L’ittaca est enfoncé dans le coin biscornu de la cellule 81C, comme s’il essayait de s’échapper en traversant les murs par osmose. Ses contours commencent à se dessécher, les collerettes charnues couleur soufre de sa membrane se ratatinent et se ternissent.
C’est peut-être fini, se dit le sergent Chip Holloway en le regardant à travers le treillage organique du judas. Cette pensée lui noue les tripes.
Ces derniers temps, il a eu des problèmes digestifs qu’il met sur le compte des crépitements ininterrompus des bulbombes en surface. Les impacts se répercutent dans tout le bâtiment, même ici, trois niveaux en dessous. On croit toujours qu’on va finir par s’y habituer, mais c’est faux.
Le Manuel Coopératif de Ressources et d’Informations n’aborde pas ce cas précis. Il conseille de laisser l’envoyé récupérer : une preuve de respect mutuel censée rétablir la confiance et, mieux encore, inspirer la gratitude. Mais le MCRI met également l’accent sur le fait qu’il est inutile de poursuivre la mission tant que l’envoyé est grièvement blessé.
La mort n’est pas un résultat idéal. Elle résulte souvent d’un manque évident de zèle.
Le couloir empeste l’urine. Mais pas à cause de l’ittaca, dont le corps anaérobie recycle sans arrêt les excrétions, réabsorbant les nutriments. Une vraie mine de bouffe à ciel ouvert. Il excrète de brusques pets de chlore par l’arrangement de tubes spongieux semblables à des tuyaux d’orgue en éventail sur sa face dorsale. Et ce n’est là qu’une des armes chimiques dont il faut se méfier dans son arsenal naturel, comme l’explique Le Manuel de la xénoguerre : « comprendre les formes de vie viables. »
On a pissé sur la porte. Chip devra en toucher un mot à l’Escadron K. Il sait bien que ce n’est que de la frustration, et que la camaraderie se manifeste parfois par de banals actes de vandalisme. Et pourtant… le Manuel Coopératif de Ressources et d’Informations n’indique pas la marche à suivre quand le respect envers l’autorité s’effiloche comme les collerettes déchirées du pied de gastéropode d’un ittaca.
Quand ils se sont installés dans la prison, chaque cellule était équipée de scanners médicaux ittacans, reliés à des écrans alimentés par des piles à bactéries, qui contrôlaient les fonctions vitales : rythme cardiaque, activité cérébrale, pointes des surrénales dans le système endocrinien – tout ce qui pouvait indiquer l’imminence d’un accès de violence chez un prisonnier. Les militaires les ont démontés d’entrée.
« Un risque pour la sécurité », avait indiqué le commandement.
Il n’avait jamais vu d’ordre formel.
« Voyons, Holloway. C’est bon pour le moral », avait argué le général Labuschagne quand il avait demandé s’il y en avait un.
Remettait-il sincèrement en cause le droit de ses hommes à faire un peu la fête ? Après tout ce qu’ils avaient traversé ? Ça le rendait tout de même mal à l’aise.
On gaspille du matériel, s’était-il dit.
Ils ont arraché les écrans des murs en braillant à tue-tête, puis empilé toute cette technologie ittacane dehors, dans la cour intérieure, au pied de la tour de guet (quand elle existait encore) avant d’y mettre le feu.
Il a plus ou moins fermé les yeux sur la distribution – peu discrète – d’alcool de foin frelaté aux réservistes. Après tout, le général avait peut-être raison. C’était une occasion spéciale. Mais il a tout de même gardé les hommes à l’œil pour s’assurer que personne n’abusait de ce guano distillé aux propriétés légèrement psychotropes. Et il s’est promis de découvrir ceux qui l’avaient fabriqué, histoire de leur en toucher un mot.
Et bien sûr, les choses ont mal tourné. La lueur du feu ou bien la musique, qui sait, ont rendu les insurgés fous furieux et entraîné un nouvel assaut des bulbombes. Chip a franchi les portes le dernier, traînant à sa suite le lieutenant de réserve Woyzeck qui, ivre, titubait malgré lui en l’injuriant pour qu’il le lâche.
« Trou du cul ! Connard ! Emmerdeur ! »
La chaleur d’une frappe lui a brûlé les sourcils, alors que le shrapnel et le pus venimeux de l’explosion attaquaient le béton-corail.
« Putain de kamis », a-t-il entendu, tandis qu’on claquait la porte derrière eux.
Il avait tenté de les dissuader d’utiliser un terme aussi irrespectueux pour les ittacas et les réservistes d’origine japonaise. Mais les bulbombes sont des kamikazes, qu’on le veuille ou non.
« Putain ! Quel coup de bol, Chip ! », s’est exclamé l’enseigne Tatum, omettant le « sergent » et même le « chef » – car Holloway encourageait ses hommes à l’appeler par son prénom. Avait-il bien entendu une pointe d’admiration, comme lâchée à contrecœur, dans la voix de Tatum ?
Une fois, Chip a trouvé une bulbombe intacte dans la cour intérieure. Dégonflée d’un côté, elle s’étouffait dans son propre sang à cause des éclats qui lui déchiraient les entrailles. Les bulbombes avalent tout rond des armes improvisées et gorgent leurs branchies de clous, de bouts de métaux et de fragments de corail, comme ces athlètes qui se bourrent de glucides avant un match. Des réservistes s’en servaient de ballon de football. Il les a dispersés en leur donnant un avertissement. Mais il n’a pu se résoudre à achever le bulbombe.
Il ne peut pas leur en vouloir. Les réservistes n’ont pas vraiment d’endroit où se divertir. La majeure partie du temps, ils tirent sur les rats, cibles faciles. Des rats qui n’en sont pas, d’ailleurs, mais qui y ressemblent. Des créatures sans poil, aussi grandes que des rottweilers, avec trop de pattes. Elles creusent les tombes peu profondes des anciens occupants des lieux puis traînent des morceaux de cadavres à qui elles arrachent, avec leurs petites dents, les membranes desséchées, pour briser les épines et atteindre la mœlle.
N’oublions pas que ce sont les ittacas qui ont commencé. Et que l’endroit n’a jamais été agréable.
À l’intérieur de la cellule, un spasme agite la membrane de l’ittaca et fait bruyamment s’entrechoquer ses épines contre son enveloppe. Un xylophone de pattes d’insectes. Il n’est pas encore mort, on dirait.
L’ittaca ne saigne pas exactement. Il exsude un liquide clair et visqueux, collant comme de la sève. La première fois, il a fallu quarante-huit minutes à Chip, et une bouteille entière de DétacheTout spécial armée (une seule goutte suffit pour enlever les taches de matières corporelles les plus coriaces !), pour ravoir son treillis. La troisième fois, il portait une housse mortuaire en aluminium en guise de poncho improvisé. Mais pas la deuxième.
Il l’avait noté dans son rapport hebdomadaire : une housse mortuaire. Chip prend soin de rendre compte de presque tout :
407 soldats réservistes (humains) en garnison à la base militaire de Strandford, auparavant appelée Prison satellite de Nyoka. (Affectation temporaire.) Répartis comme suit : 241 hommes, 113 femmes, 53 SNS (sexe non spécifié).
0 traducteurs indigènes. (7 ont été renvoyés pour divulgation d’informations.)
123 envoyés ittacans (vivants) détenus séparément dans 123 cellules.
4 envoyés ittacans (décédés) au labo-morgue.
18 envoyés bulbombes (décédés) au labo-morgue.
6 037 envoyés bulbombes (décédés) acheminés au crématorium central.
550 lance-roquettes TK-R. Dégâts sur le béton-corail : 0,2 %.
25 grenades perforantes MGL-900. Dégâts sur le béton-corail : 100 %.
200 fusils d’assaut multifonction MXR-63, plus pièces de rechange, plus 80 000 cartouches de calibre 45 mm.
50 000 cartouches de calibre 30 mm U-238, incendiaires, perforantes, plus 5 canons automatiques à cartouchière avec support. Garnis. Inutilisables (on ne pouvait pas savoir que les ittacas métabolisaient l’uranium).
263 268 tubes de glucides (valeur nutritionnelle recommandée par l’armée), l’équivalent de 213 jours de rations pour tout le régiment (qui est déjà là depuis 189 jours, contrevenant à la définition militaire d’« affectation temporaire »).
700 masques respirateurs à embouts larges pour d’éventuels visiteurs. Et il y a de nombreux visiteurs. Sans grades, ni plaques d’identité. S’ils ne portaient pas de masques (qu’ils mettent parfois à recharger), on pourrait les prendre pour des fantômes.
23 tentes portatives de décontamination. 12 recycleurs d’atmosphère au carbone ; dont 3 réservoirs à débordement et 250 sacs pour matériaux contaminés. 2 tentes non répertoriées.
24 boîtes de 12 plaques de crème topique de sulfadiazine d’argent 1 % pour le traitement des brûlures chimiques. 1 plaque a disparu. Pour lui, c’est la faute aux fantômes.
1 050 sacs contenant du matériel de premiers soins et des médicaments standards.
800 paquets contenant une solution saline plus un équipement de premiers secours. Toutes les dates d’expiration sont dépassées. « Les pansements ne se périment pas, l’aspirine non plus », a déclaré le général Labuschagne, quand il lui a fait part de ses inquiétudes.
499 housses mortuaires, surnommées « sacs à bidoche » ou « le moyen le plus rapide pour rentrer chez soi ».
Chip est arrivé ici grâce à d’excellentes recommandations. Dans les provinces, à la surface de la planète, il était officier de liaison culturel dans les villages ittacans.
« D’une importance stratégique, lui avait-on indiqué. Il faut gagner les cœurs et les esprits. »
C’était avant qu’ils ne se retrouvent dans la merde jusqu’au cou. Pardon. Avant que les relations avec la population indigène « ne se dégradent » et qu’il ne devienne nécessaire de prendre des « mesures drastiques ».
Il a appris les bases de cette langue à base de cliquetis et de gargouillis grâce à un module de traduction. Mais les diverses façons d’arranger les épines de l’enveloppe se sont révélées primordiales pour la maîtriser. Il avait du succès auprès des jeunes les plus prometteurs. Ils le suivaient partout lors de ses tournées, sautillant et cliquetant, manifestant un intérêt anthropologique. Il a encore un peu honte de les avoir considérés comme des asticots.
Ils ont fait exploser la tour de guet centrale.
« C’était une cible trop évidente », avait expliqué le commandement.
Ça n’a rien changé. Sur des ailes à hélice, les bulbombes ont continué à se jeter des balcons des monticules d’appartements entourant la prison et à tomber en tournoyant comme des samares d’érable, leurs branchies produisant un abominable crépitement. Le Big Bang n’a-t-il pas émis un bruit de parasites ?
Avant l’intensification du siège et leur retraite trois niveaux sous terre, Chip parcourait souvent les remparts en contemplant les appartements de béton-corail. Ceux-ci poussaient en spirales instables, suivant les marqueurs chimiques laissés par les architectes ittacans.
« Même leurs quartiers pauvres sont beaux », avait-il une fois confié au garde en faction devant la porte.
Ce dernier ne lui avait retourné qu’un regard vide.
Les réservistes trouvaient l’architecture ittacane déroutante. Un dédale de tunnels se croisant pour former des angles étranges. Ils finirent par aller dormir dans les cellules. À six par pièce. Pas vraiment recommandé par le protocole de l’armée… et pas très bon non plus pour la discipline. Les soldats se sont rapprochés. Ils ont fait des choses dans l’intimité de leur chambre, après avoir bourré les grilles des judas avec des t-shirts réglementaires. Des relations sexuelles non autorisées. Mais pas seulement.
« Quel est le problème ? Détendez-vous. On ne fait que souffler un peu. »
Tatum et les autres n’ont sûrement rien dit de tout ça. Ils se sont sans doute contentés de le dévisager avec leurs sourires de chimpanzés, toutes dents dehors, mâchoires crispées en signe de mépris.
Chip l’a signalé dans son rapport. Il note tout minutieusement. Il prend soin de s’exprimer dans un langage neutre. Il n’utilise jamais le terme « larve ».
Les membres de l’Escadron K (garde de nuit) ont été réprimandés pour leur comportement incorrect envers les prisonniers ittacans dans le bloc N° 3. Vous trouverez jointe à ce rapport une preuve, filmée par les membres impliqués.
Il efface ce dernier passage. Le réécrit. L’efface de nouveau. Ne laisse que « il existe des vidéos ». Mais il ne les joint pas. Il sait bien que c’est un risque pour leur sécurité. Il sait bien qu’il n’est plus qualifié pour décider de ce qui est opportun. C’est la guerre.
Il efface les vidéos, mais n’arrive pas à oublier les images. Ni la voix de Tatum – et son rire – lorsqu’il empruntait le couloir pour aller distribuer les rations :
« Hé, les larves ! Putains de larves ! Bouffez-moi ça, petites salopes ! Je vous emmerde, bordel ! »
Il ignore d’où sortent certains objets. Des choses qui n’étaient pas présentes sur les listes d’inventaire quand il a pris le commandement de la prison, mais qui sont mystérieusement apparues : tasers à baïonnettes, électrodes, scies-carbones à haute densité pour dépecer la viande, un gros morceau de béton-corail enroulé dans une taie d’oreiller.
Il y a des visiteurs. De temps en temps. Comme des fantômes. L’a-t-il déjà indiqué ? Il est quasiment sûr qu’ils sont du Renseignement Militaire. Mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’entrepreneurs privés. Des partenaires militaires intéressés par le développement de nouvelles technologies.
Les réservistes les appellent les « costards-cravates », plus à cause de leur comportement que de leur accoutrement. Ils portent des combinaisons de protection chimique moulantes, brillantes et très coûteuses. Ils n’ont ni papiers d’identité ni grades. Ils refusent de répondre quand on les interroge. Ses hommes devraient-ils aussi porter un équipement de protection ? Est-ce que ça a été validé par le commandement ? Pourquoi ne l’en a-t-on pas informé ? Où sont leurs autorisations ? Ont-ils des papiers d’identité à lui montrer ?
« C’est la loi du silence », lui explique une des costards-cravates en souriant derrière son respirateur comme si tout cela n’était qu’une vaste plaisanterie.
Puis elle l’emmène dans la cellule de l’ittaca. Deux jours après son rapport, qui n’a reçu aucune réponse. Officiellement.
« Il faut que vous compreniez », explique la costard-cravate. Mais le mot qui lui vient à l’esprit est « complice ».
« C’était qu’une blague, Chip », avait reconnu l’enseigne Tatum, irrité d’avoir été appelé dans la cellule qui lui servait de bureau.
Mais ce que Chip Holloway fait à l’ittaca dans la cellule 81C avec la costard-cravate n’en est pas une. Ni la première, ni la deuxième, ni la troisième fois.
Il espère que l’ittaca va bientôt crever. Il aimerait que les bulbombes parviennent à ouvrir une brèche à travers les trois niveaux souterrains et cette foutue lune pour les réduire en poussière. Mais ce qu’il souhaite par-dessus tout, c’est dormir, dormir, dormir. L’épuisement s’infiltre dans ses os comme de l’arthrite.
« Vous êtes prêt ? » demande la costard-cravate en apparaissant à ses côtés.
Elle ouvre le judas.
« On n’a plus beaucoup de temps, j’ai l’impression. Mieux vaut entretenir le feu du four crématoire, chéri. Oh, je vous ai apporté quelque chose. »
Elle fouille sur le côté de sa trousse à outils et lui tend un bout de bâche plastique plié.
« Des tenues de chirurgien. C’est mieux qu’une housse mortuaire bricolée », déclare-t-elle.
Elle glisse son porte-clefs à empreinte chimique dans la serrure. La porte s’ouvre. Dans un coin de la cellule, l’ittaca s’agite, ses épines claquent faiblement. Il ressemble à un tas de moutarde. (Une fondue savoyarde. Une chiasse vicelarde, entend-il chantonner l’enseigne Tatum dans sa tête.)
« Ne vous en faites pas », le rassure-t-elle en voyant son visage aux traits tirés et grisâtres qu’il ne reconnaît plus dans le miroir.
Comme si lui aussi commençait à se dessécher.
Elle s’agenouille et ouvre sa trousse à outils. Elle trie divers objets non répertoriés, en fredonnant un air agréable et entraînant qu’il a déjà entendu à la radio.
« Ne vous en faites pas, lui répète-t-elle, le dos tourné, en étalant des objets dentelés dotés d’électrodes et de pointes tordues et émoussées. On ne peut déshumaniser ce qui n’est pas humain. »
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