Jean-Marc Agrati n’a jusqu’ici publié que des poèmes et des recueils de nouvelles. Son quatrième assemblage de textes courts, L’Apocalypse des homards, s’annonce comme un sommet de fantastique décalé, cinglant et formidablement écrit. Jean-Marc nous propose ici un avant-goût de ce recueil qui sortira le 30 novembre 2011 aux éditions Dystopia avec Le Punisseur, une petite merveille, sorte de Vol au-dessus d’un nid de coucou qui se serait fait sodomiser par Bronson, le héros du film de Nicolas Winding Refn.
Le punisseur
de Jean-Marc Agrati
La pierre, c’était ma drogue. Dès que les chaînes me donnaient du mou, j’allais à la fenêtre. Les blocs couleur crème coulaient dans mon œil et déjà j’étais nourri.
Ils allaient du laiteux jusqu’au beurre et je bondissais là-dessus. J’y allais en ligne, en diagonale. J’en scrutais l’usure, les strates, les volutes, la tache rousse ou verdâtre. Je savais que ma vie entière n’aurait pas suffi à rendre justice au moindre détail.
Puis j’arrivais aux toits, une ardoise pentue, presque tout le temps mouillée. Elle reflétait le ciel. Les nuages gris de l’automne roulaient sur elle une deuxième fois. Je ne m’attardais pas. Je retournais vite à la pierre, celle au-dessus des porches. Elle nous racontait des histoires à base de casques, de lances et de vaisseaux. Je pouvais rêver.
De là où j’étais, je n’arrivais pas à tout voir. Des détails m’échappaient. Ce qui semblait bondir sur le bateau, ça pouvait être une vague, ou une chevelure de femme, ou encore un poisson qui sort de l’eau. L’imaginaire travaillait, il est là pour ça.
En bas, pas d’arbre, ce n’était pas la peine. Le silex roux de la cour nous rappelait suffisamment la saison pétrifiée. Aux quatre coins, on avait des fines tours qui abritaient les escaliers. Les gamins montaient par là aux dortoirs et dans les salles de cours. Elles portaient chacune le nom d’une grande victoire. Elles étaient coiffées d’ogives d’ardoises et elles attendaient.
Les anciens avaient montré la direction. Il fallait décoller, c’est tout. S’extirper du pullulement horizontal et atteindre la masse critique de mathématiques, de physique et de philosophie. Embarquer le savoir, et peut-être qu’un jour…
« Tiens ! C’est pour toi ! »
Ah… Du boulot. Ça se passait comme ça. Le pion poussait le gamin dans ma cellule et il refermait la porte. Je les reconnaissais tout de suite, les chieurs. Et celui-là n’a pas fait exception. Je l’avais repéré mille fois en train de ne pas écouter ou de pousser sa blague alors que les rangs sont formés. Mais là, il faisait moins le malin. La petite joie sauvage et inconséquente l’avait abandonné. Il se collait au mur en chialant de peur et d’impuissance.
Il s’est réfugié dans le coin. J’ai avancé. Les murs crachaient les maillons de mes chaînes, un à un. Tant que ça ne bloquait pas, je pouvais continuer. J’ai tendu le bras, il n’y avait plus que quelques doigts.
Ça résistait. C’était peut-être qu’un avertissement. Il allait en être quitte pour une belle frayeur et il pourrait raconter ça à ses potes en rigolant. Mais non, les derniers maillons sont sortis. J’ai crocheté sa ceinture de l’index et je l’ai ramené.
Il se débattait, il gueulait. Je n’aimais pas trop quand ça bouge. Alors, je l’ai pris par les jambes, je l’ai retourné, et je l’ai claqué de tout son long sur le sol. Il avait encore quelques hoquets, mais il se tenait tranquille. J’ai déchiré son fond de culotte et je l’ai besogné. Des bras tendaient leurs portables par la trappe du repas. Ils n’en perdaient pas une miette. Il allait être blogué dans la seconde.
Et je vous jure qu’après, il fait moins le malin. Il marche sur le silex, comme sur des œufs, les yeux écarquillés, et il fait l’expérience d’un tout autre comportement. Il devient timide, et même, timide parmi les timides. Il a toujours un petit temps de retard quand on lui adresse la parole. Le temps que le frisson lui remonte du bas du dos jusqu’au sommet du crâne.
Eh oui, c’est comme ça. On n’a pas de temps à perdre avec les chieurs. Si t’es mauvais, tu patauges dans ta crasse, mais tu fais pas chier les autres, c’est tout.
Bien sûr, il y en avait pour penser que j’avais le mauvais rôle. Des esprits limités. Le genre de gars qui se promènent sur le pont, le nez en l’air, et qui n’ont aucune idée de ce qui se passe dans les machines. Ils adorent les tapis des aéroports, ça se déroule sous eux. Ils ne savent même pas que le bateau avance plus vite grâce à vous.
Ils s’imaginent qu’on peut trier les tâches, séparer le propre du pas propre… Mettre les tronches avenantes d’un côté et les gueules obscures de l’autre… Et après, ils distribuent leur estime… Avec générosité ou parcimonie, c’est selon… Ou ils te claquent carrément la porte du dégoût au nez.
Alors que non. Dans une nef pareille, on n’a pas à compartimenter l’orgueil. Machines, pont, ou salle secrète de la navigation, on est tous organiquement liés. On épouse un même destin, les frontières sont à un autre niveau. Ce n’est pas pour rien qu’on appelait le dehors, le Pékin. Un endroit improbable où personne ne voulait aller.
Et au lieu de se serrer les coudes, qu’est-ce qu’on faisait ? On cloisonnait, on méprisait. Une chimie dégoûtante qu’il fallait se manger tous les jours.
J’ai été à la fenêtre. Ça me calmait. La récré avait bousculé le silex. Je pouvais compter les bosses, sauter de l’une à l’autre. Revenir au minéral ou regarder les têtes penchées sur les cahiers. Parfois, un éclat de voix de prof rompait le silence, ou bien le pas d’un pion qui traverse la cour.
Ah ! La proviseure… Elle avait un pas rien qu’à elle. Je le reconnaissais à l’autre bout du couloir. Une femme d’une précision remarquable, rien ne traînait. Elle était l’horloge même du lycée. Dès qu’elle est rentrée, mes enrouleurs m’ont plaqué au mur.
Elle avait un tailleur rouge et des bas noirs. Une classe pas possible.
« Tu as fabriqué du fromage ?
— Oui, maîtresse. »
Elle a jeté son manteau entre mes jambes et elle a posé ses beaux genoux dessus. Les bas délicats n’allaient pas être abîmés. Elle a dégrafé ma braguette et elle a sorti mon vit. Elle a dégoupillé le serre-peau qui obturait le gland. Ça accélérait la fermentation. J’avais fabriqué du fromage en abondance. Elle l’a sucé avidement.
On pourrait croire à un dérèglement, mais non, bien au contraire. Ceux qui connaissent les rouages du monde sont aussi les profonds connaisseurs de la machine intime. Ils savent que ce sont les mêmes lois qui régissent l’Histoire, le cosmos, l’enchevêtrement des chairs et le flux du sang aux parois des veines. Parlez-en aux savants et aux dirigeants, et vous verrez. Ils ne perdent pas une occasion de scruter leur précieuse mécanique.
Puis elle a mis ses jambes autour de mes reins et elle s’est empalée. Un boutoir est sorti du mur pour me cogner les lombaires en cadence. Le va-et-vient s’imprimait jusque dans son ventre. Elle s’est concentrée sur sa jouissance rapide, une expiration et tout le lisse du visage, et elle a remis pied à terre. Le temps de l’oubli était réduit au minimum. Elle s’est vissée dans son tailleur et elle a dit :
« J’ai enfin coincé le P’tit Claude. Tu ne l’épargneras pas. »
Elle n’avait pas de souci à se faire. Ce n’était pas mon genre d’épargner. J’ai toujours plus ou moins cru que le simple fait de vivre en société méritait une punition. Elle a eu ce sourire plein d’énergie que j’aimais tant et son pas a claqué dans le couloir.
Et tout de suite, des subalternes se sont agrégés. Je les reconnaissais à leur démarche brouillonne. Ils piétinaient autour d’elle, ils lançaient leurs commentaires. Des chuchotements, des hypothèses foireuses… Ou au contraire, une phrase bien sentie, avec une assurance à écraser le monde entier… Les autres ponctuaient ça avec des rires convenus.
Et qu’est-ce qu’elle faisait ? Rien. Elle se décalait d’un pas vers l’avant et leurs phrases rentraient dans le mur. Elle n’en avait rien à foutre de leur comédie pitoyable. Elle possédait la langue, la vraie langue, la seule langue qui soit. Celle de la décision. Aussitôt prononcée, la phrase est vraie. La perfection colle aux cordes vocales et elle inonde tout l’établissement. Après, on ne respire plus un centimètre cube sans en sentir le goût.
Mais les gars voulaient se faire valoir… Lui arracher un sourire, la suivre… Des médiocres, le plus souvent. Ils n’avaient pas eu le talent de rajouter un théorème, alors ils grouillaient dans les couloirs. Ils se retrouvaient à l’apéro, après le boulot, et ils larguaient leurs phrases qui ne comptent pas. L’Histoire se retrouvait emballée puis pesée, et ils reprenaient du pâté pour éteindre leurs bouches.
La misère. Une envie de leur broyer les os brûlait dans mes muscles. J’ai été à la fenêtre. Encore une fois, il n’y avait que ça pour leur échapper.
La sonnerie a retenti. Les gamins ont rempli la cour. Une nouvelle donne, la vie enfin. La chance pour quelques-uns d’être autre chose que ces cons. J’en ai profité pour repérer le P’tit Claude. Une punition commandée par la proviseure, c’était rare. Il s’agissait de bien faire le boulot.
Et là, j’ai été surpris. Le P’tit Claude n’avait rien d’un chieur. Il se tenait dans son coin, avec un bouquin, et il levait le nez sans qu’on sache pourquoi. Ça pouvait être un caillou ou le ciel. Ce n’était pas qu’il n’aimait pas les autres, non, il les regardait même avec envie, mais dès qu’ils lui adressaient la parole, il redevenait ténébreux.
Un poète, à tous les coups. Il scrutait le silex et il comprenait qu’aucune étincelle n’allait sortir de là. Il serrait très fort ce secret dans son cœur et il se glissait dans ses draps glacés. Le dortoir était plus vaste qu’une église, il avait de l’espace pour faire rouler ses pensées.
Je me demandais bien ce que la proviseure lui voulait. Mais qui mieux qu’elle avait conscience du danger ? Du grain de sable qui peut tout enrayer ? Il fallait accepter ce mystère.
Et il est venu. On l’a poussé, comme on faisait avec les autres, sauf que lui, il ne pleurait pas. Il se tenait devant moi. Ses yeux m’ont transpercé. Mes os, mes chaînes, les murs et les enrouleurs qui m’y plaquaient, et toutes les histoires de casques, de lances, de vaisseaux et de chevelures qui sortent de l’eau, il voyait tout dans une transparence qui n’avait pas d’obstacle.
Et j’ai compris. Il était au-delà de son destin propre. Du coup, il n’avait plus peur. C’était sans doute ça que la proviseure voulait corriger.
Pour la première fois de ma vie, j’ai hésité. Un immense point d’interrogation s’est formé dans mon crâne. Tout est devenu flottant et intenable. Il fallait en finir le plus rapidement possible. Je me suis dirigé vers lui, j’ai arraché ses vêtements et…
… une fille ! Transgression ultime ! Le P’tit Claude avait camouflé son sexe pour pénétrer l’internat des garçons ! Voilà la chose terrible et inédite qu’avait découverte la proviseure !
Et là, tout est parti. Je me suis vidé d’un coup. J’ai aspergé son ventre, ses jambes, et j’ai poussé un hurlement comme ma poitrine n’en avait jamais poussé. Elle est restée droite et dure comme du cristal. Moi, je ne savais plus rien.
« Emmène-moi, elle a dit. »
Un idéalisme intact, la pureté. Mais une maigre perception de la réalité. J’ai secoué mes chaînes et je lui ai montré les murs.
« Mais pour toi, c’est rien ! Arrache ça ! »
Incroyable. Elle disait vrai. Un bon coup du bras suivi de l’épaule, et les enrouleurs ont troué le mur. Je n’aurais jamais cru que ce décor puisse se déchirer comme du carton-pâte.
« Vite ! »
Elle avait raison. Les petits voyeurs qui bloguaient l’événement avait rameuté tout le lycée. Je l’ai embarquée sur mon épaule et j’ai enfoncé la porte. J’ai fait mes bonds dans le couloir. Quand ils ne se poussaient pas, je leur tombais dessus et leurs os craquaient sous mes pieds.
Bien mieux qu’une récré, je leur ai offert une vraie panique. Une voie d’eau invincible, un rapt, une trouée qui emporte tout. Le silex a fait pour nous ses plus belles étincelles. J’ai juste eu le temps d’apercevoir l’immobilité rouge et glacée de la proviseure coincée dans sa vitre.
Dehors, j’y suis allé à fond. Je ne voyais plus rien, je nous ai vraiment perdus. La fine pierre était loin, on pouvait enfin se poser.
Et qu’est-ce qu’elle cachait, la fine pierre ? Des friches. De grandes barres fissurées, des moitiés de bâtiments, des grues et des carcasses rouillées que des enfants caillassaient. On pouvait voir l’inachevé et la destruction jusqu’à l’horizon. L’automne perpétuel avait toujours ses nuages gris. Avec la rouille, ça faisait un très beau paysage.
Les gamins ont arrêté leurs jeux. Ils nous ont fixés, leurs chiens aussi, et ils se sont dirigés vers nous. Ils avaient le regard de ceux qui aiment les punitions.
J’ai senti ses jambes frissonner dans mon dos.
« On part ?
— On les mate d’abord, j’ai dit. »
J’ai donné du mou à mes chaînes. Il m’en restait encore un peu au bout des bras.
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À paraître dans L’Apocalypse des homards, Éditions Dystopia, 30 novembre 2011
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Jean-Marc Agrati, 2011
par Jean-Marc Agrati
publié dans N° 05
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