Le carton d’invitation évoque le Far West. Sur ses bords intérieurs, des fillettes de dessin animé portant des chapeaux de cowboy pourchassent un troupeau de poneys sauvages. Pas plus grands que les gamines, mais plus grassouillets qu’elles, les poneys chatoient comme des papillons. Tous ont une courte corne à bout rond et de petites ailes duveteuses. Au bas de la carte, ceux que les fillettes ont capturés gambadent dans un enclos. Elles ont attrapé un poney rose et blanc au lasso. Ses yeux et sa bouche sont tout ronds, pour exprimer sa surprise. Un point d’exclamation flotte au-dessus de sa tête.
Les petites filles lui tranchent la corne à l’aide de poignards recourbés. Déjà sectionnées, ses ailes sont allées rejoindre le tas qui jouxte l’enclos.
Toi et ton poney Sunny – « Sunny » est écrit à la main, en grosses lettres –, vous êtes invités à une fête de découpage avec les Autres Filles ! Si tu nous plais et que ton poney se comporte bien, tu pourras intégrer notre groupe !
« J’ai vraiment hâte de me faire des copains ! » s’exclame Sunny, qui lit la carte par-dessus l’épaule de Barbara, dans la cour de derrière. Le souffle parfumé à la rose de la ponette balaie les cheveux de la fillette. Elles sont devant l’écurie rose de Sunny.
« Tu as déjà choisi ce que tu veux garder ? »
Sunny se propulse dans les airs, décrit une boucle et plane, ses jambes repliées sous elle, et ses ailes minuscules semblent floues.
« Je veux absolument continuer à parler ! Voler, c’est super, mais parler c’est drôlement mieux ! »
Elle se pose sur l’herbe.
« Je ne comprends pas les poneys qui veulent garder leur corne ! Elle ne sert à rien, cette corne ! »
Ça se passe comme ça depuis que les poneys existent. Tous les poneys sont ailés. Tous les poneys ont une corne. Tous les poneys savent parler. Et tous les poneys vont un jour à une fête de découpage pendant laquelle ils renoncent à deux de leurs trois attributs. Les petites filles qui veulent s’attirer les faveurs des Autres Filles doivent s’y résigner. Barbara n’a jamais vu de poney qui aurait conservé sa corne ou ses ailes après cette fête.
La fillette voit les poneys des Autres Filles épier la classe par la fenêtre avant chaque récré. Parfois, ils se regroupent à l’arrêt de bus, à la sortie de l’école. Sous les boucles de leur crinière soyeuse, ils sont rose bonbon, bleu lavande ou jaune jonquille, et leurs queues balaient le sol en ondulant. Quand elles ne sont pas à l’école, au cours de violoncelle ou à la danse, quand elles ne jouent pas au football ou ne s’amusent pas entre elles, quand elles ne vont pas chez l’orthodontiste, les Autres Filles passent leurs journées avec leurs poneys.
La fête se déroule chez la Plus Populaire d’entre elles. Sa mère est pédiatre, son père cardiologue, et elle a une petite écurie. Des arbres gigantesques projettent leurs ombres sur l’herbe où les poneys s’adonnent à des jeux. Sunny s’approche d’eux, toute nerveuse. Les nez de velours de ses congénères silencieux effleurent sa corne et ses ailes, puis les poneys s’égaillent au petit trot vers la grange lilas en bas du pâturage, où une balle de foin leur été a éparpillée.
La Plus Populaire vient à la rencontre de Barbara, à la clôture.
« C’est ta ponette ? Starblossom est bien plus jolie ! » lui lance la fillette sans même un bonjour.
Barbara ne se laisse pas faire :
« Elle est super belle, ma ponette ! »
La fillette s’aperçoit qu’elle vient de faire une gaffe et, pour se rattraper, ajoute :
« Le tien est drôlement joli aussi… »
Et c’est vrai qu’il est joli, ce poney. Dans sa queue constellée d’étoiles scintillantes, il y a toutes les nuances du violet. Mais la queue d’un blanc crémeux de Sunny a des reflets de miel. Barbara sait bien que sa ponette est le plus beau poney de la Terre.
La Plus Populaire s’éloigne, en lui lançant par-dessus son épaule :
« Tu peux jouer à Rock Band dans le salon et quelques Filles traînent à l’étage et Maman a acheté des cookies et il y a du Coca Zero et de la Red Bull sans sucre et de la limonade sans sucre…
— Tu fais quoi, toi ? lui demande Barbara.
— Moi, je reste dehors », répond l’autre.
Barbara prend un Crystal sans sucre et trois biscuits aux céréales constellés de raisins, puis la suit. Les Autres Filles qui sont dehors s’amusent à la Wii Tennis en écoutant un iPod branché sur haut-parleurs, ou observent les poneys qui jouent à cache-cache, à qui est le plus joli ou à que le meilleur gagne. Elles sont toutes là, la Meilleure Copine et la Nulle, et Celle Que Tout Le Monde Aime Bien et toutes les autres. Barbara ne parle que quand elle s’en sent le droit.
Et voilà, c’est le moment. Les Autres Filles et leurs poneys silencieux encerclent Barbara et Sunny. Barbara se sent mal, tout à coup.
« Elle a choisi quoi ? » lui demande la Plus Populaire.
C’est Sunny qui répond, l’air effrayé : « Je préfère encore parler plutôt que voler ou encorner des choses.
— C’est ce que disent tous les poneys », affirme la Plus Populaire à Barbara. Elle lui tend un couteau recourbé muni d’une lame longue comme une main de femme.
« Moi ? gémit Barbara. Mais je croyais que quelqu’un d’autre le ferait… un adulte…
— Chacune le fait pour son poney. Moi, je l’ai fait pour Starblossom. »
En silence, Sunny déploie une aile.
Si la fillette coupait un vrai poney, l’effet ne serait pas le même. L’aile se détache facilement, en douceur, comme du plastique, et le sang a l’odeur de la barbe à papa qu’on trouve à la foire. Une marque ovale luisante apparaît, palpitante, comme si Barbara avait coupé un loukoum parfumé à la rose et apercevait le rose sous le sucre en poudre. C’est joli, se dit-elle, avant de vomir.
Sunny frissonne, les yeux fermés. Barbara coupe la seconde aile et la dépose près de la première.
La corne est plus dure, comme si la fillette s’attaquait aux sabots d’un vrai poney. Sa main glisse et elle coupe Sunny, faisant couler le sang barbe à papa. La corne tombe alors dans l’herbe, près des ailes.
Sunny tombe à genoux ; Barbara lâche le couteau et s’écroule à côté d’elle. Elle sanglote, prise de hoquets, puis se frotte le visage du dos de la main et lève les yeux vers le cercle des spectatrices.
Du bout du nez, Starblossom touche le poignard, puis son sabot lilas le pousse vers Barbara. « Et maintenant, la voix, intervient la Plus Populaire. Tu dois lui ôter la voix.
— Mais je lui ai déjà coupé les ailes et la corne ! Tu avais dit deux sur trois ! proteste Barbara en se jetant au cou de Sunny pour la protéger.
— Ouais, ça, c’est le Découpage. C’est ce que toi tu dois faire pour devenir l’Une des Nôtres. Mais les poneys choisissent leurs amis, eux aussi. Et il y aussi un prix à payer pour ça. »
Starblossom rejette en arrière sa crinière violette. Barbara aperçoit alors sa cicatrice, sous l’encolure, une cicatrice en forme de sourire. Tous ces poneys en ont une !
« Je n’veux pas ! » crie Barbara en les défiant toutes du regard. Elle pleure si fort que son visage est bientôt couvert de morve et de larmes ; et pourtant, elle sait qu’elle va le faire. Quand ses sanglots se tarissent, elle ramasse le poignard et se relève.
À côté d’elle, Sunny se redresse sur des pattes flageolantes. Elle paraît plus petite sans sa corne et ses ailes. Les paumes de Barbara sont moites, mais elle serre bien le poignard pour assurer sa prise.
« Non, dit soudain Sunny. Même pour ça, je refuse ! »
La ponette fait volte-face et part au galop vers la clôture, un galop aussi véloce et splendide que celui d’un vrai poney. Mais les autres sont plus nombreux, et ils sont plus gros, et Sunny n’a plus d’ailes pour voler ni de corne pour les combattre. Elle n’a pas le temps de franchir la barrière pour gagner les bois. Ils la terrassent, elle hurle et puis plus rien, sauf le martèlement des sabots qui s’élève au-dessus du petit groupe de poneys.
Tournées vers eux, les Autres Filles observent la scène sans bouger, impavides.
Les poneys rompent leur cercle et s’éloignent au trot. Sunny a disparu ; il ne reste d’elle qu’un nuage de sang barbe à papa et une boucle qui pâlit en tombant dans l’herbe, arrachée à l’éclatante crinière.
La Plus Populaire brise le silence :
« Qui veut des cookies ? » lance-t-elle aux autres avec une gaité forcée, d’une voix qui semble fragile, soudain. Les Autres Filles se ruent dans la maison en papotant d’un ton tout aussi emprunté. Elles commencent un jeu et se remettent à boire du Coca Zero.
D’un pas mal assuré, Barbara les suit dans le salon.
« Vous jouez à quoi ? bredouille-t-elle, hésitante.
— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? Tu n’es pas l’Une des Nôtres ! rugit la Meneuse, qui semble s’apercevoir de sa présence pour la première fois.
Les Autres Filles hochent la tête.
« Tu n’as pas de poney… »
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[…] Poneys – Kij Johnson Attirée et intriguée par son titre et sa présentation, j’ai lu rapidement cette nouvelle qui est absolument à ne pas lire aux petites filles avant de dormir! Avoir un poney, un rêve de petite fille réalisée dans cette histoire… jusqu’au jour où l’on reçoit le carton d’invitation à un « cérémonial »… À partir de là, le rêve vire au cauchemar mais c’est bien amené. Les personnages secondaires sont nommés par leur fonction/place dans la société ce qui m’a beaucoup plu car il permet une certaine identification à des gens que l’on connait/ a connu. Une histoire de choix, de différences et de poneys qui peut déranger. Accessoirement, cette nouvelle a reçu le prix Nebula en 2010 Je lirai d’autres nouvelles de cette auteur (dans le Nouvel angle de janvier, il y en a une, avec une interview ^^) qui me fait sortir des sentiers battus. […]