Lorsque Lenny Bruce revint d’entre les morts, il mesurait un mètre dix. Une taille honorable sur la planète Schmuk, suffisant largement à emballer les gonzesses. Mais pour l’instant, Lenny s’en foutait, car il était complètement rond. Une fâcheuse habitude ces derniers temps, la seule constante dans sa vie de chiotte qui lui avait coûté pas mal de contrats, de Baltimore à Detroit. Sauf que cette fois-ci, il était rond de l’extérieur. Et ça, c’était une sacrée nouveauté.
Lenny se redressa sur la table d’opération, une sorte de fantasme pour maître du monde ou obstétricien, et se contempla dans le gigantesque miroir qui couvrait un mur entier du laboratoire. Rond et parfaitement jaune, pire que la fois où il avait vomi durant le Saturday Show. Ce soir là, Sherman Hart l’avait lourdé de CBS à grands coups de lattes dans le train, tout en continuant de lorgner les nibards de sa femme. Honey “Hot” Bruce, née Marlow, fichue danseuse, celle-là, avec une paire de missiles intercontinentaux directement pointés sur la braguette de n’importe quel mec pouvant lui fourguer de la dope. Sacrée Honey, songea Bruce, je me demande où tu es à c’t’heure. Probablement en train de te faire ratisser le minou dans la prison pour femmes de Terminal Island. Quant à lui, avec sa bille de bowling hépatique, il devait se trouver dans la tête de Walt Disney, parfaitement cryogénisé.
Lenny sauta à bas du billard – comment l’appeler autrement ? – et partit en quête de clopes. Il venait de mettre la main sur sa veste en daim, soigneusement pliée et posée à plat sur un tabouret en aluminium, lorsque deux boules à pattes surgirent de nulle part et se matérialisèrent dans la pièce. Lenny connaissait ce vieux truc d’illusionniste pour l’avoir vu mille fois dans les boîtes minables où il cachetonnait, de Miami à Atlantic City. Il concentra son attention sur les nouveaux venus, qui semblaient lui sourire.
« Oh, monsieur Bruce, c’est vraiment un plaisir de vous accueillir ici !
– Pour ça oui, ma parole, un véritable honneur ! »
L’un d’eux, celui qui ressemblait à sa tante Meura moins le col en dentelle, lui brandit une pochette de disque sous le nez :
« Pourriez-vous me la dédicacer ? Pas sur la photo ! Plutôt au dos, sur vos textes. Ma femme serait tellement heureuse… »
Il s’agissait de l’enregistrement de ses sketchs les plus fameux. Un hit dans les charts, avant qu’il ne soit censuré.
« Bien sûr, ce n’est pas un original terrien, dit l’un des sphéroïdes en déformant son diamètre. Mais la copie est assez bonne. »
Lenny conserva son calme et entreprit de discuter :
« Bon, ça suffit les mecs. C’est Artie qui a monté ce coup-là ?
– Qui donc ?
– Artie Silver, mon agent. Je reconnais bien sa manière. Et puis enlevez-moi ce costume ridicule. »
Les deux ballons se concertèrent.
« Vous feriez mieux de vous asseoir, Leonard. »
Lenny prit place sur un fauteuil design qui ressemblait à un coquetier.
« En fait, hum, vous êtes mort.
– Et nous vous avons ressuscité.
– Comment ça ? »
La bille de gauche se trémoussa :
« Oh, très simplement ! Il nous a suffi de capter votre anima juste avant que vous ne décédiez.
– Nan, ce n’est pas ce que j’vous demande. Je veux simplement savoir comment j’ai claboté.
– Pleurésie, trois pneumothorax, et puis la drogue, Lenny.
– Tss, tss, une détestable habitude.
– Vous semblez tout savoir de moi, les gars », fit le comique comme s’il s’adressait à deux agents du gouvernement.
Ces derniers temps, il était devenu un habitué des assignations remises en main propre, à croire qu’il avait son rond de serviette au FBI.
« Oh, oui, et bien plus encore ! »
Les deux ballons se dilatèrent, comme si on leur avait carré de l’hélium dans le fion. Celui de droite ânonna d’une voix monocorde :
« Lenny Bruce, né Léonard Alfred Schneider, le 13 octobre 1925 à Mineola, État de New York. Fils de Sally Schneider. Arrête l’école à quatorze ans pour monter sur scène. Collectionne les bides jusqu’à ce que…
– Ouais, bon, on va pas se la jouer reconstitution façon Cecil B. DeMille. Qu’est-ce que vous me voulez ? »
Les deux boules parurent changer de couleur.
« Au plus fort de votre carrière, vous avez fait trembler les puissants. Madame Roosevelt, Kennedy et même Edgar Hoover, l’omnipotent patron du FBI, tous ont redouté vos bons mots.
– Jusqu’à menacer de fermeture les night-clubs qui vous engageaient.
– Nous avons besoin de votre talent, Lenny.
– Oui, pour sauver la galaxie. »
En soi, l’affaire était simple. Les Schmuks étaient attentifs aux éventuelles transmissions en provenance du cosmos, signes d’une intelligence étrangère. Un jour, ils avaient perçu les premiers symptômes de la menace. Des échanges à travers le vide de l’espace, diffusés d’un vaisseau à l’autre. Un essaim d’aéronefs fonçait dans leur direction, détruisant tout sur son passage. Le navire amiral commandant la flotte d’invasion avait finalement établi un contact direct avec la planète Shmuck. « Toute résistance est inutile face au peuple dreck » proclamait le communiqué. Ils devaient s’apprêter à disparaître, comme toutes les cultures se trouvant sur le chemin de l’agresseur. Sauf s’ils acceptaient le duel. Chaque civilisation rencontrée pouvait en effet avoir la vie sauve. Il suffisait pour cela de distraire l’empereur dreck. Un type franchement pas commode, à ce qu’il semblait, car pour l’heure aucune société n’avait remporté l’épreuve. Les Schmuks, dont Lenny Bruce était maintenant un membre éminent, se targuaient d’être drolatiques. Un véritable don. À les en croire, ils formaient la plus parfaite bande de boute-en-train à l’ouest de cette portion d’univers. Mais le signal envoyé par les Drecks leur avait ôté tout sens de l’humour. Jusqu’à ce qu’ils captent les sketchs de Lenny, portés par onde radio à travers le vide sidéral. L’espoir ressuscita en même temps que Lenny Bruce : il serait leur représentant. Lenny ferait rire l’empereur dreck et sauverait la planète.
Pour l’heure, le comique se trouvait dans une cafétéria en compagnie de ses hôtes. La serveuse avait pris leurs commandes et Lenny s’était surpris à reluquer le ballon atmosphérique monté sur talons hauts. Refoulant ses pensées salaces, Bernstein s’adressa aux deux Schmuks :
« No problemo, les gars, mais il faut quand même savoir que je me suis cogné pas mal de procès. Poursuivi pour possession de stupéfiants et obscénités verbales. Dans cinq États, au moins.
– Certes, Leonard. Mais dès lors que vous êtes mort et que vous vous trouvez à douze années lumière de la terre, cela ne devrait pas poser de difficulté.
– Si vous le dites. Alors comme ça, vous êtes des comiques ? »
L’une des boules à pattes se balança sur son tabouret :
« Nous avons effectivement quelques talents.
– Qu’attendez-vous pour me montrer ça ?
– Vraiment, vous croyez ?
– Allons, pas de fausse modestie, amigos. J’en meurs d’envie.
– Très bien. Mais nous n’avons pas répété. »
Dans un bel ensemble, les deux ballons roulèrent autour de la table, expulsant un long jet d’air. Puis, brusquement, ils s’étirèrent en couinant jusqu’à ressembler à des boudins, avant de se laisser retomber à plat sur le sol.
« Et voilà ! »
Lenny Bruce tira une cigarette de son paquet froissé et fit tourner la mollette du Zippo. Il inhala une longue bouffée et déclara :
« Ben les gars, y’a du boulot… »
Il était entouré de billes intelligentes, et dans l’impossibilité de manger chinois. Pire, Lenny devait se farcir des attractions imbitables, au beau milieu de ce qui semblait être un night-club, version schmuk. C’était sans espoir. Ils y passeraient tous, l’un après l’autre.
L’un de ses nouveaux compagnons rebondit vers lui :
« Que pensez-vous du numéro de voltige, là-haut, dans les filets ? C’est un classique de notre répertoire.
– Bien, très bien. Proposez-le aux Drecks, ils adoreront jouer au basket en dribblant avec vos cadavres. »
Avec la discrétion d’une lessiveuse industrielle, le sphéroïde aspira son cocktail :
« Leonard, je vous sens un peu tiède.
– On n’arrivera à rien, comme ça. Laissez-moi faire. »
Lenny Bruce bondit sur scène et vint se planter au centre du cercle lumineux :
« Mesdames, messieurs, et plus si affinités, voici Lenny Bruuuuce ! »
L’assistance dégaza d’aise.
« Vous savez pourquoi Edgar Hoover ne met pas de capotes ? Parce qu’il tient son calibre dans la main, pour se faire Bobby Kennedy ! »
Sifflements dubitatifs dans la salle. Avec cette espèce d’intuition acquise dans les cabarets de seconde zone, comme une seconde nature, Lenny comprit que quelque chose clochait. Il poursuivit tout de même, comme si de rien n’était :
« Et pourquoi Marilyn Monroe n’a-t-elle plus de boulot ? C’est sa faute, elle n’avait qu’à pas engloutir son dernier cachet ! »
Dans un chuintement gêné, les premières boules quittèrent les tables et prirent la direction du vestiaire.
« Quant à ce vieux Frank Sinatra, faudrait lui dire de ne plus tabasser les femmes, vu qu’il leur fait déjà battre le cœur ! »
Le club se vida de ses billes, comme une gigantesque machine à loterie. Lenny fit signe à la régie d’éteindre le projecteur.
Il avait sérieusement besoin d’un verre.
Un four, totalement mérité. L’arrogance d’un vétéran de la scène alors qu’il avait tout à apprendre. Au lieu de quoi, Lenny s’était contenté de leur fourguer ses vieilles blagues éculées comme on se refile un mauvais joint durant la pause, uniquement par habitude et sans en attendre d’effet. Pas un regard au public, rien à balancer de savoir comment pensent, baisent ou votent ces putains de boules. C’était là son erreur, et il ne la commettrait pas une seconde fois.
Échappant à la vigilance de ses gardiens, Lenny Bruce prit la direction de l’Académie des Sciences. On lui avait bien précisé que les représentants de différentes nations assisteraient au spectacle. En cas d’échec, les Drecks souhaitaient faire un exemple, une sorte de bande-annonce du grand show apocalyptique destinée aux ethnies membres de la Fédération Intergalactique. Leonard roula jusqu’en haut de la rampe menant à l’Académie dont le fronton orné de billes en marbre évoquait le Great Balls of Fire de Las Vegas. Ce qui n’était pas un excellent souvenir, les gérants de la boîte ayant lancé un contrat sur le comique après qu’il ait émis quelques sérieuses réserves quant à la sexualité de Dean Martin.
Assisté de l’appariteur, une vieille baudruche fripée qui lui rappelait sa mère – une chance qu’ils ne l’aient pas ressuscitée, celle-là ! – Lenny Bruce rassembla les informations. Cycle ternaire des pieuvres de Jonks, parthénogenèse de la limace babuli, éthique de l’adultère chez les lamantins voosaï. Et bien d’autres faits qu’il consigna dans le sac de billes qui lui tenait lieu de neurones. Lorsqu’il regagna l’extérieur, la nuit était tombée. Redressant le col de sa veste en daim retaillée façon super bowl, Lenny prit le métro, direction l’hôtel.
Il était prêt.
« Fais-moi rire, petit Schmuk. »
Lenny fixa l’empereur dreck assis au premier rang. Poil noir et luisant, vêtu de cuir et d’acier, dépassant d’une tête sa garde personnelle, il en imposait. Un peu comme le fils qu’aurait eu Lee Marvin d’une femelle grizzly. Pas besoin d’être sorti de West Point pour savoir qu’il fallait obéir à ses ordres. Lenny régla la hauteur de son micro et entama son numéro par la traditionnelle ouverture :
« Mesdames et messieurs, voici Lenny Bruuuuce ! »
Maigres applaudissements provenant des fauteuils d’ambassades. Ils cherchaient à l’encourager. Tous comptaient sur lui. Lenny s’adressa au régisseur :
« Pouvez-vous éclairer la salle ? Merci. »
Aveuglés par la lumière, les Drecks commencèrent à grogner.
« Mmm, pas de flics des mœurs ou des stups, ce soir, mais deux ou trois uniformes quand même. Tant pis, on va devoir faire avec. »
Du fond des coulisses, les Schmuks rebondissaient pour attirer son attention. Était-il devenu fou, cherchait-il à provoquer l’envahisseur ? Lenny leur adressa un clin d’œil et attaqua bille en tête :
« J’sais pas pour vous, mais moi j’me dégorgerai bien la valvule ! »
Le haut dignitaire schmuk manqua s’étrangler. Son épouse éclata en pleurs. Lenny ne marqua pas davantage l’effet et s’adressa à un couple de calmars :
« J’en vois deux qui vont pas tarder à se canuler la vartouille ! Mais on est pas sur Jonks mes mignons, faudrait voir à pas faire ça en public… »
Prise de tremblement, l’une des pieuvres enroula son tentacule autour du menu tandis que l’autre clabotait du bec.
« Encore que moi, pour c’que j’en dis… La belle limace collée près du bar, elle a pas l’droit de se schlifuler tranquille, p’têt’ ? Et vous aut’ là, les paons de Laar’s, de se chamarrer la breleuse, à l’abri peinard ? »
L’assistance était pétrifiée. Il les tenait, comme à la grande époque façon rolling hand spécialisé dans l’empalmage. Le comique bondit de scène et parcourut la salle.
« Non, non, attendez pas du vieux Lenny qu’il se la joue ligue de vertu. Pour ma part, granuler la moldiche ou s’astiquer les bragnouzes, c’est du pareil au même. À condition d’être consentant, bien sûr. Pour le reste, j’ai qu’une chose à vous dire : Peace and Love ! »
Roulements de tambour et cymbale.
Alors, dans un rugissement bestial, l’empereur dreck éclata de rire.
« Oui, oui, Lenny, vous nous avez sauvés la vie.
– Ainsi qu’à toutes les autres nations. L’empereur est extrêmement satisfait. Il tiendra sa parole.
– Ben alors, où est le problème ? »
Visiblement mal à l’aise, les Schmuks échangèrent un regard.
« C’est par rapport à votre numéro.
– Toutes ces choses, extrêmement gênantes. Les ambassades des planètes amies sont furieuses. »
Lenny Bruce hésita à allumer une cigarette. Il les économisait.
« Et donc ?
– Il va y avoir procès. »
Les boules se dandinaient d’un pied sur l’autre et semblaient hésiter. L’une d’elle finit pourtant par conclure :
« En fait, plusieurs. Quatorze cours de justice de la Fédération ont entamé des poursuites. Nous sommes désolés. »
New York contre Léonard Schneider, Californie contre Lenny Bruce, et maintenant tous ensemble contre Lenny Schmuk. Pas de doute, on ne se refait pas. Lenny considéra les ballons à pattes et décida qu’il se passerait d’avocat.
Il les roulerait lui-même.
■
Cette petite bluette est géniale !
A.C.de Haenne
Enfin une épitaphe digne du bonhomme… J’ai effleuré le problème dans une bio de Dylan et je dois admettre que je suis loin, loin derrière.Sincères félicitations.
Je découvre que schmuck désigne le prépuce en yiddish alors que le mot désigne le sexe féminin en langue anglaise (Brassens, après l’avoir brocardé lui édifia finalement « le blason »).
Merci de ces quelques conseils pour parler vulgairement et influencer ses congénères…
Et à part « Comique galactique », quelle est la production du sieur Mauméjean ?
Cordialement,
Lucky