Le soleil se répand par les baies vitrées de la passerelle. Il s’insinue, intolérable, sous le bouclier de mes lunettes noires. L’air bourdonne d’une chaleur âpre qui me révulse. Je ferme les yeux sous l’avalanche des souvenirs et un gouffre se creuse dans mon ventre.
Un I s’élève devant moi, suivi d’un L, d’un E, d’un S, d’un T, d’un I, C, I.
Je fixe l’édifice que j’ai construit pendant une éternité.
« Louise, je te présente le professeur Viviane Delatour. C’est la responsable de l’Unité psychopathologique de Satori-Éveil. »
Les mots que Ian a prononcés d’une voix douce font s’écrouler la perfection verticale de la litanie. Mes espoirs sombrent avec elle. C’est le quatrième établissement que nous visitons, en vain. Depuis que je suis de retour à Paris, pas une minute ne s’est écoulée sans que les ténèbres glacées du lac ne dévorent ma conscience. Nuit et jour, elles m’obsèdent, et je sais que la litanie ne saura m’empêcher de fuir très longtemps.
« Bonjour et bienvenue, mademoiselle Van-Than. »
Les angles du visage de Viviane Delatour se déforment en un sourire cubiste. Sa main se glisse sous la manche de mon tailleur et s’arrête, mygale de chair, juste au-dessus de mon poignet. Un frisson court sur ma nuque. La nausée me fait chanceler. Ian se précipite sur la praticienne et lui murmure quelques mots à l’oreille. Elle relâche lentement son emprise, comme à contrecœur.
« Suivez-moi, je vous prie. Mon bureau se trouve au deuxième étage. »
Là où se sont posés ses doigts moites, la peau me brûle. Je voudrais l’arracher avec mes ongles, avec mes dents, jusqu’à voir suinter le sang qui apaise.
ILESTICI
J’essaye de me concentrer sur les lettres qui scintillent devant moi, mais la migraine me bat les tempes. Je tremble de tout mon corps. Ian retire mes lunettes et cherche mon regard. Il finit par le trouver, à la dérive sur le carrelage blanc de la passerelle. L’avocat qui nous accompagne serre sa serviette contre lui, mal à l’aise. Son angoisse s’étend autour de lui, grise et rampante comme l’ombre de la mienne.
Inattendu, le chaos de mon reflet dans l’ascenseur me ferme les yeux. Mais je me force à les rouvrir, à fixer les traits mouvants qui, d’aussi loin que je me souvienne, échappent à ma perception. C’est un exercice que Ian m’oblige à faire depuis le jour de notre rencontre, il y a seize ans, deux mois, quatre jours, sept heures, vingt-deux minutes… Le temps s’arrête, mon cœur bat quarante-neuf fois et le flou se resserre. Je distingue les puits liquides où je me terre, l’orifice rouge qui délivre les mots qui blessent ou qui consolent, la masse sombre rassemblée en chignon sur ma nuque, domptée, inoffensive.
Les portes s’ouvrent et Ian me guide dans le couloir, faisant bien attention à ne pas me frôler. Ian. Le cadeau inestimable de mes tortionnaires involontaires. Le soulagement que j’ai éprouvé à l’annonce de leur mort me hante encore… Plus jamais, leur tendresse mortifère à mon égard. Plus jamais, leurs lèvres ventouses sur mes joues, sur mon front, leurs cheveux qui lacèrent mon visage comme autant de minuscules rasoirs. Plus jamais, leur amour insoutenable. Depuis ce matin, mes larmes coulent pour eux, irrépressibles. Ils m’ont emmenée loin de l’hôpital de jour, de l’autre côté de l’Océan, à Vancouver, là où une méthode révolutionnaire faisait des miracles sur les enfants atteints de troubles du développement. Avec mon thérapeute, Ian, embauché à plein temps, ils m’ont aidée à déchiffrer ce monde. Ils m’ont permis d’apprivoiser le Piège.
IAN
Les trois lettres dansent, parfaites, dans la lumière tamisée du bureau de Viviane Delatour. Mes gardiens avaient pris leurs dispositions. S’ils venaient à disparaître, Ian deviendrait mon tuteur partiel. Un document de neuf pages précise les modalités de la succession. La répartition des responsabilités légales est assortie de garde-fous dont l’exécuteur testamentaire nous a fait la liste exhaustive une semaine après que le Cessna 172 qui transportait Christine et Alexander Van-Than ne s’abîme au large de Vancouver. Ian, mon absolu. Il m’a suivie au-delà du 76e parallèle, où la toundra capitule sous la neige, où l’horizon se noie dans l’océan Arctique, où le soleil ennemi s’éteint six mois dans l’année. C’est lui qui a supervisé la construction de la maison sans fenêtres, qui attend que je refasse surface, sentinelle solitaire sur les rives du lac où je plonge toutes les nuits. Il a lancé des enquêteurs à la recherche de celui qui est resté prisonnier de son Piège et s’il ne me soutenait pas de sa présence discrète, j’aurais déjà quitté ce lieu qui m’empoisonne, cette pièce où je me disloque peu à peu, au fond d’un fauteuil recouvert de cuir fauve.
« L’Institut Satori-Éveil a ouvert ses portes il y a six ans. Nous accueillons les cas les plus graves, ceux qui sont en situation d’échec dans les autres établissements. Déficience mentale sévère, mutisme, retards psychomoteurs, violences, automutilation. Quand l’hôpital de jour Saint-Wenceslas a fermé – suite à de nombreux dysfonctionnements –, nous avons accepté de soigner un grand nombre de leurs patients. Certains d’entre eux ont subi des traumatismes importants. Nous tentons de les sortir de leur enfermement par le biais d’ateliers éducatifs et de soins qui agissent sur leur psychisme profond, leur moi aliéné, leur contenant-peau… »
Derrière la table en bois verni, la bouche de Viviane Delatour se déforme. Les phrases qu’elle prononce viennent s’enrouler dans mes cheveux. Elles défont mon chignon, sinuent le long de mes tempes et terminent fracassées contre mes tympans, avant de se dissoudre en moi. Quelques mots échappent à mon contrôle.
MENTALE
palpite tel un insecte gorgé de sang,
AUTOMUTILATION
lacère l’espace devant moi.
WENC
Mes pupilles se dilatent, mes lèvres s’entrouvrent, je vais crier. Vite, je fabrique un
que je place à la périphérie de mon regard, là où je sais que Ian se trouve.
L’avocat de Van-Than Ventures, le fond d’investissement dont je suis désormais la seule actionnaire, me jette un regard nerveux.
« Après la disparition tragique de ses parents, mademoiselle Van-Than a décidé de s’impliquer à plein temps dans la fondation Different Minds, l’œuvre à laquelle ils ont consacré leur vie.
— Je vous prie d’accepter mes condoléances, mademoiselle. »
Un silence inconfortable s’installe, avant que je ne parvienne à prononcer le merci qu’on attend de moi. Ian vient à ma rescousse.
« Nous souhaitons aller à la rencontre des patients et des soignants de l’Institut, avant de prendre une décision concernant le don que la Fondation envisage de faire. »
La pièce est plongée dans la pénombre. Les taches claires des blouses des soignants accrochent mon regard, mais je croise un miroir sur le mur derrière eux, et aussitôt mes yeux se détournent. Au fond de la salle, le sol s’incurve en une dépression qui déborde d’eau. Cette mare où gisent les patients semble sourdre des profondeurs, crevant le carrelage blanc pour se frayer un passage. L’étendue liquide palpite, ténébreuse comme les profondeurs du lac au bord duquel j’ai bâti ma forteresse de granit. J’avance vers la surface noire, polaire, glaciale.
Le F tourne sur un axe incliné et vient se stabiliser au-dessus des autres lettres.
Les murs s’effacent et c’est le cirque de glace de Resolute Bay qui s’élève autour de moi, la neige durcie que je foule de mes pieds nus, sous un ciel balafré de vert, si semblable à celui qui surplombe le monde d’où je viens. Ivre de froid, mon corps livide s’enfonce dans l’eau sombre, celle qui me donne la vie, celle qui me tuerait si Ian ne m’en sortait pas avant que ne s’écoulent treize minutes. Ces treize minutes au bout desquelles, s’il m’oubliait au fond du lac, la température de mon organisme chuterait en dessous de 32°C. Mes pupilles se contracteraient derrière mes paupières avant de se dilater sur l’abîme. Le cœur et le cerveau au ralenti s’arrêteraient de fonctionner, et je sombrerais dans un coma sans retour. Mais c’est une eau d’une tiédeur écœurante qui s’écoule entre mes doigts et je laisse échapper un cri bref, comme un aboiement, qui attire l’attention des blouses blanches.
« Louise, nous sommes à l’Institut. »
Les paroles de Ian démolissent l’échafaudage de mes pensées et j’ouvre les yeux. Je suis à genoux devant la mare. Un enfant recroquevillé dans un fauteuil roulant cogne avec douceur sa tête contre le mur. Un infirmier le soulève et l’immerge dans l’eau. Une femme aux cheveux gris rampe vers moi, d’un mouvement saccadé de crabe. Un frisson me parcourt toute entière. Mon protecteur déploie le bouclier de ses bras, le rempart fragile qui me protège du passé.
Nous avons été pris dans les Pièges il y a dix-neuf ans, treize jours, et vingt-trois minutes. Naufragés sans corps, aux abois. La vie s’éteignait dans l’organisme hurlant de Louise Van-Than lorsque je l’ai investi. Celui qui voyageait avec moi a eu moins de chance. Le nouveau-né qui l’a accueilli était en état de mort cérébrale. Les séquelles ont fait de son Piège un bastion presque infranchissable. L’homme envoyé par Ian s’est procuré les dossiers médicaux de la maternité. Il a obtenu le nom des enfants venus au monde le même jour que moi. L’un d’entre eux a été interné dans l’hôpital de jour d’où m’ont sortie mes gardiens, l’hôpital dont je n’ose prononcer le nom. Celui que je cherche n’a sans doute jamais rien vu d’autre que les murs aveugles des unités psychiatriques, il ne connait pas la splendeur glacée de Resolute Bay. Pas encore.
Je me redresse. Tout au fond de la salle, une silhouette oscille en rythme, accroupie dans la mare. J’avance vers lui, l’eau s’enroule autour de mes chevilles à chacun de mes pas. Il n’a pas plus de vingt ans. Son caleçon défraîchi tombe en plis sur ses hanches osseuses. Son corps est couvert de bleus, les cicatrices courent sur son crâne. Je relève son visage décharné. Je fouille aux confins de ses orbites. La mare s’étend autour de nous, l’eau noire se fait glace, la nuit boréale flamboie dans ses iris. Un chant s’élève dans l’espace entre nous deux. Une musique oubliée qui me fait fondre en larmes.
Il est ici.
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