bien lire, bien écrire. Et j’y suis aussi parvenu. J’ai fait les deux. Mais ça ne peut durer qu’un temps. Arrive toujours un moment où il faut faire un choix. Accepter l’argent, accepter de toucher ces choses vraiment sales, ces billets, ces pièces. Ou oublier son frère, oublier sa mère, oublier l’argent. Et même oublier son père, pour mieux embrasser le monde ésotérique d’oncle Obé. J’étais déjà un initié, je suis alors devenu un pur. Ma première voie de la purification n’a duré que dix jours. C’est peu pour laver les péchés d’une vie, même courte.
— Et ma mère ?
— Elle était magnifique, Leo.
— Et tu l’as tuée ?
— C’était une indic avec une sacrée ardoise auprès du gouvernement, à une époque où ça chiait grave dans la réserve. Affaire Peltier, disparitions dans les Badlands, pots de vin autour des concessions d’uranium. Elle allait me vendre au FBI, troquer ma liberté contre de l’argent et une nouvelle identité. Elle s’est défendue ; elle s’était fabriqué une sorte d’aérosol de défense avec de la soude dedans. J’ai bien failli y rester. Il y a plein de choses qu’il faut que je te dise, mais il y en a une qui est plus importante que toutes les autres : tout ce que j’ai fait après la mort de ta mère, je l’ai toujours fait en pensant à toi. Tu as toujours été dans l’équation, d’une façon ou une autre. J’ai tué des gens, je ne le nie pas. Certains d’entre eux ne méritaient pas de mourir, ça aussi je ne le nie pas, mais ma cause reste juste.
— Si elle est si juste, pourquoi utiliser la violence ?
— Parce c’est la seule arme dont j’ai jamais disposé. Regarde l’Amérique… Qui écoute les Indiens à part deux ou trois hippies anachroniques, défoncés du matin au soir ? Comment expliquer aux gens qu’ils sont des puces qui veulent posséder par petits bouts le chien qui les trimballe ? Commence à couper le clébard en millions de petits bouts, tu peux être sûr qu’il crèvera avant la fin du partage. Personne ne nous a jamais écoutés… La biche est cuite.
— Tu vas aller jusqu’au bout de la violence, c’est ça que tu veux me montrer ? »
Johnny a hésité. Il a mordu dans sa viande, a essuyé ses lèvres luisantes de jus brûlant et a fini par dire : « Quelque chose comme ça. Il n’y a que ça qui marque les esprits.
— Je suis là pour essayer de t’en empêcher ?
— Tu ne m’en empêcheras pas, car tu n’essaieras pas. Tu m’accompagnes jusqu’à Santa Monica pour une autre raison.
— Laquelle ?
— Tu seras à la fois l’élève et le professeur de la dernière leçon. C’est tout ce que je peux te dire, et, déjà, je t’en ai trop dit. »
J’ai mal dormi cette nuit-là.
Cheryl, un coup de carabine, Johnny, le poignard à lame de pierre, mon grand-père mort au Vietnam, oncle Obé, des caillots noirs accrochés à de la chair animale grossièrement découpée, l’argent sale par essence, la voie de la pureté…
Tout ça s’était mélangé dans ma tête et je suis passé par des stades d’oppression, de tachycardie et de sueurs froides.
Au moment où j’allais m’endormir pour de bon, vaincu par l’épuisement, Johnny s’est réveillé en crachant ses poumons. Il essayait d’arrêter de tousser, mais n’y arrivait pas. Je me suis assis sur ma couverture et j’ai contemplé tout à tour l’aube et la souffrance de mon père, sans savoir quoi faire. Ça n’a pas duré plus de deux minutes, mais certaines minutes sont parfois longues comme une noyade.
Quand il s’est enfin arrêté de cracher du sang, je lui ai tendu un mouchoir en papier, mais il a préféré se passer du sable sur la bouche.
Il a ravivé le feu, fait du café à la turque, avant de mettre à réchauffer la biche cuite débarrassée de ses insectes. Trois revers de la main avaient suffi à dégager la vermine.
« On sera à Santa Monica bien avant la nuit.
— Oncle Obé, il est mort ? ai-je demandé.
— Non, il a dans les soixante-quinze ans. Ça lui fera plaisir de te voir, j’en suis sûr. Ton père saura où le trouver. »
J’ai dormi dans la voiture, la guitare contre moi, non pas serrée comme le corps d’une femme mais plutôt comme un doudou infect, raide de vieille salive.
Des heures plus tard, le soleil m’a incité à ouvrir les yeux ; il avait commencé à me cuire la moitié du visage. Une sécheresse anormale hantait ma bouche. La puanteur de l’air me brûlait la gorge. Ces trois sensations se combinaient en légère oppression, une main d’enfant qui vous repousse le cœur contre les côtes. J’ai frissonné, avant de m’étirer.
Garée sur le bas-côté de la route, l’Impala se trouvait au centre d’un paysage de désolation : une terre noire à perte de vue, hérissée de pompes à pétrole – celles, très cinématographiques, dont la partie sommitale, tournoyante, évoquent les mécanismes à roue des vieux trains à vapeur. Une terre gorgée d’or noir, d’huile, de cambouis, de poussière métallique. Une lande morte, stérile, juste coupée en deux par la route à quatre voies. Impeccable, toute neuve.
Un semi-remorque de quarante tonnes est passé en hurlant.
Johnny ne disait rien, se contentant de fumer son joint. Je ne savais pas quoi regarder, le paysage aussi sombre qu’une flaque de désespoir, ou mon vrai père, silencieux, partagé entre la colère (sa petite amie de toujours) et l’amusement (sa maîtresse du moment). J’ai inspiré l’air, mais ce n’était pas de l’air, plutôt une puanteur de cuve, de garage insalubre, quelque chose qu’on ne peut normalement pas sentir à ciel ouvert. Mélange de chaleur, d’âcreté et de pure malfaisance.
« Oildale, près de Bakersfield. C’est aussi ça, la Californie. Le mal a tant de noms, ici c’est CalTex ; ailleurs c’est Exxon, Texaco, BP, Shell, Areva…
— Tu les détestes ?
— Oui, mais c’est ma haine. Je ne te demande pas de la faire tienne.
— Et si c’était ce que je voulais ?
— Tout ce que je pourrais dire ou faire n’y changerait rien. Une haine comme ça, elle ne vient pas de l’extérieur, c’est un sentiment intime, une marée qui emporte tout sur son passage, ça n’a aucun rapport avec la volonté. La volonté est un outil, cette haine est une forme de puissance qui a besoin d’outils pour être maîtrisée. C’est quelque chose qu’on porte dans chacune de ses cellules, dans chacun des atomes qui les composent. Et si on arrive à conjuguer sa pureté avec cette haine, alors on peut devenir une sorte de fantôme, mais pas évanescent, au contraire, dense, toujours plus dense. Pas un fantôme, le mot est mal choisi, mais une sorte de cavalier de l’Apocalypse qui ne serait ni chrétien ni biblique, un ange amérindien. Un oiseau-tonnerre. Oui, un oiseau-tonnerre. »
Sur la route de Santa Monica, je n’ai pas tardé à m’endormir, tout en ayant l’impression que je puais le pétrole et l’huile de vidange, les noires chiasses du monde industriel. Même les machines produisent des excréments.
L’immobilité, comme une fin de chute dans un océan d’ouate, m’a éjecté d’une expérience en usine, onirique, particulièrement pénible. Des odeurs d’arbustes en fleurs, de sel et de gaz d’échappement avaient remplacé la poussière recuite du désert, la puanteur du pétrole et des lubrifiants. L’Impala stationnait moteur coupé devant les bureaux d’un motel de troisième catégorie, aux néons incomplets, sans doute cassés à coups de pierre. Une clé de chambre à la main, Johnny est remonté en voiture.
« J’ai pris la chambre pour deux nuits. Avec les chaînes pornos, au cas où tu te lasserais de ta BD.
— Comment t’as payé ?
— La patron me devait un service… qui vaut bien plus que deux nuits dans son motel à putes. C’est toi qui allais à Santa Monica, moi ma destination finale se trouve ailleurs. Mais pas loin.
— Ça va ? T’as l’air incroyablement heureux. Ce matin, tu crachais tes poumons, t’étais bon pour les urgences. À Oildale, tu bouillais de rage contenue.
— Les urgences ? Les ambulanciers auraient eu une sacrée surprise, j’dois maintenant peser dans les deux cents, deux cent cinquante kilos… Je touche au but, Leo, et ça me rend… je ne sais pas si on peut dire heureux. Plein, plutôt. Je suis si près du but maintenant, je le sens. C’est électrique, magnétique. J’ai l’impression que tout le rayonnement terrestre me traverse le corps, s’y emmagasine. Tu peux aller voir l’océan pendant que je sors nos affaires. Ici, c’est le Rising Sun Motel, tout le monde le connaît. Tu retrouveras facilement.
— L’océan. Il est où ?
— Tu n’as qu’à tendre l’oreille. »
Dernière leçon
Quand j’ai enfin émergé, vers neuf heures du mat’, Johnny avait disparu, mais l’Impala se trouvait toujours sur le parking du motel, le nez en direction de la sortie. C’est ainsi que se garent les criminels depuis la nuit des temps automobiles (on raconte que c’est John Dillinger qui a été le premier à y penser). Je me suis dit que le vieux était allé chercher à bouffer, qu’il devait essayer d’échanger un bracelet hopi contre deux hamburgers, deux cafés, deux parts de frites et des sachets de mayo.
Plutôt que de l’attendre, j’ai décidé d’aller faire un tour sur la plage.
J’ai laissé la clé de la chambre à l’accueil, en expliquant que mon oncle risquait de rentrer avant moi, ce qui a semblé surprendre le vieil hippie qui gérait le motel.
Je me promenais le long de la plage pour mater les filles qui jouaient au volley en bikini, promenaient leur chien ou faisaient du roller, je me remplissais le crâne de seins bondissant comme des petits oiseaux, de fesses parfaites, fermes, entre lesquelles j’aurais volontiers glissé ma queue pour la toute première fois, quand j’ai remarqué de l’agitation autour d’un camion à tacos.
Curieux, je me suis approché du véhicule graisseux qui puait la viande épicée et la vieille huile de friture. Des gens se pressaient pour regarder la minuscule télé noir et blanc du cuistot. D’autres s’éloignaient déjà, le smartphone à la main. Une voiture a pilé et un homme trop absorbé par ce qui se passait sur le minuscule écran de son iPhone a effectué un vol plané.
Comme il se relevait, visiblement indemne, j’ai repris ma marche vers la cantina mobile.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Un groupe, on sait pas encore combien ils sont, est en train d’attaquer la tour Exxon de Century City. C’est dingue, c’est à moins de cinq miles d’ici. Il y a eu des coups de feu, des explosions, les gens sortent en hurlant. Ils sont des centaines à travailler là-dedans.
— Johnny !
— Quoi ?
— Mon oncle… » Le mensonge m’est venu tout seul « … il travaille là-bas. Au nettoyage. »
Le cuistot s’est énervé contre ses clients :
« Hé hé ! Faites de la place au gamin. Faites de la place au gamin. Tu peux l’appeler sur son portable ?
— Il a horreur de ces trucs-là, il croit que ça vous donne le cancer du cerveau.
— T’as pas un numéro de poste ? »
J’ai haussé les épaules.
« T’as faim ? »
J’ai fait « oui » de la tête, puis j’ai ajouté, penaud : « J’ai pas d’argent. »
Le cuistot m’a souri. Pendant que je regardais FOX 11, il m’a cuisiné une assiette de tortillas avec des piments jalapeño, une tonne de cheddar, de la viande hachée supercuite et des oignons. Il m’a servi un mug de café, allongé d’un long trait de lait concentré.
Je suis resté une heure à regarder la petite télé, tout en picorant mes tortillas (chaudes, elles avaient été délicieuses ; en refroidissant, elles étaient devenues écœurantes). Soudain, un des hélicos qui tournaient autour de la tour Exxon a partiellement explosé avant de partir en vrille, filmé par au moins quinze chaînes de télé, locales et nationales.
« Putain ! a hurlé le cuistot en voyant les images du crash. Putain de merde ! »
Nous confirmons les images qui viennent d’être diffusées : un hélicoptère du LAPD vient d’être descendu par le ou les terroristes. Des ambulances se dirigent d’ores et déjà sur la zone.
Les hélicos des télés se sont éloignés de la tour. On ne voyait plus l’immeuble que de loin, si bien que quand l’homme est tombé, on n’a vu qu’un point noir chuter. Puis une sorte de flash lumineux.
Tout ça me rappelait toutes les images que j’avais vues du 11 septembre. Des gens avaient aussi sauté des deux tours en flammes. Les passants criaient : « Oh mon Dieu ! »
Les télés ont essayé de zoomer sur la chute de l’homme. De meilleures images, filmées du sol, ont commencé à arriver.
Évidemment, je l’ai tout de suite reconnu : Johnny, se jetant dans le vide, nu, les bras écartés.
Saut de l’ange.
Rien à voir avec le dernier acte, désespéré, d’un homme piégé par les flammes.
Le calme est en train de revenir à la tour Exxon. La fusillade semble avoir pris fin avec le suicide de l’unique tireur. Pour le moment, nul ne connaît l’identité de cet homme lourdement armé…
Je me suis levé, j’ai remercié le cuistot.
… le suspect serait un Amérindien de cinquante ans environ, dont l’identité reste pour le moment inconnue…
« Eh toi ! »
Je me suis fondu dans la foule qui arpentait la longue promenade de Santa Monica, puis je me suis mis à courir. Vite. Très vite.
J’ai regagné le motel une demi-heure environ après la mort de Johnny. Le gérant m’a vu et m’a fait signe de la main.
« Eh, fils, faut pas que tu moisisses ici. Johnny a laissé ça pour toi. »
L’homme m’a donné une boîte artisanale en cèdre.
J’ai récupéré mes affaires dans la chambre, me suis souvenu comment on ouvrait le coffre de l’Impala – un quart de tour à gauche, un demi-tour à droite. Johnny avait laissé la Winchester à levier de son père et une boîte de munitions. Il y avait aussi quelques vêtements, des couvertures, son matériel pour siphonner les réservoirs sans avoir à aspirer l’essence avec la bouche. Et son poignard. Celui qu’il avait planté dans le cœur de Cheryl. J’ai mis l’étui à guitare dans le coffre, mon sac, et j’ai posé la boîte en cèdre sur le siège passager, sans l’ouvrir.
Enfin, j’ai démarré l’Impala.
Dernière leçon
(Ici et maintenant)
L’image ?
Je relis la légende : « Century City. Tour Exxon. Quinzième étage. » Et je fais apparaître l’image.
On y voit des voitures chamboulées, repoussées le long d’une forme qui pourrait être celle d’un aigle aux ailes déployées. J’estime la taille de cette marque à quarante mètres sur dix. Les plantes ornementales qui se trouvaient là sont mortes, même les palmiers. Le macadam y est plus sombre. Au point d’impact, il n’y a rien : pas de corps, pas de marques faites à la craie ou avec des tronçons d’autocollant jaune, pas de sang. Juste du macadam assombri, comme passé au pochoir. Par quoi ? Des forces anciennes ? Des ions ? Un flash d’énergie ? Une décharge massive de rayonnement terrestre ?
Quelqu’un a forcément filmé toute la scène depuis le sol ; un jour on verra peut-être les images.
Et tout le monde s’accordera pour dire qu’elles sont truquées.
Je me demande à quoi ressemble un corps qui fait une chute de deux cent quarante mètres. J’imagine un homme qui tombe de deux étages : il s’est brisé la colonne vertébrale, il n’est pas mort, juste paralysé. Même la nuque tendue, il est obligé de regarder le sol devant lui, le goudron. C’est noir. C’est ce qui reste de sa vie, un ratage sans couleur. Au mieux un monde vu à hauteur de cafard.
J’enlève la carte SIM du téléphone, la plie sans arriver à la briser et la jette dans une poubelle.
Je regarde la pochette en daim sur laquelle Johnny a écrit quelque chose. Je la remets dans la boîte en cèdre, sans prêter attention aux mots. J’ai le temps.
Oui. C’est exactement ça : j’ai le temps.
C’est moi qui choisis le moment.
Dans un rêve, Johnny me dit : « Oublie ton père, oublie ta mère, oublie l’argent. »
Mon père m’attend dans son mobile home, il doit être en train de changer la moquette, en pestant, le haut de la raie des fesses bien visible au-dessus de la ligne de flottaison du pantalon ; mon vrai père est mort, aigle noir sur le goudron. Ailes déployées. Oiseau-tonnerre. Et je n’ai jamais connu ma mère. La traîtresse. La belle indic du FBI. Son point de vue me manquera toute ma vie.
Quant à l’argent ? Il n’y a que les anges qui peuvent s’en passer.
Je me penche sur la radio, à la recherche d’un morceau de rock enragé et je m’aperçois qu’ils n’écoutent que de la merde par ici.
« … vers neuf heures ce matin… tour Exxon… dont l’identité n’a pas été révélée… Christopher Foglio est mort. Depuis son arrivée à la direction d’Ex… »
Je farfouille dans le vide-poche, en extrais une K7 des Ramones. Il y a des albums des Dead Kennedys aussi. Trompe le monde des Pixies.
Trompe le monde.
Parfait.
Je mets tout ça sur le siège passager, à portée de main, à côté de la boîte en cèdre.
« Why do cupids and angels continually haunt their dreams like memories of another life… »
Plus de mille trois cents miles me séparent de chez moi. J’ai souvent conduit dans le désert, dans la réserve. La circulation de Los Angeles ne me fait pas peur. Rentrer à Pine Ridge ne me fait pas peur. Par contre, il faudra que je siphonne au moins trois réservoirs sur le chemin. En traversant les Rocheuses, je trouverai de l’eau potable et sans doute une antilope ou une biche à tirer.
À quoi ressemblerait ce pays si d’un seul coup, la moitié de sa population était obligée de survivre sans argent ?
Oublier l’argent, c’est se préparer à vivre sans argent, pas par choix, mais parce qu’on y sera peut-être obligé. C’est ça, Johnny, c’est ce que tu voulais me montrer, me faire comprendre ?
Et il y a ceux qui bouffent aux deux râteliers.
C’est toi qui as dit ça, le soir où tu as poignardé cette gourde de Cheryl.
Comme je ne pourrai jamais être un pur, comme je ne pourrai jamais me transformer en un aigle d’énergie, contrairement à toi, alors il faut que j’apprenne à vivre avec et aussi sans argent.
Vu l’époque qu’on vit, ça semble frappé au coin du bon sens.
Au revoir, Johnny la Vérole, Johnny Winchester, Johnny l’assassin, Johnny le Sioux oglala, Johnny GTA… T’auras été le plus merdique des pères, mais je te reconnais la lucidité de ne pas avoir essayé.
Les mots
(parce que le moment est venu)
Le PDG d’Exxon sera là. Si je peux, sur un mur blanc, j’écrirai « Fracturation hydraulique » avec son sang. Ensuite, je n’aurai que sept secondes pour devenir un aigle.
J.
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