Toutes mes excuses à S. M. «Comment pouvait-on entrer en communication avec le futur ? C’était chose par nature impossible. Soit le futur ressemblait au présent, auquel cas il ne prêterait pas attention à ses propos ; dans le cas contraire, son dilemme n’aurait aucun sens.» George Orwell, 1984 Un. Le Musée […]
Le Musée du futur
de H.V. Chao
Toutes mes excuses à S. M.
«Comment pouvait-on entrer en communication avec le futur ? C’était chose par nature impossible. Soit le futur ressemblait au présent, auquel cas il ne prêterait pas attention à ses propos ; dans le cas contraire, son dilemme n’aurait aucun sens.»
George Orwell, 1984
Un.
Le Musée du Futur se situe dans un faubourg éloigné de la ville qui devait faire l’objet d’un aménagement urbain jamais réalisé. On peut s’y rendre par les bus 6 et 23A, direction nord, ou la déviation de la ligne de métro verte — il faut en ce cas descendre au terminus. La gare trône devant une vaste esplanade (on pourrait dire aussi qu’elle y est attablée) : son bureau, qu’elle domine, coiffée de sa massive horloge, telle une fonctionnaire de béton. Lorsque nous émergeons de la gare terminus, il nous semble avoir sous les yeux, tandis que le soleil commence à peine son ascension, un désert fabriqué par l’homme — seule note de gaieté contradictoire, un marchand de glace solitaire qu’abrite un parasol à rayures. Le musée est à dix minutes de marche.
Tandis que nous traversons cette banlieue concentrique, faite de villas cubistes, l’impression qui nous taraude est celle d’une monotonie artificielle, imposée à une stupéfiante échelle — tentative de transcendance du présent à force de planification. Et cependant, vu des airs, le quartier pourrait sembler revêtir la piteuse apparence d’une toile d’araignée en lambeaux, au sein duquel on distinguerait encore la structure rayonnante, plusieurs fois rompue cependant : là par une maison qui s’écroule, ici par un trou béant par-dessus lequel personne n’a jamais rien construit, tandis qu’alentour des rues inachevées se tarissent en des monceaux de gravier bordés de bosquets imprévus. Elle est finie, l’époque des expériences débordantes. Une haie hirsute nous tend ses branches folles comme pour nous accueillir ; un buste de marbre repose dans les mauvaises herbes près d’une tondeuse inutilisable.
Le musée lui-même a gardé son imposante stature ; la douce déréliction qui semble l’affecter n’ôte pas grand chose à sa colossale échelle. Difficile de dire, au vu de ce béton moucheté, si la façade a perdu son revêtement ou si elle attend encore d’être ravalée. À notre gauche, le long bassin ne contient que feuilles mortes ; ses parois de ciment éraflé sont d’un bleu pâle qui semble se souvenir des cieux que les eaux disparues réfléchissaient jadis. Des pissenlits poussent entre les dalles. Notre appétit de futur commence par une déception.
Deux.
Un gigantesque sablier occupe l’atrium du musée. Le futur, cette immense masse de sable, fuit vers le passé de ses grains rapides, via l’aveuglant couloir du présent. Le sablier n’est jamais retourné : par un geste qui suggère l’infini, son globe supérieur reste mystérieusement plein. Nous nous sommes souvent demandés pourquoi le musée avait choisi une technique aussi anachronique — d’aucuns cependant la jugeront intemporelle — pour accueillir ses visiteurs. En vérité, le mécanisme secret doit être assez simple, de l’espèce de ces robinets qui, suspendus dans les airs, coulent à fort jet, dissimulant à peine le tuyau de plastique qui les soutient et redirige vers le haut, en un cycle incessant, l’eau ainsi éjectée. Ces trucages et ces attractions nous rappellent les fêtes foraines de nos enfances, avec tout leur vacarme, toutes leurs illuminations. Et cela occasionne un certain ressentiment, lequel vient augmenter notre perplexité : le futur n’est-il pas censé être d’une nature totalement différente, inouïe ? Mais le mécanisme du sablier jamais vide ne révèle pas son mystère, ce qui n’est pas pour déplaire. Les pères ingénieurs qui traînent derrière eux leur famille ne peuvent s’en tenir qu’aux conjectures. De temps à autre, le sable se meut dans la partie supérieure, se réajuste. Un vasistas se reflète, opaque rectangle, dans le verre d’une parfaite transparence.
Trois.
La variété des tapis roulants présentés dans la Salle des Transports nous ravit. Des tapis roulants bordés de parois en verre coloré, des tapis roulants évoluant sous des auvents de toile, des tapis roulants démarrant en pente raide, des tapis roulants descendant lentement en spirale de hauteurs considérables. Les ombres nous marbrent, flottent, ondoient à notre passage ; nous pourrions presque nous croire, excusable illusion, sous la surface de la mer, tant sont nombreux les vaisseaux qui croisent, tranquilles, au-dessus de nos têtes : les extraordinaires airphibiens, les discoptères, les hélicoyachts, les ailes volantes. Trop occupés à contempler ces nefs innombrables, nous venons tout juste de comprendre que nous n’avions pas cessé d’avancer, même si nos corps sont immobiles : sous nos pieds, notre propre tapis roulant continue, imperturbable, à nous transporter à une allure dont la noble régularité nous permet d’admirer les vues sans que nos yeux puissent s’attarder sur aucune. Secret que les conservateurs du musée ne connaissent que trop bien : c’est par aperçus, par éclairs, par échardes que le futur se loge au plus profond du cœur — pièces d’un rêve ou d’un puzzle que nos souvenirs cherchent sans relâche à reconstituer.
Quatre.
En badauds médusés, sidérés, épatés, nous poursuivons notre déambulation dans cet excès d’invention, ce chaos de progrès. Lorsque le monoplaneur plonge en piqué juste au-dessus de nous, accroché à son rail unique, nous en oublions presque de courber la tête. Un planicaisse, quelques secondes avant de nous renverser, décolle soudain sans prendre garde au coup de sifflet de l’autoflic. Le futur ne chôme pas.
Les critiques n’ont pas tort lorsqu’ils déplorent le côté pacotille de la Salle des Gadgets. La capsule lunaire, avec son salon meublé, l’hypervélo à vérin, la fontaine à limonade sensitive, le triplafal, la folie atomique en forme de globe, l’astroclic-clac… L’envahissant capharnaüm vire sur l’aile, menaçant de nous noyer dans la guimauve : déjà nous grimpons vers l’exocoupé aux trois phares, perché sur une estrade de verre rose. Son nez nous indique la sortie. Du couloir assombri nous parvient une brise insistante, quoique douce : et elle donne à sa silhouette, au fil de lumière qui court le long de ses chromes un but unique, comme à une flèche : ce mot unique et murmuré de lendemain. Cela pourrait être la dernière impression que nous donne la salle, si ce n’était cette figure de vieillard en gilet croisé près de la porte. Le mouvement de ses épaules courbées sous le vent et les frissons qui le parcourent de temps en temps en font foi : ce n’est pas un des mannequins du musée, comme nous pourrions le croire, mais un visiteur. Dos tourné à la sortie, il est en extase devant la chaise longue flottante. Une marque ronde et peu profonde creuse le napperon jauni qui orne l’appui-tête. Sur les coussins, gît un journal plié en deux sur la une duquel défile en boucle une vieille pellicule de cinq secondes sur un zeppelin. Un chien sommeille, roulé en boule, sous l’ottomane flottante frangée de pampilles. Baignée dans une lumière couleur d’ambre, cette scène vernisse les lunettes du bonhomme, teintant au passage son unique et immortalisante larme.
Cinq.
En fait, c’est une série continue de tapis roulants qui nous fait traverser les espaces thématiques par les couloirs du musée. Parfois, l’on peut voir des visiteurs s’y immobiliser, l’air absent. Ils ont perçu le bourdonnement tout proche du tapis, comme le murmure d’une rivière nous donne des repères en forêt. À partir du moment où nous savons l’écouter, nous sommes capables, de temps en temps, de nous y brancher, avant de reprendre notre marche, étrangement requinqués, rassurés.
Certains pensent que ces tapis roulants sont destinés à entretenir une illusion : le futur, croyons-nous, nous sera livré sans que nous levions le petit doigt. Il est si proche que nous n’avons qu’à nous relever, à attendre que le nôtre nous échoie, héritiers que nous sommes d’un royaume de prédictions confirmées.
D’autres prétendent que c’est l’inverse plutôt qui est exact : c’est nous qui sommes livrés au futur. Parcourus de démangeaisons, de petites douleurs, de légères torsions, l’échine courbée, chargés d’appareils photo ou endurant les supplications, les tirages de manche de nos enfants, perdus dans nos pensées ou plongés dans nos conversations, tremblants d’impatience ou parfaitement indifférents, nous sommes rapprochés, à tout moment, dans chacun de nos gestes, au plus près du futur, que nous le voulions ou non. Noirs et souples, les placides tapis ne cessent de rouler, leurs lamelles luisant dans la lumière tamisée.
Six.
Ce qui nous frappe au premier abord dans la salle de la Ville Blanche, c’est son éclat et sa blancheur, justement. Le grand midi de la raison cartésienne semble pleuvoir, en guise de bénédiction, des pans inclinés du toit de verre sur cette splendide maquette. En effet, bien que l’échelle de ladite maquette soit fort réduite — debout, nous circulons du regard au cinquantième étage des tours et pourrions, si nous le voulions, appuyer, désinvoltes, nos coudes sur l’arête d’un gratte-ciel à gradins —, l’impression qui s’en dégage est néanmoins monumentale. À hauteur de nos chevilles, de larges et nobles boulevards s’étalent en éventail comme des jeux victorieux. Les passerelles agiles des hauteurs sont hors de notre portée — auréolées par les rayons du soleil quelque soit l’angle dont nous les considérons, cous tendus et paupières plissées.
Certains visiteurs se satisfont d’être plongés dans un effroi sacré par la Ville Blanche. Peut-être est-ce la première fois qu’ils viennent, ou bien sont-ils de ceux auquel l’espoir vient facilement et fréquemment. Il y a de ces gens en tous lieux : ils donnent vie aux musées, admirant, le souffle doucement coupé, les tournesols, les pommes gracieuses, quels que soient le style et l’école de l’artiste.
D’autres ne voient là qu’une maquette de taille inhabituelle, que l’on croyait gonflée à l’hélium de la promesse municipale. La blancheur des bâtiments tient du rêve grumeleux. Ceux-là ont attendu avec fièvre l’apparition dans la vie réelle de la Ville Blanche — terriblement, implacablement longtemps. Oh, s’ils pouvaient, de fureur, abattre ces faux murs, pour se venger de leur déception !
Cependant d’autres encore errent dans la Ville Blanche l’esprit préoccupé par leur lessive, par le rôti qui marine dans le frigo, à la maison. Ils ne voient que stérilité dans ses arêtes nettes. Où sont les escarbilles, la fumée, l’odeur d’égout, les grondements des camions, les coups de klaxon des voitures frustrées, les jurons des marchands ambulants ? S’irritant du silence des autres visiteurs, ils ne cessent de bavarder avec leur compagnon (ils ne viennent jamais seuls). Qui s’est mal conduit à la fête, hier soir ? Leurs esprits sont en effervescence ; ils peuplent la Ville Blanche d’un millier de soucis, d’inquiétude, la rabaissant au niveau de leur propre préoccupation.
Enfin, certains visiteurs sont réduits au mutisme, et même impressionnés. Nous les retrouvons presque épuisés dans cette salle qui est l’une des premières du musée. Les hommes sont des études en gris ; les femmes arborent quelques mèches folles libérées d’on ne sait où. C’est sous leur regard distrait que la Ville Blanche semble la plus proche de son être véritable : une collection de façades curieusement vides dont la blancheur reflète celle de ces gens. Ces parois immaculées constituent-elles une tabula rasa ou, plus vraisemblablement, un miroir tendu à leur fatigue intérieure, au-delà de tout espoir, de toute déception ? Ainsi, le manteau plié sur l’avant-bras, glissant le long de leur torse, ils attendent que le futur, dont qu’ils n’imaginent plus qu’il puisse s’imposer à eux, devienne inévitable.
Sept.
Ici le futur ne se limite pas aux œuvres exposées ; l’architecture même du musée incarne le temps à venir. Les immenses parois s’élèvent, muettes, repues, se fondant dans les cieux raréfiés. Les pyramides et les cônes, les soucoupes et les paraboloïdes dressés ça et là ont la splendeur des formes platoniques. Et dans ces vastes et impartiaux espaces, les visiteurs du Musée du Futur semblent parfois se livrer à un curieux jeu de cache-cache. Les maris, faisant volte-face, une remarque ironique aux lèvres, pour constater la disparition de leur épouse, les retrouveront bientôt dans l’embrasure élégante d’une voûte d’acier. Les mères appelant leurs enfants pourront, en se retournant sur une réponse transmise en écho, sentir leur regard aimanté par une arcade torsadée qui se perd à l’horizon. Après avoir gravi la large spirale d’une passerelle en suspension, nous nous retrouvons sur une mezzanine massive et déserte : comme pour servir d’échelle à quelque suprême portrait, nous en sommes l’unique occupant humain.
Ces visions nous donnent une vertigineuse impression de déjà vu*. Mais qu’est-ce donc qu’elles nous remettent en mémoire ? C’est en ouvrant le dépliant pour nous orienter que nous trouvons la réponse à notre question. Page après page, l’architecture du futur semble nous enrôler, par de soigneuses compositions, sous la puissante houlette de sa géométrie. Groupés, échelonnés, séparés, figés, austèrement décentrés ou stratégiquement lointains, nous sommes contraints par ce que nous voyons de nous conformer — sujets sur une scène, éléments d’un décor absolu. Car le futur de fait est une totalité dotée d’une exceptionnelle cohérence. Il survient d’un bloc, ou pas du tout.
Il semble, en ces instants, qu’il y ait deux musées : celui où nous sommes et un autre qui n’existe que sur le papier. C’est pour visiter ce deuxième musée que nous avons quitté notre maison aujourd’hui, appâtés par le dépliant. Et nous nous demandons, avec une sourde sensation de bannissement, comment nous avons fait pour atterrir dans un lieu pareil. En effet le musée dans lequel nous nous trouvons nous paraît étrangement inférieur à la somme de ses représentations — ou plutôt, que le monde que suggère cette somme, au-delà des cadres des photographies.
Le jeu de cache-cache auquel se livrent les visiteurs offre, à cette lumière, une toute autre interprétation. Et nous distinguons désormais dans leurs visages, lorsqu’ils retrouvent conjoints ou familles, un sentiment d’achèvement, de surprise peut-être, qui n’est pas lié à ces réunions mais au fait qu’ils aperçoivent fugitivement quelque chose d’autre, si évident qu’il en devient invisible, plus conjecture que lieu.
Huit.
Les guides sont vêtus de blanc, la couleur favorite du futur. Leurs uniformes sans coutures se fondent dans les murs immaculés ; lorsqu’on les aperçoit en une lointaine galerie, ils semblent n’être que des têtes sans corps qui tanguent en tout sens. Ça et là, une tête s‘immobilise, se courbe, un doux sourire aux lèvres, pour parler à un enfant. Discours à voix basse, mélodieux et digne ; attitude qui est toute attention, toute obligeance.
Dans ces postures qui atteignent presque à l’idéal de la sollicitude, on a parfois l’impression que les guides sont de sybillins automates, interfaces errantes d’un ordinateur-maître. Lorsque nous nous approchons pour poser nos questions, cependant, nous nous rendons compte que les hommes aux regards clairs ont des des pattes d’oie, que les cheveux soigneusement tirés des femmes sont striés de gris. Et il n’y a pas d’ordinateur-maître, bien sûr. Les guides doivent tous être volontaires, le budget du musée ayant été affecté par des coupes drastiques.
Neuf.
Au cours de notre visite, nous passons d’une salle impeccablement meublée à une autre salle impeccablement meublée que quelqu’un, nous semble-t-il, vient juste de quitter.
La porte coulissante est ouverte sur le patio désert ; les coussins, impeccablement répartis, fournissent des plages de couleurs bien venues près de la piscine. Attirés par les eaux calmes, nous arpentons le carrelage rectiligne et, franchissant un portail enchâssé dans la haie qui lui fait face, nous retrouvons dans un salon où des globes flottants font pleuvoir une douce lumière sur une table en verre fumé. D’un autre salon, nous surplombons une pelouse verte sur laquelle, entre des pierres blanches à la discrète présence, deux chaises longues se balançant à ras du sol à des barres d’acier scintillantes baignent dans une lumière reconstituée — effet stupéfiant — de soleil matinal.
Ainsi, chatouillés que nous sommes par l’espiègle désir de jouer les intrus, aimantés peut-être par quelque bruit de pas réverbérant, un rire que nous aurions entendu, le léger courant d’air causé par le passage d’un corps, nous nous aventurons dans ces appartements déserts, à la suite de nos hôtes évanouis. Qui sont-ils, ceux qui mènent cette vie enchantée ? Si différente des nôtres, d’un ordre complètement autre — en harmonie avec le vase gracieux dans son alcôve, la toile intuitive accrochée au centre d’un mur nu. D’ailleurs, tandis que nous regardons alentour, nous nous rendons compte avec une acuité croissante que la fausse note est fournie par notre présence : nous aux pieds vaguement douloureux, au regard ébahi, nous toujours vêtus comme il ne le faut pas. Où sont les cravates dénouées, les escarpins délaissés, les bibelots bêtement chéris, les vestons avachis sur l’accoudoir du canapé après une longue journée au bureau ? Nous n’osons pas troubler l’élégante disposition des verres sur la table basse au bel ovale, ni même nous percher— ah, repos — ne serait-ce que sur un coin du télécanapé aux impeccables coussintronics. Nous nous sommes, avec une lucidité foudroyante, figuré un décor qui nous exalte, nous inspire : mais en même temps, nous n’avons su nous y transporter en personne : dans l’agencement de leur jardin, cette pensée est un serpent. Tête baissée, nous nous hâtons de sortir de ces appartements de peur qu’un autre visiteur, au détour d’un couloir, nous surprenne, ce qui lui gâcherait, ne fût-ce que pour une seconde, l’illusion d’un parfait aménagement.
Dix.
Un balcon de verre et d’acier brossé surplombe une surface sur laquelle des cubes évidés s’alignent symétriquement. Nos yeux se fatiguent rapidement de les compter, de même que d’en inventorier le contenu, d’une monotonie lugubre : une chaise, un bureau, une armoire, une plante en pot aux feuilles cireuses qui prennent la poussière. Dans les années qui ont suivi l’apogée de sa popularité, nous en sommes venus à reconnaître en ces cubes l’image même de la routine au travail. Car la Salle du Travail appartient résolument au passé, un futur que nous pensions loin derrière nous. Du reste, les conservateurs l’auraient fermée depuis longtemps, s’ils n’avaient jugé préférable de perpétuer une étrange cérémonie à laquelle les visiteurs qui s’attardent le soir peuvent assister.
Certains jours de la semaine, après les heures de bureau, un raz-de-marée d’employés (à ce qu’il semble) envahit la salle d’une poussée résolue : les hommes portent des costumes gris, les femmes, en robes élégantes et cependant, pudiques, procurant les notes de couleur. À l’heure de l’apéro, où les bars aux alentours du musée se remplissent, ces employés d’un autre genre accrochent leur couvre-chef à la patère, ouvrent leur mallette et disposent, sur les bureaux vides, des dossiers, des presse-papiers, des photos encadrées. Puis, hommes comme femmes, ils se mettent à faire semblant de travailler, avec un luxe de détails et sans le moindre sourire. L’escalier roulant nous rapproche du spectacle.
Une fois sur place, nous nous étonnons de leur jeunesse. Et les photographies qu’ils ont installées près des téléphones ne représentent pas leur progéniture, mais leur propre enfance. Car ils sont tous assez jeunes encore pour pouvoir être considérés comme des enfants, ne serait-ce que par eux-mêmes dans certains cas. Il y a, dans les attitudes qu’ils adoptent, quelque chose de la pénitence — ils attendent, comme un moine ou comme une bonne sœur dans sa cellule, une confirmation.
Nous sommes touchés par le spectacle de leurs dévotions. Car tous, sans exception, penchés, studieux, sur quelque document ou débattant, le front plissé, près du porte-manteaux, accomplissent les tâches qu’ils se sont infligées avec la profonde, l’absolue gravité des enfants qui jouent. Avec leurs gestes exercés, presque machinaux, ils semblent revivre un souvenir de travail, esclaves d’une bonne éducation qui n’est plus de mode, comme si le seul vrai labeur du monde s’exécutait dans des bureaux semblables à ceux-ci, où leurs parents, jadis, les avaient emmenés — comme si ici les attendait un sérieux dont le secret n’est plus — ils ne le trouveraient certainement pas sur leur propre lieu de travail, avec leurs cravates dénouées et leurs mardis en tee-shirt, leurs flippers dans les salles de repos et leurs réunions de direction à 16 heures 30, canette de bière comprise.
Onze.
Demain, Demain et Demain : nos yeux vont-ils jamais se lasser de ces éblouissements indifférenciés ? Devant nous s’ouvrent des portes coulissantes. Un couloir, murs lavande qui passent discrètement au violet, nous emporte vers une séduisante obscurité dans laquelle, yeux plissés, comme au crépuscule du soir, nous distinguons une famille au repos.
Maman est assise sur un profond sofa encerclant une table basse sur laquelle une miniature floue de Sœurette jaillit du vidéocube avec force gesticulations de ses bracelets fluorescents. Au-dessus de sa tête, les éléments de l’holoCalder se balancent, oisifs, dans une brise virtuelle. Fiston orchestre les palettes de couleur, fait des gammes sur son thérémine chromatique. Notre regard, passant rapidement sur Papa, observé par la fenêtre dans son jardin de cristal, est attiré vers la masse tourbillonnante d’une colonie toroïdale tandis que le paysage qui l’environne se courbe, sous l’arc suave d’un ciel reconstitué, jusqu’à l’invisible horizon. Un lac aux eaux bleues, impassibles, s’étend vers le centre de ce monde, entre des fermes aux champs bigarrés et la mosaïque verte des pelouses. Dans les airs, des capsules circulent entre les étoiles. En cette banlieue universelle les loisirs ont trouvé leur terre promise. Scène si convaincante que nous sommes presque envahis de ce bourdonnement, implacable rotation sous nos pieds qui, telle celle de la terre, stabilise les gobelets sur leur sous-verres.
À notre gauche, dans une alcôve illuminée, une mégarésidence s’élève des profondeurs de Valles Marineris, dépassant dans son élan les flèches de pierre qui l’entourent et taquinant les jeunes nuages. Des buttes et des mesas, tapissées de plantations, témoignent d’un désert reverdi. Ici, la vastitude du futur se fait jardin et sa fleur est la famille qui, dans la bulle de verre d’un solarium perché au bord du gouffre, passe son dimanche après-midi à barbecuer. Papa N°1 accroche son réapack près du bain chaud, sur la terrasse en séquoia. Papa N°2 coche sur son ardoise tactile ses préférences en matière de météo. Leur fille s’amuse tranquillement près des bonsai aéroponiques. Nos rituels se perpétuent ici, intacts, dans nos lendemains. Les faiseurs de pluie passent, motorailes fredonnantes, au-dessus de la bulle. La maison, lentement, se retourne pour s’adosser au vent. La Salle de la Vie Quotidienne est parfois surnommée «cœur du musée». La vogue persistante dont elle jouit est sans doute liée à ses liens évidents avec la tradition. Car en voyant les silhouettes des visiteurs se découper sur les lumineuses vitrines, le parquet noir dont les mille égratignures brouillent les reflets chatoyants des dioramas, nous nous souvenons bien évidemment des musées de notre enfance, avec leurs hommes des cavernes et leurs pagnes de fourrure, leurs tigres à dents de sabre, leurs royaux élans aux sabots alertes. Et comme en ces musées où les sorties scolaires s’allongeaient insupportablement dans le temps, nous nous abandonnons à une étrange somnolence, à une sidération magique. Si le futur est en ces lieux, pourquoi avons-nous le sentiment de rentrer chez nous ?
La crépusculaire solennité, si proche du rêve, nous offre une promesse de havre ; enserrés dans ces souvenirs précoces, nous observons une mère préparant le dîner. Elle a noué un tablier à fleur en coton éponge sur son émocombi, lequel est à présent d’un vert placide. Embrassant la courbe d’un hublot convexe, un garçonnet en combi-pyjama fait des grimaces à son dauphin apprivoisé, lequel caresse la vitre de son museau. La cuisine frémit dans son filet de lueurs bleues et d’ombres en forme d’algues, complexe dentelle de lumière.
Nous arrivons devant ces scènes en enfants prodigues, en pénitents et, après de si longues années, en étrangers — reflet en croissant du visage, moitié de sourire ou de grimace, un fantôme, rien de plus, dans la vitre qui nous sépare de leur bonheur. Ces parents, ces frères et sœurs, tous automates : s’ils étaient doués de vue, ils perceraient à jour nos êtres nostalgiques. Pourquoi nous refuser ces accomplissements ? Pourquoi nous maintenir à distance ? Maintenant que nous sommes rentrés, pourquoi devrions-nous repartir ? Et jetant un œil par derrière, nous nous rendons compte que nous avons déjà fait du chemin depuis l’entrée de la salle — et qu’en fait, nous touchons à sa fin.
L’homogénéité de ces familles heureuses sur fond d’horizon, ces automates, grotesques, pitoyables : ce sont eux, bien plutôt, enfermés qu’ils sont dans le spectacle de la mémoire, qui sont les fantômes ? Enchaînés à la répétition de leurs tâches par quelque devoir inachevé, ils réitèrent leurs gestes presque cérémonieusement. Les vitrines illuminées, arrachées à leur contexte par l’obscurité ambiante, se reproduisent en d’infinis reculons.
Douze.
Parmi les nombreuses salles du musée, il en est toujours une qui — à chaque fois dans une aile différente, semble-t-il — s’ouvre sur des ténèbres absolues, par-delà la barrière affaissée que forment quelques bandes de scotch bicolore. Nul Jupiter soudain ne jaillit au-dessus de nos têtes, comme d’une sphère armillaire, pour nous surprendre, nous repérer. Dans cette distance cachée, nous n’apercevons pas même ne serait-ce que le clignotement d’un néon «Sortie», lequel nous pourrait au moins nous indiquer l’étendue du vide.
La plupart des visiteurs passent sans s’arrêter devant cette entrée qui bée comme un gouffre, certains saisis d’une terreur placide qu’ils auraient du mal à expliquer, d’autres simplement parce que la chose, qu’ils expliquent — fort justement — comme signalant une salle inutilisée ou en réfection, ne les intéresse pas. D’autres pourtant s’attardent, fascinés, à la lisière de cette impeccable obscurité, comme si le vide était en lui-même digne de considération. Car n’est-ce pas l’obscurité dans laquelle sont nées toutes les pièces du musée ? Ne gît-elle pas secrètement au cœur des dioramas les plus lumineux, au moment même où nous nous égarons dans leurs profondeurs illusoires ? Et lorsqu’enfin ils sont démontés et remisés, la salle ne retourne-t-elle pas à ce noir-là ? En ce sens — c’est du moins ce que semblent nous chuchoter les mains que les visiteurs plongés dans la contemplation croisent derrière leur dos —, n’est-elle pas, cette obscurité, notre futur le plus véritable, dont tous les autres émergent — pures possibilités, repos éternel ?
Treize.
Nous nous retrouvons dans ce qui paraît être un décor représentant une station de monorail. À notre droite, un digipanneau affiche le visage d’une femme blonde, rayonnante de publicité : quelqu’un lui a, au feutre, noirci avec précision les deux incisives frontales et dessiné une moustache charbonneuse. Rassurés, voire espièglement charmés, nous ne pouvons réprimer un gloussement.Tandis que nous passons devant des bancs vides, une bouffée d’air glacial émane du ciment du quai, nous remettant en mémoire toutes les nuits où nous sommes rentrés d’une soirée, suites d’attentes interminables où le plaisir de la fête finissait de se dissoudre. L’impression d’abandon est incroyablement familière, comme si le destin mondial des transports en commun était la ruine. Nous apercevons des fils électriques à nu par une fissure du placoplâtre, un plan du musée qui semble avoir été lacéré au canif. Nous sommes, en ces instants, déçus par le musée et enrageons de ses lacunes, de ses ennuis fiscaux, de ses dégradations : car l’illusion du futur n’est bien sûr validée que par l’emploi des fards les plus efficaces. Nous ne pouvons dissimuler notre désillusion au vu de ce vernis qui craquèle : la lumière d’un néon se met opportunément à bégayer.
Nous sommes presque arrivés au bout du quai. Nous penchant, nous plongeons le regard dans l’obscur tunnel puis considérons nos pieds — et reculons, horrifiés. Deux jambes revêtues d’un pantalon gris foncé dépassent du rebord de la plate-forme. La boue a séché, rose, sur les semelles de ses souliers aux épaisses semelles. La position des hanches dénote l’inertie. Alors que nous nous éloignons à reculons, ce que nous avons bêtement pris pour un cadavre se met à bouger ; un cliquètement se fait entendre sous nous pieds. Une trappe métallique s’ouvre dans le sol : nous entrevoyons quelques outils, un seau rempli d’eau sale. L’homme en salopette, allongé, nous adresse un salut de la main. Le rouge aux joues, confus, nous battons retraite vers un cône de chantier orange et franchissons d’un pas trébuchant une porte aux battants d’acier.
Nous nous trouvons dans ce qui paraît être une voie de passage derrière le musée. Ici, la ruine est prononcée. Une vapeur persistante embrume le décor. Deux bennes bombées de peinture se meuvent sur une coulée de ciment enchâssée dans l’asphalte, comme douées du conscient désir de barrer le chemin. La porte se referme avec un claquement ; elle ne peut, constatons-nous, être rouverte.
Un carreau crasseux gît brisé à nos pieds. Comment avons-nous pu nous perdre ? Sans que nous y soyons pour rien — c’est une erreur de jugement tout à fait aléatoire —, nous sommes sortis du musée. Mais comment réintégrer les lieux ? L’odeur du plastique brûlé noie la puanteur que dégagent les égouts. Nous nous souvenons de ce qui se murmure : pour chaque salle présentable, idéale du musée, il en est une autre qui n’est qu’eaux usées, crasse, grilles métalliques et tuyauterie à nu. Et tandis que nous passons devant les bennes, notre effroi — qui ne nous quitte pas vraiment — laisse place à un obscur soulagement puis à un ravissement sauvage — celui, dirait-on, du rêve dont on se débarrasse. Les flambées rugissant dans les bidons d’essence, le chariot de supermarché privé d’une de ses quatre roulettes affalé contre le mur de mâchefer : cela nous libère du fardeau du devenir. Nous plongeons avec honte, avec exaltation, dans ces ruines pillées, fuyant le souvenir de nos projets.
Puis s’élève un éclat de rire argentin. Par une vitre qui n’a pas été obscurcie, nous apercevons un couple bien habillé attablé dans ce que nous identifions comme l’un des nombreux cafés du musée, tous fort bien situés. Et franchissant, hésitants, un anneau de fumée, nous nous retrouvons à leur côté. Une pancarte détaille les suggestions du jour ; des gâteaux s’alignent le long des napperons sous une cloche de verre. Encore émus, nous nous installons avec nos friandises. Dans un coin de la salle trône une télévision allumée. Nous y voyons une génération orpheline aux visages maculés escalader des immeubles effondrés pour échapper aux bandes sauvages, fouillant les décombres à la recherche d’une boîte de petits pois en conserve. Tout cela pour finir par ne dénicher qu’un vase dont la paroi bombée leur expose le portrait chromé de leur propre misère : tignasse emmêlée, lèvres gercées, tempes vernies de sang séché. Et nous rions, nous aussi, car assurément ce futur — pourquoi n’y avons-nous pas songé — fait également partie du musée.
Quatorze.
Outre les plans et les encadrés, notre dépliant comporte un message de bienvenue de Simon Elgin, personnalité fort appréciée. Le jeune Simon avait toujours eu de l’imagination : lorsqu’il fugua précocement du domicile familial, à l’âge de douze ans, ce fut pour élire domicile dans le musée. Ç’avait été un élève très doué, s’attirant par sa brillance les louanges de ses enseignants ; ses parents, ne sachant comment assouvir sa vive curiosité, l’emmenaient souvent au musée pour occuper leurs dimanches après-midi. Lorsqu’ils s’approchaient du colossal porche, l’enfant se précipitait vers les eaux réfléchissantes et, prenant son père par la main, cheminait, vacillant, sur le bord du bassin, suivi par son image aquatique et jumelle. Un jour, il tomba dans l’eau ; un autre jour, il s’égara.
Après quoi, ses craintes remplacées par l’émerveillement, il se mit à traîner en quelque recoin oublié du musée, bien après les heures de fermeture et les annonces réclamant sa présence à l’entrée, où l’attendaient ses parents inquiets. Les gardiens finissaient par le leur restituer. Bientôt pourtant leur mariage prit l’eau. Les notes du garçon baissèrent ; lui qui suivait si fidèlement l’actualité se détourna des journaux qu’il avait longtemps et avidement dévorés. Ardemment désireux de voir le lent présent rattraper le futur, il décida d’emménager en ce dernier.
Il put vivre en passager clandestin dans le musée pendant cinq ans. Il dormait dans les salles des maquettes et volait sa nourriture dans les nombreux cafés. Lorsqu’enfin il fut débusqué, son portrait — saisi dans le faisceau lumineux de la lampe torche alors qu’il était au volant de l’exocoupé fuselé — fit la une de toute la presse locale. La vérité transpira bientôt : s’il avait pu rester si longtemps caché dans le musée, c’était grâce à Henry, un homme à tout faire avec lequel il s’était lié d’amitié. Lorsqu’il lui fallut quitter les lieux, Simon vivait depuis tant d’années dans le futur qu’il n’était pas préparé au présent. Quand il retrouva la lumière du jour, sa première réaction fut la déception. Le bassin était vide et les feuilles qui en avaient jadis parsemé les eaux remplissaient à présent le fond du réceptacle au plâtre fissuré, écaillé. Son père vivait dans une autre ville. Le présent ne semblait plus vouloir rattraper le futur, préférant bifurquer vers une direction différente et tout à fait indéchiffrable. Simon fut saisi par la crainte — et le sentiment d’avoir perdu son ancrage ; il chercha refuge dans ce qui avait toujours été son havre le plus réconfortant, son repère, son point fixe (même s’il ne quittait jamais l’horizon). Durant son séjour au musée, Simon avait appris par le biais de Henry maintes choses sur l’entretien du contenu des vitrines. Ce fut de nouveau grâce à son ami qu’après un bref séjour dans le monde du dehors, Simon fut autorisé à réintégrer le musée comme apprenti officiel de Henry. Les visiteurs, qui l’avaient vu aux informations, le saluaient lorsqu’ils le voyaient régler un automate ou, en salopette, passer le balai-phare après que les faux employés avaient quitté la Salle du travail.
Simon, qui n’avait rien perdu de sa voracité intellectuelle, devint guide en chef puis conservateur et c’est en cette qualité que nous le retrouvons aujourd’hui, mains croisées dans le dos, qui regarde à l’heure de la fermeture les visiteurs quitter le musée. Il est le seul des conservateurs à être domicilié dans le musée, où il habite une petite pièce non loin de son bureau. Il est plus âgé maintenant ; des lunettes structurent un visage moins anguleux ; un début de bedaine pointe sous son gilet tricoté. Ces changements cependant s’accompagnent d’une expression de patience. Il a compris que les choses qui se produisent ne le font pas pour le meilleur ou pour le pire — elles se produisent tout simplement. Pour autant il n’a pas perdu espoir. Il refuse, comme toujours, de se tenir au courant des actualités, ce qui n’est pas difficile dans l’atmosphère ouatée du musée. Il voit cependant les signes survenir : ici, une arche à la courbe ample qui vient se loger dans un centre municipal, là le jaillissement d’une arête scintillante. Il sait qu’un jour, lorsqu’il quittera enfin le musée, le monde ressemblera exactement à ses rêves. Les autos, qu’elles volent ou non, ressembleront en tout point à celles qui ont été inventées dans ce but. Derrière le comptoir de vente des billets, il regarde, non sans contentement, les gardiens qui découragent les nouveaux arrivants — trop tard, on va fermer — alors que le ciel bleu du soir s’installe au-dessus de l’allée en ardoise, juste après les heures qu’il peut apercevoir à l’envers sur les vitres.
Quinze.
En déambulant dans le Musée du Futur, il nous apparaît parfois que quelques-uns des objets exposés font déjà partie du présent qui nous est familier, dans lequel nous baignons tous les jours. Le fauteuil-œuf, l’obélisque résidentielle, l’igloo-mousse, le visiophone, l’hôtel-capsule, le pont stratosphérique, la machine à habiter — ces inventions, nous les ignorons parfois, tant elles sont devenues banales à nos yeux. Nous sommes-nous débrouillés pour introduire subrepticement des fragments du présent dans les lendemains ?
Plus vraisemblablement, ce sont ces fragments, convoyés par quelque courant imprévisible, qui nous sont revenus petit à petit, talismans d’espoir et de progrès, avance sur une promesse. Leur présence dans les salles du musée leur donne une sorte de scintillement spectral. Arraché au quotidien et présentés dans le contexte qui convient, ils nous apparaissent comme pour une première fois, moins clairement mais avec plus de puissance. Ces progressions nous font avancer en des lieux encore plus brumeux. Les ponts dans le ciel deviennent des passerelles vers ce qui n’est qu’imaginé, échappant à nos mains tendues en cette galerie de rêves éveillés.
Seize.
On dit parfois que le Musée du Futur est une absurdité — que son bagage universel, son jetscalator, sa jeep lunaire, son dictionnaire du dauphin, n’ayant pu se concrétiser, ont survécu à leur utilité et n’ont donc plus aucun cours — ni comme nouveauté, ni comme signe de kitsch. Le musée, disent ceux-là, non sans aigreur, est un monument à la bêtise, une honte publique, une foire aux promesses brisées. Ces hypothèses nous reviennent à l’esprit tandis que nous contemplons la Ville sous Verre. Chaque fois que nous y revenons, nous y remarquons quelque chose de nouveau, mais ne pourrions dire s’il s’agit d’une vraie nouveauté ou si nous ne l’avions simplement jamais remarqué.
Debout, les yeux baissés sur sa coupole, nous regardons de tous nos yeux : nous connaissons par cœur ce qui va suivre, la salle qui s’assombrit, la maquette qui commence à s’illuminer par en-dessous, éclairant nos visages, comme si nous lisions l’avenir dans quelque mare oraculeuse. Cela nous rappelle, dans ses limitations proprettes, les petits trains qui nous ont fournis nos premières idées de villes, de montagnes, de routes, de fleuves ; qui nous ont donné, à voir les wagons reliés les uns aux autres défiler sous nos yeux, une première impression des possibilités du monde. Aujourd’hui, de notre surplomb, nous peuplons en imagination le moindre recoin. Nous pouvons tout voir : chaque fenêtre entrebâillée, un neurone — chaque ligne lumineuse une synapse : comme si nous la tenions dans le creux de la paume ou sous la calotte du crâne.
Il y a la ville où nous vivons, dont nous avons hérité ou qui nous a été imposée, que nous combattons tous les jours afin de pouvoir en extraire, par la force du labeur, un lieu où nous reposer ; et il y a cette ville de spires, de nacelles et de tours finement modelées, d’immeubles de cristal striés de lumières, de jardins suspendus, de véhicules aérodynamiques à jamais figés dans les vastes espaces réglées des boulevards.Cette ville, nous ne pouvons y vivre : c’est la source de son infinie perfectibilité et de son mélancolique réconfort. C’est à ce moment précis que, libéré du fardeau de la pertinence, le musée rejoint les rangs du rêve et s’agrège au compost de regrets dont nous retirons cette consolation que nous baptisons art.
Dix-sept.
Au cinéma du Musée du Futur, on n’a jamais projeté qu’un seul film ; ce dernier passe en boucle. Nous pouvons entrer à tout moment sans craindre d’avoir manqué une scène : il suffit d’acheter son billet à l’étudiant qui trône derrière son guichet. C’est le seul des employés du musée qui exhibe quelque signe d’ennui. La chevelure en désordre, la visage fermé, il feuillète un hebdomadaire branché d’informations locales. Il ne se conforme jamais au code vestimentaire du musée, vêtu qu’il est, la plupart du temps, d’un jean déchiré agrémenté, en guise de variation, soit d’un vieux blouson de cuir, soit d’un gilet rayé, soit d’une veste parsemée de badges revendicatifs. Sans se départir de son avachissement, il s’empare de notre argent et nous glisse sous la vitre un billet et une paire de lunettes. Sur son bureau, un paquet de cigarettes à moitié plein et un livre chapardé à la boutique du musée, qu’il ne finira jamais. Un emballage de bonbon lui sert de marque-pages.
Dans le film du Musée du Futur, un homme et une femme circulent de nuit sur une nationale. Sur l’asphalte pâlie, les traits jaunes apparaissent dans le faisceau des phares. Peut-être traversent-ils le désert : n’est-ce pas un cactus que nous venons de dépasser — et cette forme lointaine, n’est-ce pas une mesa ? Ce qui est certain, c’est qu’ils sont pressés, comme s’ils craignaient d’être en retard — hâte polie, sans débordements. L’auto ne cesse de percer les voiles d’un brouillard dont les lambeaux glissent sur le pare-brise. Nous ne distinguons pas l’odomètre mais, tout au bas de l’écran, la lueur verte, vaguement réconfortante, du tableau de bord. De temps à autre, la caméra se tourne vers l’extérieur, côté conducteur ou passager et nous entrevoyons, au-delà des brumes qui se dissipent, la ville du futur : scintillantes rotondes, ziggourats à persiennes autour desquelles tournent des véhicules clignotants, rampes argentées ceintes d’arches aussi aériennes que le surgissement d’une fusée : les spectateurs hoquettent de surprise. Mais où est la ville ? Ne vont-ils pas trop vite ? Ne l’ont-ils pas dépassée ? Va-t-on enfin voir paraître dans le faisceau de leurs phares le poteau indicateur, ses lettres réfléchissantes, éblouissantes ? Où sont la sortie, la bretelle, les portails étincelants ?
Nous serrons les branches des lunettes, nous attendons. Nous attendons le moment dont on nous a tant parlé. Lorsque le message s’affiche au bas de l’écran, nous baissons la tête, nous nous couvrons les yeux de nos paumes incurvées.
Les lunettes. Nous les enfilons. Nous levons les yeux.
The Museum of the Future, birkensnake 6, 2013. Traduit par Anne-Sylvie Homassel, octobre 2018.
par H.V. Chao
publié dans N° 13
le 28 mars 2019
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