Vous savez de qui je parle.
On les voit les dimanches après-midi, dans des endroits comme Knoxville, au Tennessee, ou Flagstaff, en Arizona ; ils jouent au billard ou boivent une bière au bar, accoudés au comptoir, avant de repartir sous un soleil poussiéreux, dans leur camionnette ou sur leur moto. Certains ont des chiens. Certains de leurs chiens ont un bandana noué autour du cou. Certains d’entre eux, avant de partir, mettent une pièce dans le juke-box et dansent lentement avec les serveuses, la jolie et puis l’autre.
Ensuite, ils reprennent la route, dans leur pick-up ou sur leur moto, direction les montagnes ou le désert, jusqu’à la prochaine ville. Et l’une des deux serveuses, l’autre, la brunette un peu potelée, ressent une douleur aiguë à la poitrine. Comme cette crispation qui annonce une crise de panique.
« Les Beaux Garçons », expression à la fois technique et descriptive. Pensez à eux comme à une autre espèce, Pueri pulchri.
Pueri pulchri cor meum furati sunt. Les beaux garçons ont volé mon cœur.
Ils ressemblent aux mannequins des pubs pour cigarettes. Minces, musclés, comme s’ils travaillaient de leurs mains. Comme s’ils s’étaient rasés la veille. Comme s’ils venaient de chevaucher sur une piste, ou de creuser un fossé aux commandes d’une pelleteuse.
Ils sentent la lotion après-rasage et la fumée de cigarette.
Cette nuit-là, quand elle fera l’amour avec son petit ami, qui travaille à la station-service, l’autre serveuse va penser à lui.
Ils sortent ensemble depuis le lycée, elle et son copain.
Elle va s’imaginer qu’elle fait l’amour avec le Beau Garçon : l’odeur d’after-shave et de cigarette, la sensation de cette peau virile, douce et musclée sous ses doigts, le frottement de la barbe de plusieurs jours quand il l’embrasse. Elle va s’imaginer ce garçon qui la pénètre et elle va crier, et son petit ami va se féliciter d’être un aussi bon amant.
Ensuite, elle pleurera silencieusement en fixant les ténèbres, avant de s’endormir sur l’oreiller humide.
Quelques chiffres, pour vous aider à comprendre. Ils font entre 1 mètre 80 et 1 mètre 95 ; et ils pèsent entre 75 et 90 kilos. Ils sont de toutes origines, de toutes couleurs. Ils terminent souvent le lycée, mais rarement la fac. Sur les campus, ils disposent d’un accès presque illimité à ce dont ils ont besoin : des femmes fertiles. Mais ils restent rarement plus de deux semestres au même endroit.
Ils s’adonnent plus fréquemment que les mâles humains à des activités criminelles. Ils vendent de la drogue, cambriolent les magasins de spiritueux et les banques, mais ils violent rarement. Pour eux, le sexe est une question de survie. Ils doivent être sûrs que leur semence s’est bien implantée.
En général, ils ne travaillent pas plus de six mois d’affilée. On les voit sur les chantiers de construction, ou bien ils se font embaucher comme ouvriers agricoles, ou dans les boutiques de vidéos. Des boulots temporaires, uniquement.
Ils se marient peu, et ces unions se terminent inévitablement par un abandon ou un divorce. Ils ont la bougeotte.
Ils passent sans cesse à autre chose. Je pense que sur cette planète, leur durée de vie ne dépasse pas les sept ans. Et je n’ai jamais vu de Beau Garçon ayant atteint la trentaine.
Oscar Guest n’est pas son vrai nom.
Il avait toutes les caractéristiques de l’espèce : grand, peau brune, pommettes hautes ; un mélange d’ascendances mexicaine et amérindienne. Des cheveux noirs tirés en queue de cheval, des yeux tout aussi noirs, le genre de cils qui fait vendre romans d’amour et parfums. Il portait un T-shirt aux armes d’un groupe de rock et un jean délavé.
« Il paraît qu’on reçoit trois cents dollars pour participer à cette étude », nous a-t-il dit.
C’est beaucoup d’argent, en particulier si l’on considère la subvention que nous avons reçue. Mais nous choisissons très soigneusement les sujets de nos expériences. Ils doivent correspondre à certains critères physiques et esthétiques : des hommes uniquement, entre 1 mètre 80 et 1 mètre 95, pesant de 75 à 90 kilos, et plus attirants que la moyenne. Même ainsi, seuls 2 % de ceux que nous retenons s’avèrent être des Beaux Garçons.
J’ai su tout de suite qu’il était l’un d’eux. J’ai développé une sorte de sixième sens les concernant. Mais bien sûr, cette intuition, il faudrait la vérifier grâce à nos expériences.
Parfois, le Beau Garçon ne reprend pas immédiatement la route. Parfois, il reste un peu après la danse. Il trouve un job sur un chantier de construction et se met à sortir avec la jolie serveuse. Si elle insiste, il arrive même qu’ils se marient.
Quand il s’en va, elle est enceinte.
Pour ce que nous en savons, les Beaux Garçons s’accouplent et se reproduisent comme les mâles humains. Si l’on en croit certaines anecdotes, ce seraient des amants exceptionnels. Ces données n’ont pas encore été vérifiées, cependant. Nous préparons une demande de subvention pour étudier leur cycle de reproduction. Pour l’instant, nous en sommes encore à l’étape consistant à les identifier avec certitude et à convaincre la population qu’ils sont ici, parmi nous – une race extraterrestre…
Nous menons les tests standards sur tous nos sujets : prise de sang, analyse de la peau et des cheveux. Les Beaux Garçons sont physiologiquement identiques aux mâles humains, mais consomment plus fréquemment des drogues. Autre trait spécifique, ils présentent moins de tissu adipeux et davantage de masse musculaire maigre. J’en ai connu certains qui se nourrissaient exclusivement de chips et de bière. Ils n’ont pas besoin de suivre un régime quelconque ou de faire de l’exercice. Un métabolisme bien plus efficace que la moyenne, apparemment.
Voici ce qu’ingérait Oscar : des céréales au chocolat avec du lait, du jus d’orange obtenu à partir de concentré, des sandwiches au beurre de cacahuète et à la jelly, des restes de pizzas, des Oreos, de la bière.
Je n’en ai pas la preuve formelle, mais je suis persuadée que les Beaux Garçons doivent ingérer plus de glucides que les mâles humains. Une nuit, en entrant dans la cuisine, je l’ai vu debout, en boxer, devant le frigo ouvert ; il buvait du sirop d’érable au pichet.
Il est venu chez moi.
J’ai ouvert la porte et…
« Salut, docteur Leslie ! C’est moi, Oscar… Vous n’auriez pas autre chose à me faire faire pour l’étude ? Mon proprio vient de me foutre dehors et je n’ai pas de quoi louer une autre piaule…
— Pourquoi vous a-t-il foutu dehors ? »
Il était deux heures du matin. À la porte, en pyjama et peignoir, j’avais du mal à me retenir de bâiller.
« Une bagarre…
— Une bagarre ? Dans l’appartement, vous voulez dire ?
— Ouais. Avec le mur. »
Il m’a montré ses poings en sang. Je lui ai dit d’entrer et j’ai nettoyé ses articulations avant de les bander.
« Vous avez bu ?
— Oui, beaucoup », m’a-t-il répondu. Il avait l’air sobre, mais il sentait la bière. Les Beaux Garçons tolèrent bien mieux l’alcool que les humains… Une question de métabolisme, encore une fois.
« Vous pouvez passer le reste de la nuit sur le canapé. Demain, vous devrez vous trouver un nouvel appartement. »
Le matin, quand je me suis réveillée, ça sentait le pancake. Il était dans la cuisine et il réparait la porte-moustiquaire coincée depuis toujours.
« Bonjour, docteur Leslie ! Je vous ai fait des pancakes ! Comment ça se fait que vous n’ayez pas un homme qui puisse vous réparer cette porte, une belle femme comme vous ?
— Mon mari s’est aperçu qu’il préférait les étudiantes des dernières années.
— Sans blague ? Quel crétin ! Cette porte ne devrait plus vous poser de problèmes. Il y a d’autres trucs à réparer ici ? »
Les pancakes étaient empilés sur un plat, sur la table de la cuisine. Je me suis assise, je les ai arrosés de sirop et j’ai commencé à manger.
J’ai conçu un test qui nous permet d’identifier les Beaux Garçons avec une marge d’erreur de 2 %. Je crois qu’ils émettent un certain nombre de phéromones bien particulières qui attirent les femmes humaines. Par contre, je ne sais pas s’il s’agit d’un processus conscient.
Nous introduisons notre cobaye dans une pièce vide. Mon assistante de recherche, une étudiante blonde de bonne famille, entre dans la pièce et soumet le sujet à un questionnaire. Les questions en elles-mêmes n’ont aucun intérêt : Quelle est votre couleur préférée ? Si vous étiez un animal, lequel serait-ce ? (Un nombre statistiquement significatif de Beaux Garçons se voit en prédateur, loup ou puma, par exemple.) Dès qu’il a répondu à ces questions, nous informons le cobaye qu’il est retenu pour l’étude et nous lui offrons notre T-shirt officiel, en échange de la chemise qu’il a sur le dos. Nous prenons cette chemise et nous la mettons dans un sac en plastique stérile.
Plus tard, trois personnes reniflent la chemise et évaluent leur degré d’excitation sexuelle sur une échelle de 1 à 10. Les mâles humains n’obtiennent jamais plus de 5. Les Beaux Garçons obtiennent tous entre 7 et 9. Les trois personnes qui reniflent la chemise sont toujours des filles. J’ai découvert que les plus réceptives sont brunes, un peu enrobées et myopes. Ce sont elles qui réagissent le plus fortement aux molécules émises par les Beaux Garçons.
Pourquoi viennent-ils sur Terre ?
Pour la même raison qui motive tous les extraterrestres dans les vieux films de SF : Mars a besoin de femmes.
Où se trouve leur planète d’origine ? Je crois que même eux ne le savent pas.
Parfois, Oscar avait le regard perdu dans le vide, et je lui demandais :
« À quoi tu penses ? »
Et il répondait : « À un endroit où je jouais quand j’étais gamin. »
Ensuite, il ajoutait, en se tournant vers moi : « Hé, ça vous dirait un petit coup vite fait ? Qu’est-ce que vous en pensez ? »
C’était un amant exceptionnel. Est-ce un trait que partagent tous les Beaux Garçons ? Oscar est-il unique dans son genre ? Je l’ignore, évidemment. Parfois, je pense à lui, quand je suis seule la nuit. Sa peau brune et douce, presque dépourvue de poils, les muscles qui jouaient en dessous, ses yeux noirs plongés dans les miens… Il me souriait, embrassait le bout de mon nez. Il était toujours affectueux, comme un chiot. Un jour, il m’a offert des fleurs qu’il venait de voler dans le jardin botanique de la fac.
« Tu n’aurais pas dû, lui ai-je dit. Je suis sérieuse, tu sais.
— Je sais. Mais c’était marrant ! »
Un jour, il est arrivé et m’a dit : « Docteur Leslie, je dois partir. Mon père est malade, il vit à Tampa, et faut que j’aille m’occuper de lui… »
J’ai failli répliquer : « Tu n’as pas de père à Tampa. Tu t’es posé sur cette planète dans un vaisseau extraterrestre avec d’autres de ton espèce. À quel endroit, je n’en sais rien. »
« Donne-moi l’adresse de ton père, ai-je dit à la place. Je t’enverrai des livres. »
Il a gribouillé l’adresse en question sur un bout de papier.
Nous avons fait l’amour une dernière fois. Cela s’est passé comme toutes les autres fois : c’était intime, affectueux, efficace. Comme si un composé d’ado, de libertin du XVIIIe siècle et de robot me faisait l’amour. Ensuite, je lui ai donné cinq cents dollars et il est reparti dans son pick-up.
Une semaine plus tard, je n’ai pas eu mes règles. Je m’en suis voulu à un point… J’aurais dû faire plus attention ! D’un autre côté, mon thérapeute m’aurait expliqué qu’inconsciemment, j’ai souhaité que ça arrive.
J’ai trouvé un numéro de téléphone correspondant à l’adresse de Tampa. C’était celui d’un atelier de réparation de vélos et personne n’y avait jamais entendu parler d’Oscar Guest.
Notre étude comprend trois phases. La première, presque achevée, consiste à concevoir un test permettant d’identifier les Beaux Garçons. Ce test existe, avec une marge d’erreur de 2 %. Nous sommes en train de coucher nos résultats par écrit.
La deuxième phase, celle pour laquelle nous cherchons un financement, vise à étudier leur cycle de reproduction. Nous pensons que les Beaux Garçons appartiennent à une espèce qui ne donne naissance qu’à des mâles. Pour se reproduire, ils dépendent des femelles d’autres espèces. Afin de répandre leurs gènes et d’éviter les unions consanguines, ils quittent la planète sur laquelle ils sont nés et voyagent jusqu’à une autre planète, où ils se transforment en mâles particulièrement séduisants de l’espèce cible. Ils circulent sur toute la planète hôte, implantant un peu partout leur progéniture.
La troisième phase de nos recherches sera consacrée à la descendance qui naît de leur union avec les humaines. À quoi ressemblent leurs enfants ? Nous ignorons quand les Beaux Garçons ont commencé à débarquer sur Terre, mais il y a de fortes présomptions de leur présence dès le début du XXe siècle. Les Beaux Garçons ont probablement séduit des femmes pendant les deux guerres mondiales, en Corée, au Vietnam. Il y a certainement des descendants d’extraterrestres parmi nous. Nous devrions découvrir le plus de choses possible sur eux.
Je vais l’appeler Oscar Jr.
Je n’ai pas eu besoin de l’échographie pour savoir que c’était un garçon. Bien sûr que c’est un garçon.
À quoi va-t-il ressembler, mon Oscar ? Va-t-il jouer aux petites voitures ? Et regarder Scoubidou ? Et un jour, me demandera-t-il qui est son père ?
Nous ne savons pas ce que deviennent les enfants des Beaux Garçons. Si nous achevons la troisième phase de notre étude, nous comprendrons. Certains ont peut-être la même durée de vie que les mâles humains ; ou alors, ils répètent tous le cycle reproductif de leurs pères. Oscar va-t-il aller à la fac ? Va-t-il fonder une famille avec une jolie brunette et me donner des petits-enfants ?
Ou bien, après le lycée, quand nous nous serons disputés parce qu’il s’est remis à fumer du haschisch et quand il me dira qu’il a besoin de se trouver, agitant sous mon nez un exemplaire délabré de Sur la route, partira-t-il vers les montagnes, à la recherche du vaisseau spatial et de ses congénères ? Volera-t-il vers une autre planète, où il deviendra ce que les femmes veulent là-bas, vert, avec six bras et des branchies, comme une créature sortie tout droit d’un vieux film de SF ?
Je n’en sais rien. Je l’aimerais même avec six bras et des branchies, je crois.
Parfois, je pense à eux, aux Beaux Garçons, poussés à se reproduire comme les saumons sont poussés à frayer. Traversant tout le pays en pick-up, y tissant un énorme filet dont les nœuds sont des bars, des appartements pouilleux, des chambres de cité U. Et parce que je suis une scientifique, je me console en pensant à ce que nous enseigne la science : la vie est infiniment plus bizarre que ce que nous en percevons, et ses modèles dépassent notre compréhension. Mais elle nous relie aux étoiles et elle nous relie les uns aux autres, inextricablement. Comme un filet.
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