1. Cette mort est le premier arbre de la forêt. Je me souviens encore de cette affirmation de Bashevis : lui-même s’est transformé en cadavre moins de trois semaines plus tard. C’était il y a plus de cent-vingt ans, mais ce souvenir est aussi net et douloureux qu’une plaie sur une peau à vif. […]
Le Premier Arbre
de Jean-Luc André d'Asciano
1.
Cette mort est le premier arbre de la forêt.
Je me souviens encore de cette affirmation de Bashevis : lui-même s’est transformé en cadavre moins de trois semaines plus tard. C’était il y a plus de cent-vingt ans, mais ce souvenir est aussi net et douloureux qu’une plaie sur une peau à vif.
À moins qu’il ne s’agisse d’un effet des pilules.
Je suis sur la terrasse. C’est le matin, le brouillard efface le monde. Des formes en surgissent, contours mouvants, comme en respirations. Puis je distingue la lisière de la forêt. Je suis sur la terrasse. Une machine ronronne à mes côtés. Le soleil se lève enfin, dissipant le blanc de la brume. Je contemple la forêt : des chênes immenses, plusieurs fois centenaires.
Je les ai vus grandir.
Entre la terrasse et la forêt, une clairière. C’est la machine qui l’entretient. Elle m’accompagne depuis longtemps, aussi j’ai de l’affection pour elle. J’attends sa mort avec impatience. Là-bas, entre les arbres, quelque chose bouge. De lent. De puissant.
Un cerf.
Un cerf au pelage blanc, à la ramure immense.
Il s’avance en silence. Droit vers moi. Il me regarde.
Ce n’est pas la première fois.
De ses oreilles partent de longs poils blancs, emmêlés, drus. J’y distingue des formes opaques – tiques, excroissances de chair, mutations. Je ne sais.
Il est beau.
Il s’arrête. Ses yeux sont noirs, immenses, froids et bienveillants. Ou plutôt, absolument non humains, donc bienveillants.
Ses bois luisent doucement. Une incandescence qui me conduit à cligner des paupières.
Moi qui suis humain et nullement bienveillant.
Je le mets en joue.
Mon fusil est efficace.
Le cerf me contemple, puis se lève sur ses pattes arrière. Le voilà dressé, démesuré, culminant avec ses bois à plus de trois mètres.
Il émet des sons gutturaux, très sourds. Je me dis qu’un arbre, s’il devait parler, parlerait ainsi.
Le cerf se remet sur ses quatre pattes, puis s’en va, me tournant le dos. Il me laisse seul.
Bien évidemment je ne tire pas, je pleure.
La forêt est immense, et les morts multitudes.
Les arbres ne parlent jamais.
2.
Je suis sur la terrasse. Le soleil est à son firmament. L’herbe de la clairière est brûlée. La machine ronronne à mes côtés. Elle m’accompagne depuis longtemps. Si j’ai de l’affection pour elle, j’attends sa mort avec impatience. Là-bas, entre les arbres, quelque chose bouge.
Le cerf blanc.
Le mouvement de ses pattes, la manière dont il pose ses sabots fendus sur le sol, tout cela est d’une élégance rare. Sa marche est une cérémonie. Il vient droit vers moi, s’arrête à mi-chemin, se dresse sur ses jambes arrière.
Mon fusil est efficace.
Je vise.
Je tire.
Rien ne se passe.
Le cerf redescend sur ses quatre pattes, me regarde en m’excluant, se retourne puis s’en va.
Je hurle. Je tire à nouveau, plusieurs fois. Toujours rien. Je jette le fusil, court dans la maison, ouvre l’armurerie. J’y trouve un lance-missiles. Retourne sur la terrasse. Sa mire infrarouge me permet de retrouver l’animal. Je presse la détente. Rien. Long hurlement de rage. La machine flotte à quelques mètres de moi, en attente. Je lui demande des explications.
Vous avez donné l’ordre de neutraliser définitivement les armes.
Quand…
Il y a 67 jours, neuf heures, six minutes…
J’annule cet ordre.
C’est un ordre prioritaire, non annulable. Vous vous êtes aussi adressé un message à vous-même avant de prendre une quantité non recommandée de pilules rouges. Le message est…
Je ramasse une cognée de bois et me dirige vers la machine. Je la frappe une première fois, puis une deuxième. Je la frappe sans cesse. Je la réduis en bouillie. Je cours dans la clairière en hurlant, agitant toujours la cognée de bois.
Je reprends mon calme.
Quelque part derrière moi, les entrailles de la maison pondent une nouvelle machine.
Pilules rouges.
Je lâche le manche de bois.
Retourne dans la bâtisse.
L’infirmerie. Les pilules. Les rouges pour oublier. Les vertes pour se rappeler. Et celles à rayures.
Je prends les vertes.
Je me déshabille entièrement. Sors nu de la maison. M’élance vers la forêt. Le sol me coupe la plante des pieds. Je gobe les pilules vertes. Je remonte jusqu’au conflit sino-africain.
La Quatrième Mondiale.
Le soleil africain est unique, jamais amical. La savane est ravagée par le feu, ici et là se devinent des véhicules carbonisés. Certains sont irradiés. Nous avançons avec calme. Moi je dirais avec délectation. J’aime la guerre. Les causes m’importent peu. J’y vends mon corps, et on me l’améliore. Les Chinois m’ont proposé un nouveau réseau de nerfs optiques. Les Africains en étaient encore aux squelettes renforcés à la poudre de titane. Derrière moi, un petit bataillon de Ze-Dong, des liquidateurs chinois.
Lors de la Troisième Mondiale, les Occidentaux ont inventé des bombes de différents formats destinées à neutraliser les réseaux électriques et informatiques. Bombes recouvrant le paysage de silicium, mini-explosions nucléaires provoquant des impulsions électromagnétiques, etc. Il s’agissait surtout d’effacer la mémoire des ordinateurs. Évidemment, après cette guerre-ci, les ordinateurs biologiques, avec ADN et agencements moléculaires se sont imposés. Plus rapides, plus économes en énergie, plus résistants en cas de conflit.
Sont alors apparues les bombes à mémoire. Des armes biologiques s’attaquant à la structure même des molécules utilisées pour ces nouvelles générations de machine, les rendant stupides. Rapidement, des applications destinées aux humains se sont développées. Certaines pour s’attaquer aux ennemis, d’autres pour nous améliorer. Nous avons toujours aimé les drogues.
Nous traversons la savane, chargés jusqu’aux yeux d’un cocktail transformant la moitié de mes hommes en marionnettes. Certains gémissent doucement, déjà en manque. Nous gagnons cette guerre, mais ce bataillon va probablement mourir lors de cette victoire.
Puis j’ai vu les fantômes.
Ils sortent de la forêt, troupeau dense, équivoque. Leur rythme est différent, asynchrone. Ils semblent courir, pourtant leur déplacement est lent. Leur peau est d’un gris phosphoré, translucide, comme s’il s’agissait de formes composées d’eau, une eau qui s’assemblerait en silhouettes insistantes et impossibles.
Des éléphants.
Les derniers ont disparu de la surface du globe au début de la Quatrième Mondiale.
Les éléphants d’Afrique bien sûr. Ceux d’Asie avaient été décimés trente ans plus tôt par une grippe dites du Caniche, qui avait liquidé la moitié des animaux du sous-continent asiatique. Nous avons éventré la terre, pollué ses océans, altéré son atmosphère et éradiqué la quasi-totalité des mammifères, sauvages ou non.
Des éléphants d’Afrique.
Ils venaient droit vers nous.
Ils n’émettaient aucun son. Le sol ne conservait aucune trace de leur passage.
Mais ils venaient vers nous.
Je me suis retourné pour observer mes hommes : eux aussi les voyaient.
Le troupeau m’a dépassé. L’un d’entre eux m’a littéralement traversé. Alors que j’étais immobile, je suis passé en lui. Chaque pore de ma peau a frémi, redressant poils et cheveux. De l’électricité a couru le long de mes nerfs. Un goût de rouille et de boue s’est mêlé à ma salive. La température de mon sang a baissé. Mais l’odeur était merveille. Une odeur d’océan et d’infini. Puis j’ai entendu les hurlements. J’ai regardé derrière moi : tous mes hommes étaient morts, tordus en des angles improbables. Cela me fit mal pour eux.
Mais moi j’étais l’océan.
Depuis je vois des fantômes.
Les fantômes des morts.
Les fantômes qui peuplent la terre en tant qu’espèce à part entière.
Les fantômes de ce qui n’a jamais été.
Car je suis le dernier homme.
Me voilà nu dans la forêt. L’effet de la pilule verte se dissipe. Je parle aux arbres, qui ne m’écoutent pas.
3.
Je suis sur la terrasse. La lune est ronde. L’herbe de la clairière est haute, elle ondoie, déploiement de vagues aux progressions géométriques, caresse d’un vent froid. Je suis debout, jambes écartées. Mon souffle est court, je bois à petite gorgée au goulot d’une gourde contenant je ne sais plus quel alcool de synthèse. La machine ronronne à mes côtés – j’en ai détruit beaucoup, je le sais, mais combien, je l’ignore. Plusieurs machines, un seul cerveau : elle n’est jamais que l’extension de la maison. Mais celle-ci dysfonctionne enfin. La maison agonise, j’observe cela avec curiosité. Là-bas, entre les arbres, les ténèbres. C’est là que je veux aller.
Je traverse la plaine, l’herbe monte jusqu’à ma taille. Je porte maintenant une combinaison noire, semi-intelligente donc chauffante, cicatrisante et, le cas échéant, bavarde. Un couteau de chasse est accroché à ma ceinture. Je n’ai plus que des armes blanches.
La machine reste sur la terrasse.
Je crois qu’elle a peur de la forêt.
Cela fait des heures que je marche. La forêt est de plus en plus dense, humide et noire. Parfois je regrette mon appareillage optique – je ne me souviens plus de ce qu’est une simple vue. Ce regret est vanité : en réalité, je ne me souviens plus de ce qu’est un simple corps.
Je croise différentes bestioles nocturnes. Je suis incapable de les identifier. Les mutations continuent. Les choses tendent vers d’autres choses.
Je rencontre une colonie d’octopodes.
Je les aime bien. Ce ne sont pas des mammifères. Je ne sais pas vers quoi ils vont évoluer, mais ils ne nous imiteront pas. Ils ont quitté l’eau il y a moins d’un siècle. Ceux qui vivent en colonie ressemblent à des singes-araignées. Les solitaires font plus de deux mètres de haut. Ils sont lents, dangereux peut-être, et ne vivent jamais loin des lacs, des marécages ou des rivages. Un jour, je défierai l’un d’entre eux.
Les mutations sont intimement liées à notre propre disparition.
J’arrive à la source. Elle suinte d’un amoncellement de rochers moussus et forme un étang étal et glacé. J’aime m’y plonger. Flotter doucement dans cette pénombre liquide. Je n’ai pied nulle part. Seule ma tête dépasse de l’eau.
J’attends les esprits.
Au bout d’une demi-heure, les esprits apparaissent. Ils semblent toujours sortir de l’eau. Ce sont de petites formes phosphorescentes, de la taille de mulots, quelques-uns de rats, qui se déplacent au-dessus de l’étang. Cela m’a pris un peu de temps avant d’admettre que ces choses impalpables, de la matière dont sont faits les fantômes, doivent être considérées comme vivantes. Elles chantent aussi. Une onde très douce qui s’accorde au clapotis de l’eau. Je commence à comprendre leur organisation, leur liturgie aussi. Je ne sais pas si elles sont mortelles.
Peu après ma rencontre avec les éléphants, les spectres animaliers ont commencé à envahir la terre. Ils apparaissaient toujours en groupe, toujours en des lieux de guerre. Des baleines bleues ont balayé la Flotte Royale des États Non Laïques. Plus étrange, un essaim géant d’abeilles a détruit la ville de San Francisco. Des lions aux corps semblables à des saphirs aux eaux changeantes ont effacé la population de Nairobi. Il s’agissait exclusivement d’espèces disparues depuis des décennies.
Il n’y avait aucun fantôme de grands singes – les grands singes avaient été préservés.
Si l’apparition des ombres a relancé les intégrismes, elle a aussi accéléré la mise en place d’un processus de paix. Peu à peu, les revenants ont cessé de nous importuner.
Mais c’est depuis que l’espèce humaine a été effacée de la surface de la terre que ces fantômes-ci, ces fantômes d’êtres qui n’ont jamais existé, sont apparus.
J’ai vu des formes spectrales semblables à des tamanoirs géants. D’autres qui me rappelaient de monstrueux hérons à six pattes. D’autres encore qui auraient pu se faire passer, tant par la taille que par la finesse de leur structure, pour des cristaux de neige.
Je reste une demi-heure dans l’eau. Les choses forment parfois comme une couronne autour de ma tête. Une fois hors de l’eau, la combinaison se débarrasse organiquement de toute humidité. Je m’en retourne vers la maison.
Je n’ai jamais croisé de revenants appartenant à l’espèce humaine.
Avec mon couteau, j’entaille les arbres jusqu’à ce que leur sève suinte.
4.
La machine est sur la terrasse. Elle me cherche. Je me cache dans les herbes hautes de la clairière. La machine s’est fait une carapace hérissée de pointes. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, j’ai ri. Enfin une surprise. La maison s’inquiète pour moi : elle n’est plus en mesure de produire d’autres machines, ma manie destructrice à leur encontre l’a donc conduite à en créer une plus résistante. Curieusement, celle-ci est aussi plus joueuse. Finalement, être mortelle la libère. Je bondis vers la boule carapaçonnée en agitant une hache capable de découper n’importe quel métal. La machine s’enfuit en zigzagant. Elle aurait pu deviner ma présence grâce à l’un de ses capteurs (chaleur, pulsation cardiaque, vision fractale…), j’apprécie qu’elle joue le jeu de la simple proie.
Peut-être aussi économise-t-elle son énergie.
Elle me sème.
Me voilà essoufflé sur la terrasse.
Si ma machine meurt, fera-t-elle fantôme ?
Ce serait une première.
J’ai la tête qui tourne.
Le souvenir fugace d’avoir pris une pilule rayée, puis de la poudre des rouges, pour oublier la prise de la rayée. Et créer des souvenirs parcellaires.
Vieux junkie, me dis-je avant de m’effondrer.
Des rires d’enfants. Un corps lové contre le mien. Chaleur de la peau. Des cheveux à l’odeur de dune. Le goût du sel sur la rondeur d’une épaule. Une main. Une main et une main minuscule. Une berceuse. Sa langue qui se fraie un chemin entre mes lèvres. Une femme donnant le sein. Des rires d’enfants et d’épouse mêlés.
Je suis debout sur la terrasse, en sueur. La machine ronronne à mes côtés. La hache a disparu. Mon corps produit des endorphines afin d’apaiser mon esprit. Je me souviens avoir fait trafiquer mon hypophyse lors du conflit dit des Cinq Suez. Mon cerveau peut produire de nombreuses drogues, mais aucune ne vaut les trois pilules. Un cliquetis sourd se fait entendre derrière moi. Je me retourne : le cerf blanc est là, debout sur ses pattes arrière. Sa ramure semble de feu tant elle scintille. Je tends la main. Touche son buste. Son poil est épais, rassurant autant que puant. Ce n’est pas un fantôme. Je souris. Il redescend sur ses quatre pattes puis s’en va, trottant. Il y a longtemps, j’étais un bon cavalier. Peut-on monter un cerf accédant à la posture verticale ?
Je m’endors. Un jour, il faudra que je mange quelque chose.
Je m’éveille. La machine a déposé un repas à côté de moi. J’avale le tout. Le soleil est haut. Je plisse les yeux. Une fumée au loin. En ligne droite. Venant du cœur de la forêt. Je penche la tête. J’entre dans l’armurerie pour récupérer deux couteaux que je porte en bandoulière dans mon dos. Auparavant, je me suis entièrement déshabillé. Je m’en vais dans la forêt, traquer ceux qui font du feu.
La machine reste au-dessus de la terrasse. Elle a peur de la forêt. Moi j’ai peur de la maison. Peur de dormir dans un lit.
La forêt est profonde. Je la traverse sans hésiter. Ceux qui font du feu ne peuvent pas être humains. Il n’en reste plus. Cette mort est le premier arbre de la forêt, disait Bashevis avant de se transformer en cadavre, trois semaines plus tard. Il a fondu. Littéralement. Sous mes yeux. Globalement, la majorité de la planète s’est consumée, une combustion intérieure dévorant les chairs en deux ou trois jours. Les plus chanceux ont fondu. Cela faisait une quinzaine d’années que la manipulation des codes génétiques avait dépassé son âge d’or. Nous pouvions presque tout faire. Créer de nouvelles espèces. Créer des programmes organiques destinés à créer de nouvelles espèces selon des modes volontairement anarchiques. Soigner l’ensemble des maladies. En engendrer de non soignables. Et bien évidemment faire muter tout ce qui existait déjà. Des papillons portaient sur leurs ailes des blasons publicitaires. Les champs arboraient des couleurs fantasques faisant office de marque déposée. Le monde était code, ADN et propriété privée. L’autre grande science en cours portait sur le développement des nanoparticules interventionnistes – régénération des cellules, robots biologiques d’une précision à jamais inégalée, création d’une soupe énergétique remplaçant avantageusement les énergies fossiles ou nucléaires… Puis tout cela s’est combiné hors des laboratoires. ADN et nanoparticules ont décidé d’une nouvelle direction pour les espèces. Des mutations sont apparues, tendant vers plus de complexité, plus d’intelligence.
Et les êtres humains se sont consumés. Ou ont fondu.
Nous sommes peu à avoir survécu.
Mais le feu ne peut être produit par des humains.
Ce sont des singes. De grands singes. Leur espèce avait failli disparaître, nous les avons d’abord protégés, puis clonés, multipliés, arrangés aussi. Des petits frères si puissants, ouvriers débonnaires, militaires habiles, peluches géantes. Ils ont survécu.
Je les trouve enfin. Une famille. Huit, dont deux enfants. Ils savent faire du feu. Ils savent faire des outils. Ils savent enterrer leurs morts. Ils savent reconnaître leur image. Ils savent rire. Ils savent pleurer. Mais cela n’en fait pas des humains.
Ce qui caractèrise l’espèce humaine, c’est l’art avec lequel je manie mes armes.
Je ne peux tolérer que des mammifères reprennent notre route.
Je saisis mes lames, bondis au milieu d’eux. Leur peau est comme l’écorce des arbres.
Une nuit, j’ai rêvé que je parlais au fantôme d’un arbre. Lui aussi refusait de me répondre.
5.
Je suis sur la terrasse, couvert de sang. Une grande partie est celui des singes. Il manque trois doigts à ma main gauche. J’ai une plaie béante sur le flanc. Mes genoux et mes coudes n’ont plus de peau – j’ai donc dû ramper pour revenir ici. Je m’allonge sur le dos, inspire, respire, me calme. Puis donne l’ordre à mon corps de se réparer. J’aurais pu le faire plus tôt, mais cela aurait manqué d’honneur. Ma température passe de 36° 8 à 41. Les nanoparticules se mettent à l’œuvre. Ma chair brûle en se régénérant. Mes doigts repoussent. J’ai atrocement faim. Cela va prendre plusieurs heures.
Des papillons phosphorescents se posent sur moi. Leurs ailes battent à l’envers. Je tente de les saisir de ma main valide. Je crois que je veux en manger. Ma main les traverse. Les fantômes d’insectes se déplacent en nuées qui n’ont nullement le goût des océans. Ils ont plutôt celui de la de terre et des cendres. J’aimerais me fondre en eux, en guise d’enterrement.
Ils me veillent toute la nuit.
Le point de départ de l’épidémie a été parfaitement identifié. Nous touchions à l’immortalité. Nous avions inventé un virus se composant de nanoparticules intelligentes capables de régénérer l’ADN des cellules. Les corps devaient s’autoréparer. Nous sommes cent cinquante à avoir servi de cobayes. Bashevis a tout de suite compris, lorsque l’un des scientifiques qui nous suivait est mort. Son corps s’est calciné en trois jours alors même qu’il était encore en vie. Un simple problème énergétique, a murmuré Bashevis. L’épidémie fut rapide. Nous avions été modifiés pour résister à ce virus. Les autres non.
Les hommes se sont consumés. Cela a pris moins d’une semaine. Sans prémices, sans cris, sans crise. Nous qui n’étions que bruits, sang et fureur, nous disparûmes en silence. L’espèce fut saisie d’effroi, puis effacée.
Ne restaient que les cent cinquante.
Un grand nombre de ceux-là ont fondu.
Je me souviens des rivages qui bordaient le centre. Le jour où Bashevis est mort, j’observais un troupeau de dauphins. Fantômes lustraux jouant dans les ressacs d’une mer couleur de vin. J’espérais encore que spectres et vivants cœxisteraient. J’espérais encore que les humains réapparaîtraient sous forme d’esprits imitant la forme de l’eau.
Lorsque j’ai compris qu’il n’en serait rien, j’ai traqué les survivants.
Je ne les ai pas tous tués. Uniquement les hommes. Une longue traque. Des morts intéressantes : il fallait aller plus vite que cette peste qui les reconstruisait. Une femme m’a demandé pourquoi eux, pourquoi pas elles.
Pour éviter que nous ne recommencions. Pour éviter que nous ne nous reproduisions.
Je pourrais coucher avec toi, m’a-t-elle dit. Nos années sont infinies. Tu pourrais éprouver la solitude, ou encore la folie, ou oublier. Et alors tu pourrais coucher avec moi, ou avec l’une des autres. Qu’importe, ai-je précisé. Je suis stérile. Volontairement. De telle manière que rien ne puisse me réparer, ai-je ajouté. Nous sommes presque immortels, mais l’espèce est close, ai-je conclu.
Il existe, via les satellites, un système de comptage. Ces dernières années, j’ai vu les derniers points représentant les humains disparaître. Deux d’entre eux sont même venus me demander de les annihiler. Maintenant je suis le dernier.
Ma main est intacte. J’ai faim. La machine m’apporte à manger. Je lui plante un couteau ensanglanté en pleine carapace. Elle s’enfuit en zigzagant. Je me souviens des deux enfants singes. Je me lève, vais jusqu’à la pharmacie, gobe deux pilules rouges.
Il y a soixante-dix ans de cela, j’ai planté en lisère de la forêt cent cinquante chênes. Leur ADN leur fait croire qu’ils ont deux cents ans. Ils sont très beaux. Je sais leur avoir donné un nom à chacun. J’ai oublié lequel. Sacrée pilule rouge. Il faudrait que j’en prenne une verte pour m’en rappeler. J’ai de l’eau sur mon visage.
6.
Le cerf est sur la terrasse. Il se tient droit. Il pleut à verse. L’eau coule le long de son poitrail, dessinant des marbrures sombres. J’ai peur. Retrouver ce sentiment me plaît. Je crois qu’il me cherche : il se déplace sous les trombes d’eau, lentement, regardant à gauche puis à droite. Il me trouve, m’observe longuement, puis parle comme parleraient les arbres. Je ne sais rien de ce qu’il me dit. Soudain, il redescend sur ses quatre pattes et s’enfuit au galop. Mon cœur bat la chamade.
La machine ressort des herbes de la clairière : elle devient sauvage, s’émancipant petit à petit de la maison. D’une certaine manière, je fais son éducation.
Il pleut depuis deux mois. De nouveaux cycles saisonniers s’installent. Hier, un troupeau d’échassiers fantômes, à six pattes, a traversé la clairière. Ils se déplaçaient en file indienne, s’arrêtant les uns après les autres devant moi. Je voyais le paysage comme troublé à travers leurs corps. Leurs visages, situés à l’extrémité de longs cous burlesques, semblaient humains. Certains portaient des masques qui, ai-je fini par comprendre, se composaient de visages assemblés. Des visages momifiés d’animaux qui furent vivants. D’êtres non-fantômes. La classification devient compliquée.
Je suis retourné au cœur de la forêt, là où se trouve l’étang étal. J’ai perdu depuis longtemps ma combinaison de survie (promenade champêtre sous pilule rouge). Qu’importe, mon corps sait ajuster sa température. Je me suis baigné quatre heures durant. Ce n’est qu’à la troisième heure que ceux que j’appelle maintenant les lémures se sont formés au-dessus de l’eau. Dorénavant, je suis capable d’entendre le rythme de leur mélodie. Parfois, j’essaie de chanter avec eux. Grande est leur tolérance. Doucement j’ai regagné le rivage, me suis allongé et les ai laissés se poser sur mon corps. Un temps, j’ai scintillé en leur compagnie.
Puis j’ai avalé des pilules rayées.
Leur effet est aléatoire : parfois il se manifeste de suite, parfois il faut attendre plusieurs heures, parfois il ne se manifeste jamais.
Les pilules rayées étaient difficiles à trouver. Elles permettaient de vivre des vies qui n’avaient jamais eu lieu. Elles créaient des souvenirs fictifs d’une densité et d’une réalité impérieuse, laissant celui qui les avait rêvés dans la certitude absolue de leur réalité. L’apparition des stigmates a bien sûr posé quelques problèmes. Avoir le souvenir d’une amputation qui, en soi n’était jamais arrivée, et se réveiller réellement avec une jambe en moins en a laissé plus d’un perplexe. Pour expliquer cela ont été invoquées la force de persuasion de la psyché humaine, notre transformation via la chimie en dieux auto-procréateurs, ou encore l’apparition, grâce aux drogues, d’une brèche conduisant à notre échange, molécule après molécule, avec d’autres nous-mêmes, issus de mondes parallèles.
Surtout, certains ont rêvé d’êtres qui n’existaient pas, et ceux-ci les attendaient à leur réveil. De chair et de sang, avec des souvenirs, des désirs, des projets, une âme sans doute, pour ceux qui croient aux âmes. Mais ces êtres ne vivaient au mieux que quelques heures, laissant néanmoins derrière eux des cadavres bien réels. Aucun théologien ne sut qualifier ce type de fantôme. Les pilules rayées furent interdites. Leur cote au marché noir devint merveille. J’en ai vendu beaucoup.
Maintenant je suis sur la berge d’un étang glacé, bercé par des fantômes minuscules et bienveillants.
J’attends.
J’espère pouvoir vivre une vie qui n’a pas été.
J’écoute les arbres, qui refusent de me parler.
J’aspire au souvenir des corps, des voix, des odeurs.
J’aspire à être avant, ailleurs et un autre plutôt qu’ici, maintenant et moi-même.
Moi qui n’ai fait que tuer, j’aimerais être ému par ce qui ne m’a jamais ému : des rires d’enfants, un corps lové contre le mien, la chaleur de la peau, des cheveux à l’odeur de dune, le goût du sel sur la rondeur d’une épaule, une main et une main minuscule, une berceuse, une langue qui se fraie un chemin entre mes lèvres, une femme donnant le sein, des rires d’enfants et d’épouse mêlés.
Je ferme les yeux.
Tant de fantôme, et pas un seul d’être humain.
J’aurais pu aimer un fantôme.
Ensemble, nous aurions eu des filles mystérieuses comme des orchidées, des garçons beaux comme des filles et leurs vies très longues auraient été des puits d’émotions vives. Ils auraient su parler aux morts et nous auraient bercés de leur chant.
Je suis le dernier des hommes.
par Jean-Luc André d'Asciano
publié dans N° 11
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