« Ce que nous appelons apprentissage n’est en réalité que souvenirs » nous dit Socrate dans le Phédon ; car nos idées, dans toute leur abstraite perfection, ne sauraient avoir été formées à partir de l’observation d’un monde bâclé et imparfait. Pour Descartes également, des idées aussi immuables que « Dieu », « l’esprit », « le corps » et « le triangle » ne […]
L’Agénésie congénitale de l’idéation du genre par K.N. Sirsi et Sandra Botkin
de Raphael Carter
« Ce que nous appelons apprentissage n’est en réalité que souvenirs » nous dit Socrate dans le Phédon ; car nos idées, dans toute leur abstraite perfection, ne sauraient avoir été formées à partir de l’observation d’un monde bâclé et imparfait. Pour Descartes également, des idées aussi immuables que « Dieu », « l’esprit », « le corps » et « le triangle » ne peuvent dériver du tourbillon des impressions sensibles qui touchent nos globes oculaires et l’extrémité de nos doigts mais doivent être présentes dès notre naissance. Locke, d’un autre côté, croyait que les idées étaient dérivées de l’expérience : « la production naturelle et régulière de choses existant hors de nous, opérant réellement sur nous ».
Ces jours sont derrière nous, où nous traitions de telles questions en usant de raison et d’introspection ; nous les résolvons désormais à l’aide d’imageries par résonance magnétique et de séquençages ADN. L’étude des patients atteints de lésions cérébrales et de ceux souffrant de troubles de l’apprentissage a été particulièrement utile pour arracher ses grandes questions à la philosophie. Avec nos collègues, nous avons réussi à trouver les réponses que Platon recherchait, et confirmé de manière éclatante la vision de l’esprit de Descartes.
LA PARABOLE DE LA TELEVISION
Pour saisir ce que les lésions cérébrales peuvent nous apprendre sur l’esprit, imaginez que vous êtes en train d’essayer d’apprendre comment fonctionne une télévision en examinant plusieurs postes endommagés. Sans même ouvrir ces appareils, vous pourriez deviner quelque chose de leur fonctionnement en étudiant ce qui se passe quand ils se cassent. Imaginez par exemple que certains fonctionnent parfaitement à tous égard à l’exception du fait que les visages y sont tordus et méconnaissables ; vous pourriez deviner que ces postes ont des difficultés à afficher la teinte de la chair ou les formes globalement ovales. Si les appareils affichaient les mains et les œufs correctement tout en brouillant jusqu’aux visages verts des extraterrestres de séries B, vous pourriez en déduire que les visages sont traités différemment des autres images. Qu’il doit y avoir dans une télévision quelque fonction spéciale consacrée à ces éléments – une sorte de circuit générateur de visages.
Ce genre de problèmes n’existe pas ni ne peut exister à la télévision. Les visages sur les écrans sont produits en organisant les mêmes pixels que ceux des mains, des meubles ou bien des autres objets. L’esprit en revanche fonctionne différemment. Des lésions sur certaines parties du cerveau produisent une incapacité à reconnaître les gens à leur visage mais n’affectent pas d’autres fonctions cérébrales. Ce trouble appelé « prosopagnosie » laisse ses victimes parfaitement capables de lire, de nommer les objets qu’elles aperçoivent et de reconnaître les voix ; présentez-leur cependant une photographie d’un ami proche, et elles se montrent désemparées. Le cerveau véritable, tout comme la télévision imaginaire, doit contenir un module spécial dédié aux visages – un organe de reconnaissance faciale.
Les troubles comme la prosopagnosie nous aident à trancher entre deux visions fondamentales du cerveau. Dans l’une, il s’agit d’un ordinateur universel doté de la capacité multifonctions à percevoir et raisonner ; cette capacité est souvent appelée « cognition générale ». Dans l’autre, il s’agit d’une boîte à outils remplie d’instruments spécialisés pour des tâches différentes.
L’existence de la prosopagnosie montre que la reconnaissance faciale est bien un outil spécialisé mais cela ne signifie pas que la cognition générale n’existe pas. La plupart des scientifiques pensent que le cerveau possède certains outils spécialisés pour les tâches courantes comme la reconnaissance faciale et la grammaire mais ils se replient sur la cognition générale pour expliquer le reste. En fait, la plupart des victimes de prosopagnosie utilisent l’aptitude cognitive générale pour compenser partiellement leur handicap : un tel patient identifie par exemple les autres en notant la longueur de leurs cheveux (mais est à nouveau dans la confusion chaque fois qu’un ami se rend au salon de coiffure ! »).
Notre travail sur les idées a commencé sous la forme d’une étude du langage. L’un d’entre nous (Sirsi), un neurologue, a commencé à s’intéresser aux travaux de la linguiste canadienne Myrna Gopnik. Les recherches de Gopnik indiquent qu’un unique gène dominant peut entraîner l’incapacité à appliquer les règles élémentaires de grammaire que la majorité d’entre nous tiennent pour acquises (« Impairments of tense in a familial language disorder », Journal of Neurolinguistics, No. 8, 1994, pp. 109-133). Les enfants dotés du gène peuvent apprendre la forme au présent d’un verbe comme « pray » mais ne parviennent pas à le conjuguer simplement au passé (« prayed »). Ces enfants ne présentent pourtant aucune déficience grave de l’audition et semblent intellectuellement « normaux » à d’autres égards.
Des études complémentaires (Ricci et Serafini, 1999 ; Leman et Lander, 2000 ; Acacia et Myrmidon, 2002) ont également contribué à montrer que d’autres fonctions cérébrales sont épargnées par le trouble. En fait, de nombreuses personnes souffrant de déficience grammaticale sont capables d’utiliser la cognition générale pour compenser partiellement leur handicap : au lieu de conjuguer les verbes de façon instinctive, ils récitent mentalement une règle apprise par cœur, à la manière des personnes qui apprennent une nouvelle langue une fois parvenues à l’âge adulte. De telles recherches laissent fortement entendre que la compétence grammaticale ordinaire est produite par un « instinct grammatical » inné.
Mais comment, s’est demandé Sirsi, l’organe du langage fonctionne-t-il ? S’agit-il d’un instrument généralisé servant à reconnaître des schémas récurrents dans les sons ? Ou bien celui-ci est-il spécifiquement alloué à des composantes élémentaires du langage tels que les temps verbaux et les genres grammaticaux ?
Pour comprendre, Sirsi se lança dans une activité rarement pratiquée par les neurologues : la recherche sur le terrain. Pendant des vacances prolongées à Jaïpour en Inde, il visita des écoles pour y distribuer de petits livres de coloriage photocopiés qu’il avait conçus avec l’aide d’un professeur d’hindi. Chaque page était divisée en deux cases ; une case illustrait un mot dépourvu de sens et l’utilisait dans une phrase, l’autre contenait une phrase incomplète et demandait à l’enfant de la compléter en utilisant une forme infléchie du mot. Certains des mots insensés étaient en caractères romains et ressemblaient à de l’anglais (comme le pseudo-verbe « to wuzzle ») ; d’autres, en caractères devanagari, avaient des terminaisons d’inspiration hindi ou marwari. Sirsi offrait un petit paquet de M&Ms pour chaque livre de coloriage complété. Le plan faillit tourner au désastre quand on vit arriver plus de livres de coloriage qu’il y en avait eu de produits au départ (certains enseignants les avaient placés dans des duplicateurs à alcool et avaient produit leurs propres copies) et quand le chercheur arriva à court de bonbons. Heureusement, les parents mécontents qui apparurent sur son seuil furent apaisés à grands renforts de thé, de churma et de lait caillé offerts par une domestique à l’esprit vif, et l’analyse des livres de coloriage put commencer.
Sirsi avait espéré trouver des enfants dont les troubles affecteraient les mêmes règles grammaticales dans les trois langues. Il pensa au départ avoir trouvé plusieurs cas semblables mais il s’avéra que ces livres de coloriage avaient été remplis par des enfants plus jeunes (moins de huit ans) que ceux ciblés au départ. D’autres anomalies étaient le fait d’enfants ne parlant pas anglais ou marwari, ou dont le dialecte issu de l’anglais ne possédait par les caractéristiques testées. Tout cela ne laissa finalement qu’une seule anomalie exploitable : deux enfants qui ne parlaient visiblement pas marwari avaient par erreur formé le féminin des adjectifs en hindi – une déclinaison qui ne possède pas d’équivalent en anglais. Les enfants étaient apparemment liés génétiquement ; ils avaient le même nom de famille et vivaient à la même adresse. Un Sirsi démoralisé se rendit à leur domicile, persuadé d’y découvrir une famille capable seulement de parler anglais et une autre forme de langue indienne – peut-être le bengali, qui ne dispose pas de distinction morphologique de genre. Quand il arriva à la porte cependant, il se retrouva incapable d’expliquer le but de sa visite aux parents des enfants parce que tous deux parlaient parfaitement l’hindi mais ne maîtrisaient pas un mot d’anglais !
Revenant le jour suivant avec pour interprète une domestique (celle du churma et du lait caillé), Sirsi montra les livres de coloriage à différents membres de la famille des enfants. Huit des dix-sept membres testés par Sirsi présentaient des difficultés avec le genre des adjectifs. Confrontés à des problèmes de ce type, ils n’obtenaient de bonnes réponses que la moitié du temps à peine. Ils répondaient pourtant correctement à toutes les autres questions du répertoire de Sirsi. Celui-ci ne décela aucun autre signe d’incapacité neurologique ; les archives de l’école montraient des scores de QI de 104 et 108 pour les deux enfants, ainsi qu’une scolarité parsemée de bonnes notes. Le plus vieux membre de la famille à souffrir du trouble était le grand-père maternel des enfants, qui l’avait transmis à toutes ses filles mais à aucun de ses fils – un pattern qui suggérait un héritage dominant sur le chromosome X.
Sirsi effectua ensuite des IRM sur les cerveaux de six des membres de la famille tandis que ceux-ci répondaient à une seconde série de remplissages grammaticaux. A des fins de contrôle, il fit passer les mêmes tests à deux membres dont les capacités grammaticales étaient intactes.
Comme attendu, les IRM montrèrent des différences dans les activités cérébrales entre les patients affectés et les patients « sains » au moment des tentatives pour décliner les adjectifs en fonction des genres grammaticaux. Ces différences étaient cependant très éloignées des zones du cerveau généralement associées à la grammaire ; elles se trouvaient en fait dans des régions du lobe frontal habituellement associées aux processus cognitifs supérieurs et à la mémoire. Malgré cette anomalie, Sirsi publia ses résultats dans le Journal of Neurolinguistics (No. 16, 2004, pp. 189-195). C’est en partie grâce à la puissance de cette publication qu’il se vit offrir un poste d’enseignant sous contrat à l’université de Toronto, et dût malgré lui mettre entre parenthèses ses projets de travail sur le terrain.
Quelques mois après la parution de l’article, Sirsi reçut une lettre du docteur Sandra Botkin. Thérapeute professionnelle, Botkin se souvenait avoir travaillé avec un patient qui avait été admis après qu’un trou de 8 millimètres ait été perforé en diagonale dans son crâne pendant une compétition de tir à l’arc. Le patient avait systématiquement parlé des infirmiers mâles de l’équipe en utilisant le pronom « elle ». Après avoir entendu à trois reprises le personnel se plaindre du sexisme du patient, Botkin avait commencé à soupçonner que l’homme n’était pas responsable de son comportement. Quand elle lui présenta des photographies découpées dans des magazines people et des polaroids du personnel obstétrique, elle découvrit que l’individu prenait à chaque fois les femmes à cheveux courts pour des hommes, et les hommes en uniforme d’infirmiers pour des femmes. Elle présenta ses découvertes au neurologue du patient, qui identifia le cas comme une forme limitée de prosopagnosie : le sujet était incapable d’identifier les marqueurs de genre sur les visages. Mais Botkin, qui avait passé beaucoup plus d’heures que le neurologue avec lui, sentait que le trouble allait plus loin qu’un simple problème de reconnaissance faciale.
La lettre de Botkin attirait l’attention sur un des dessins que Sirsi avait utilisé pour évoquer des adjectifs genrés chez ses patients (une page du livre de coloriage avait été reproduite dans l’article). La première case montrait un immeuble de grande taille et utilisait la forme féminine d’un adjectif dépourvu de sens. La seconde case montrait un homme de grande taille et demandait au répondant de donner la forme masculine à l’adjectif. Botkin demandait si toutes les questions posées par Sirsi se reposaient sur des images d’hommes et de femmes pour évoquer des adjectifs genrés. Dans l’affirmative, était-il possible que ses sujets – tout comme son patient à elle – aient tout simplement été incapables de différencier le dessin d’un homme de celui d’une femme ? Cela expliquerait pourquoi ils répondaient de façon incorrecte la moitié du temps à des questions de ce type ; cela expliquerait également pourquoi les différences dans les activités cérébrales ne se trouvaient pas dans les régions prévues. Peut-être son patient et ceux de Sirsi partageaient-ils le même trouble, un trouble de nature non pas perceptuelle ou linguistique, mais cognitive ? Peut-être que le gène, ayant raté sa cible, avait aboli chez eux la capacité de distinguer les sexes de l’humanité ?
« Je sais que cela peut sembler étrange, concluait-elle, mais cela ne l’est pas plus que l’héminégligence ou la vision aveugle. » La vision aveugle, une condition qui résulte de lésions dans certaines zones du cerveau, entraîne un aveuglement apparemment total ; pourtant, lorsque le chercheur lui demande expressément de deviner à quel endroit une lumière a été placée, le patient souffrant de ce trouble indique la bonne direction la majorité du temps, et ce tout en continuant d’affirmer être incapable de voir. L’héminégligence est une perte de conscience affectant la moitié du corps ; certaines victimes ne se lavent que partiellement et rejettent ardemment toute responsabilité quant au comportement de leur propre bras gauche.
TROUVER LE GENE
Sirsi était suffisamment intrigué par l’hypothèse de Botkin pour contacter son ancienne domestique au Rajasthan. Après une épuisante et coûteuse série d’appels internationaux, il tenta de la convaincre de parler à la famille qu’il avait auparavant étudiée et de lui rapporter toute étrangeté liée à leur façon d’utiliser les pronoms. A peine avait-il soumis cette requête cependant que la domestique répondait par l’affirmative : plusieurs membres de cette étrange famille avaient bel et bien agi comme si elle était un homme. Elle ne l’avait pas mentionné auparavant parce que cela lui avait semblé sans importance : l’étude ne portait-elle pas sur le langage ? Sirsi dut ravaler sa frustration ; après tout, il s’était montré délibérément vague à propos du sujet de ses recherches dans le but de l’empêcher d’influencer accidentellement le résultat.
Sirsi et Botkin ne pouvaient se rendre sur l’heure au Rajasthan ; ils durent donc utiliser des échantillons que le premier avait collecté précédemment dans le but d’identifier le gène lié à l’agénésie de l’idéation du genre et dans l’espoir de le retrouver chez des familles plus proches de leurs domiciles. Une analyse préliminaire établit six gènes candidats sur le chromosome X ; ces derniers se retrouvaient chez tous les membres affectés de la famille mais pas chez les autres. Deux de ces gènes avaient des fonctions bien connues et pouvaient donc être éliminés, mais Botkin devait encore trouver et interroger des personnes possédant les quatre autres. Dix années auparavant cela aurait constitué une tâche insurmontable ; la mise à disposition de la banque de données génétiques rendait cependant la chose faisable, bien que difficile (les êtres humains s’inquiètent de façon bien compréhensible quand on leur demande de venir effectuer des tests sur la base d’un échantillon de cellule prélevé cinq ans plus tôt).
Sirsi et Botkin finirent par trouver un individu triant les photographies d’hommes et de femmes avec une justesse légèrement inférieure à celle d’un tirage au hasard. Trois femmes et un homme se virent finalement diagnostiquer la condition (désormais appelée génagnosie) malgré une tendance dans la famille à rejeter l’idée de quelque chose clochant avec leur vision du genre. Les génagnosiques semblaient compenser leur déficience en évitant d’user tout pronom genré pour désigner une personne tant qu’ils n’avaient pas réussi à obtenir de quoi deviner le sexe de cette dernière. Cette méthode fonctionnait avec une relative efficacité dans une langue comme l’anglais, dans laquelle seuls les pronoms sont genrés, mais se révélait inutile en hindi.
Afin d’éviter tout biais inconscient dans la sélection des photographies, Sirsi et Botkin utilisèrent pour leur première expérience des films sur DVD : un ordinateur lançait des séquences tirées aléatoirement de plusieurs disques placés dans un carrousel et, usant de synthèse vocale, posait une question piochée dans une liste au hasard. Les génagnosiques de l’étude se montrèrent capables de répondre correctement à « Où est l’actrice ? » avec « Elle est derrière la plante » et à « Où est l’acteur ? » avec « Il est sur l’aile de l’avion » – démontrant qu’ils pouvaient utiliser le pronom correctement du moment qu’ils avaient une idée du genre de la personne dont ils parlaient. A l’inverse, quand le hasard produisait un inversement des pronoms – c’est-à-dire quand une question demandait la description d’une « actrice » et que la seule personne à l’écran était John Travolta – le sujet utilisait le genre improprement attribué au lieu de lui substituer un pronom plus adéquat. Pour les questions n’apportant aucun indice quant au genre de la personne à l’écran, ils faisaient référence au moins quarante pour cent du temps à Arnold Schwarzenegger en utilisant le pronom « elle » et à Meryl Streep en utilisant « il ». Un groupe de contrôle atteignit les cent pour cent dans cette tâche.
Dans une autre expérience, Sirsi et Botkin demandèrent à des génagnosiques de choisir des photographies représentant des partenaires affectifs potentiels. Les objets de désir pour lesquels ils optèrent présentaient un ratio entre hommes et femmes de presque 1 pour 1. On peut se demander comment trois générations successives de génagnosiques ont pu se marier légalement ; peut-être ont-ils répondu aux encouragements ou aux découragements d’amis ou de proches épargnés, peut-être ont-ils été guidés par des préférences pour certains actes sexuels que même un génagnosique pouvait comprendre. Sirsi tenta de sonder les plus vieux membres de la famille sur le sujet mais finit par décider que le thème était trop délicat à aborder. Il réussit en revanche à déterminer par expérience qu’un jeune génagnosique qui exprimait régulièrement son mépris pour les homosexuels était en fait incapable de différencier un couple de même sexe d’un couple de sexes opposés.
« JE NE CROIS PAS QUE CE SOIT MOI »
Quelques fois une expérience en dit davantage sur les expérimentateurs que sur leurs sujets. A l’origine, plutôt qu’une voix synthétique pour poser les questions, Sirsi et Botkin utilisaient des étudiants-chercheurs à qui ils n’avaient pas révélé ce que l’enquête visait à prouver. Ces assistants avaient cependant dû être remplacés les uns après les autres après s’être disputés avec les sujets à propos de leurs réponses. « Il y a quelque chose avec cette maladie, dit Sirsi. Quand un prosopagnosique tente d’identifier une image, vous le regardez faire dans un état d’horreur muette. Quand un génagnosique dit que Glenn Close est un homme, votre instinct vous dit qu’il est seulement en train de se moquer de vous. »
Les transcriptions de ces disputes ont été préservées et elles se montrent en un sens plus saisissantes que les résultats officiels des expériences. Un nouvel assistant, ébahi par le fait qu’un sujet avait désigné Danny DeVito comme une « actrice », a continué de poser la même question encore et encore, devenant de plus en plus agacé à chaque fois, avant de finalement balancer un « L’un de nous deux a tort, et je ne crois pas que ce soit moi. »
Sirsi et Botkin finirent par comprendre que l’étendue exacte du trouble de leurs sujets devrait être déterminée par un long entretien, qui produisit l’échange remarquable suivant :
Sirsi : certaines personnes ont-elles des seins ?
X : … oui.
Sirsi : quelles personnes ?
X : toutes.
Sirsi [reprenant] : des seins plus gros que des tasses à thé ?
X : certaines.
Sirsi : est-ce que certaines personnes peuvent donner naissance à des enfants à partir de leur propre corps ?
X : certaines.
Sirsi [triomphant] : bon, et les deux groupes dont nous venons de parler, désignent-ils finalement les mêmes personnes ?
X réfléchit à cette question pendant près de quinze secondes avant de répondre « parfois ». Quand Sirsi répéta la question quelques minutes plus tard, X répondit la même chose, gêné ; quand on le lui demanda une nouvelle fois la semaine suivante, X dut une nouvelle fois réfléchir avant de répondre. X ne se souvenait pas de l’association entre seins et enfants d’une session à l’autre. Peu importe à quel point on le lui répétait, il était impossible de le convaincre de combiner plusieurs observations individuelles portant sur les hommes et les femmes en un concept unifié de genre.
LE MODELE DE LA NUCLEATION
Ce résultat conduisit Sirsi à la théorie des idées innées qu’il présenta dans son célèbre article intitulé « Congenital Agenesis of Gender Ideation in a Midwestern Family » (Journal of Neurolinguistics No. 20, 2006, pp. 35-44). « X était capable de comprendre les corrélations entre les différents traits constitutifs de la masculinité et de la féminité, mais il ne parvenait pas à retenir cette information – comme s’il ne disposait pas de casier lui permettant de l’archiver. »
Sirsi compare l’esprit à un fluide dans lequel toutes les données brutes issues de la perception vont se dissoudre. Un concept inné, un peu à la manière d’un germe cristallin, peut pousser les idées à se solidifier autour de lui ; certaines perceptions se cristalliseront quand d’autres resteront à l’état dissout. Un germe différent pourrait bien sûr produire des idées différentes, mais un germe donné ne produira en revanche pas de cristal si la solution ne contient pas le bon type de perceptions. C’est ce qui permet d’empêcher les concepts innés de produire des modèles mentaux radicalement opposés à ce dont nous faisons l’expérience.
Le chercheur oppose son modèle de la nucléation au « modèle mandatoire » que nous pourrions être tentés d’adopter suite à la découverte des idées innées. Nous pourrions partir du principe que les idées sont nées sous le contrôle direct de notre compréhension ; si tel était le cas, nous serions incapables de faire évoluer notre esprit ou d’apprendre quoi que ce soit. Selon le modèle de la nucléation, les idées innées se contentent d’aider nos perceptions à se structurer ; ainsi, les informations éphémères et locales sur les sexes, comme par exemple la différence de tenues vestimentaires ou de coiffures, peuvent intégrer nos idées sur le genre (un peu comme une impureté dans un cristal) et ce même si elles sont trop variables pour être directement programmées par nos gènes. Des perceptions utiles peuvent également languir dans l’inconscient faute de germe approprié ; au-delà d’une certaine concentration cependant, les idées sont susceptibles de pouvoir précipiter sans germe. Il est vrai que l’idée de genre ne s’est pas cristallisée dans l’esprit de X alors même que Sirsi tentait de l’implanter à l’aide d’associations élémentaires, mais le chercheur espère que d’autres idées se révéleront plus malléables.
LES JUMEAUX DU MINNESOTA
Alors qu’elle travaillait encore en qualité de thérapeute professionnelle à l’hôpital de St Eleggua à Minneapolis, Botkin reçut un jour un coup de téléphone d’un étudiant qui effectuait des recherches sur des jumeaux parfaits. Des chercheurs avaient en effet retrouvé « son gène » chez une paire de jumeaux ; ces derniers, cependant, ne présentaient aucun signe de trouble de l’idéation du genre. Il lui demanda si une rencontre l’intéresserait.
Botkin répondit par l’affirmative et appliqua sa technique habituelle, demandant aux sujets d’identifier des photographies mais en utilisant cette fois uniquement des photos de docteurs en tenue de chirurgie (son raisonnement était qu’un tel costume épicène serait susceptible de détecter même un trouble soigneusement dissimulé). Les jumeaux réussirent pourtant à identifier toutes les images comme présentant un homme ou une femme à l’exception d’une seule : celle du docteur Lisa D’Aout, une urologue spécialisée en pédiatrie, qu’ils refusèrent de classifier. Poussés à s’y essayer, chaque jumeau produisit de son côté le même mot, appartenant à une forme de langage personnel qu’ils partageaient tous deux depuis l’enfance, avant de refuser d’en dire davantage.
Déroutée par le résultat, Botkin se mit à réfléchir à voix haute dans la cafétéria de l’hôpital : quel trait chez D’Aout avait bien pu produire l’étonnante réponse des jumeaux ? Une infirmière avec laquelle elle dînait lui expliqua finalement ce qu’apparemment tout le monde dans le service savait mais qu’elle ignorait : D’Aout était une pseudo-hermaphrodite féminin. Elle avait poursuivi l’hôpital en 2001 dans un procès qui avait fait jurisprudence et permis d’appliquer la clause sur les personnes transgenres du Human Rights Act du Minnesota aux personnes intersexuées.
Botkin expliqua ses résultats à D’Aout qui se montra sceptique ; après avoir été présentée aux jumeaux, elle accepta néanmoins d’envoyer une demande de photographies à la lettre de diffusion d’une organisation nationale regroupant des personnes intersexuées. Les jumeaux furent non seulement capables de distinguer ces photographies des autres, mais ils réussirent également à repérer avec précision les différentes sous-conditions qu’elles recouvraient tels que les hermaphrodites véritables, les agénésiques gonadiques et les pseudo-hermaphrodites masculins et féminins. Les résultats les plus impressionnants impliquaient des femmes présentant un syndrome d’insensibilité aux androgènes et dotées de chromosomes XY : les jumeaux réussirent en effet à les distinguer de celles possédant le chromosome XX sans jamais se tromper et avec pour seule base une photographie de la tête et des épaules ; un exploit qu’aucun endocrinologue de l’équipe n’aurait su reproduire !
Personne n’avait dit aux jumeaux ce que l’étude était censée prouver mais à ce stade de l’enquête ceux-ci avaient compris ce qu’il en était, aussi Botkin leur demanda-t-elle s’ils étaient capables de fournir d’autres informations, cette fois sur les photographies de contrôle. Après une certaine hésitation (que Botkin attribue non à la difficulté de la tâche mais à une crise de confiance), ils prirent la pile de portraits et les trièrent selon 22 catégories, chacune correspondant à un mot issu de leur langage personnel. Botkin attribua un nombre aux catégories et commença à chercher leur signification. On découvrit par la suite que les numéros 9 et 21 désignaient respectivement les femmes nées avec une clitoromégalie et les hommes avec une hypospadias, deux conditions cosmétiques mineures affectant les organes génitaux et n’ayant aucun effet connu sur l’apparence extérieure. La catégorie 6 englobait des personnes obtenant des scores élevés sur le test de Bem portant sur l’androgynie psychologique. Une fois encore, il est difficile de savoir comment ce trait a pu être repéré à travers une photographie, mais les identifications faites par les jumeaux se sont révélées reproductibles. Le numéro 18, dont le sens biologique exact est encore flou, comprenait un nombre disproportionné de personne ayant des antécédents familiaux d’ostéoporose ; on a depuis diagnostiqué des pertes osseuses chez deux femmes et un homme de cette pile. Plus surprenant encore, les catégories 4 et 9 identifiaient des hommes et des femmes qui prenaient des hormones sexuelles artificielles au lieu de les produire naturellement, même lorsque c’était là la conséquence d’une hystérectomie ou d’une castration accidentelle plutôt qu’un problème génétique.
Des neuf catégories échappant encore à l’analyse, Botkin dit : « Je suis convaincue qu’elles identifient de véritables traits elles aussi. Il y a comme une sorte de ressemblance entre les personnes que chaque groupe contient. Je me suis retrouvée à croiser quelqu’un et à me dire ‘Je suis sûre que c’est un huit. Ce doit en être un.’ Je peux le voir, mais je ne peux pas le définir. »
« La dernière goutte » comme elle l’appelle, est tombée quand elle a rendu visite aux jumeaux après que son médecin lui ait révélé qu’elle faisait une ménopause précoce. En entendant la nouvelle, les jumeaux échangèrent ce que Botkin appelle « des regards significatifs » et dirent : « Ne vous en faites pas. Votre sexe ne changera pas avant encore quelques années. » Ce qui fut bel et bien le cas.
Ces résultats poussèrent Botkin à proposer un nouveau modèle pour l’influence des gènes sur l’idéation du genre, suggérant que les patients atteints de génagnosie ne souffraient pas d’un manque mais au contraire d’un surplus d’informations ; ainsi, les concepts de « mâle » et de « femelle » désigneraient un nombre de variations bien trop vaste pour être compris. Ce que le gène endort, c’est en fait une capacité de filtrage qui nous dit quelles informations ignorer. Les jumeaux que Botkin a étudiés étaient capables de surmonter ce handicap, aidés par leur grande intelligence et peut-être par leur capacité à comparer leurs notes.
Confirmer ce modèle des concepts innés nécessitera cependant plus de preuves qu’une simple paire de jumeaux. L’un d’entre nous (Sirsi) continue de préférer le modèle de la nucléation, que la plupart de nos collègues ont jugé plus plausible. La capacité des jumeaux à différencier les hommes des femmes pourrait en effet s’expliquer par une pénétration variable du gène de la génagnosie ; leurs exploits identificatoires pourraient être dupliqués par d’autres avec une pratique suffisante. Des études supplémentaires seules nous permettront d’être fixés.
LA VOIX DU TOURBILLON
Comme nous le faisions remarquer au début de cet essai, les philosophes parlent des idées innées depuis Platon. La plupart ont supposé que celles-ci provenaient directement de Dieu et devaient donc être vraies. Si nous découvrons qu’elles sont en réalité issues de l’évolution, elles n’auront alors plus de raison d’être nécessairement justes car elles se contenteront de pousser à la reproduction de ces gènes mêmes qui les produisent. Même les penseurs modernes qui embrassent le concept des idées innées, comme Noam Chomsky, ont été souvent incapables d’envisager cette possibilité. C’est ce que dit Geoffrey Samson en 1980 dans son Making Sense : « Chomsky rejette la possibilité que nous puissions avoir des prédispositions naturelles qui nous pousseraient à analyser le monde selon des concepts inappropriés ou à adopter de fausses croyances ; logiquement, cela serait pourtant parfaitement compatible avec la notion de cerveaux limités à la naissance » (p. 6).
Nos découvertes n’offrent aucune défense contre cette troublante suggestion. Nous pourrions bien nous accrocher à des idées erronées parce que c’est ce qu’exige notre organisation mentale ; nous pourrions rejeter des faits parce que nos esprits ne parviennent pas à les concevoir. Même la science, en dépit de tous ses mécanismes d’auto-correction, pourrait bien se révéler à jamais incapable d’atteindre certaines vérités. Le docteur Anne Marlowe-Shilling, une critique renommée pour ses recherches sur la différence entre les sexes, nous rappelle que si des milliers d’études ont été entreprises pour démonter l’existence de capacités ou de traits de personnalité liés au sexe, jusqu’à notre découverte accidentelle aucune n’a été lancée pour déterminer si certaines personnes n’étaient pas génétiquement prédisposées à croire à un « sexe du cerveau ». Des recherches préliminaires indiquent en effet que la propension à effectuer des études sur ce sujet est au moins autant influencée par la génétique que tous les traits analysés par de tels travaux. Un de nos étudiants-chercheurs tente actuellement de trouver un gène qui déterminerait pour une personne travaillant sur le sexe du cerveau les chances de déboucher sur un résultat positif.
Comment savoir alors si nous savons quoi que ce soit ? La découverte à l’origine de cette question pourra éventuellement nous fournir une réponse. Peut-être un jour parviendrons-nous à transcender les limites de la connaissance humaine grâce à des personnes comme les jumeaux de Botkin et la famille du Rajasthan. Sirsi a entamé une série de travaux visant à savoir si les perceptions des génagnosiques ne sont pas en réalité plus précises que celles des autres humains. Quand on leur demande de trier des personnes photographiées selon les traits « petit », « moyen » et « grand » et ce sans faire aucune référence au sexe, leurs choix corrèlent parfaitement avec les normes statistiques. De leur côté, la plupart des sujets de contrôle ne parviennent pas à écarter le genre de leurs considérations, même lorsqu’on leur demande expressément de le faire.
Sirsi rappelle que d’autres humains peuvent égaler la précision des génagnosiques dans le classement par la taille si on leur donne la taille moyenne et si on leur montre des photographies de personnes se tenant devant un élément de mesure (comme lors d’une séance d’identification policière). La cognition générale peut peut-être surmonter les prédispositions qui nous ont été imposées par les idées innées. Le chercheur cite une étude au cours de laquelle un chimpanzé devait choisir entre deux piles de bonbons avant de recevoir comme récompense la pile qu’il n’avait pas choisie (Boysen et Bernston, 1995). Alors même qu’il comprenait clairement les règles du jeu, l’animal choisissait le plus gros tas à chaque fois… avant de se couvrir immédiatement les yeux en signe de honte au moment où il réalisait qu’il s’était une fois de plus fait piéger par son instinct. Lorsque les chercheurs enseignèrent au singe les chiffres arabes, cependant, ce dernier parvint à choisir le nombre le plus petit pour obtenir la récompense la plus grosse. Utiliser des chiffres plutôt que de vraies sucreries semble avoir aidé le chimpanzé à surmonter une réponse instinctive et à utiliser la cognition générale à la place. Sirsi laisse entendre que les humains pourraient se montrer « malins comme des singes » : nous pourrions nous aussi utiliser la cognition générale pour surmonter nos idées innées si nous nous accrochions à des manipulations et des quantifications symboliques et tentions de ne pas écouter le « bon sens ».
Botkin soupçonne cependant le problème d’être plus profond encore. Pour elle, plutôt que d’appliquer la cognition générale à un problème habituellement réglé par son propre organe cognitif, les jumeaux ont substitué une fonction spécialisée à une autre. « La plupart des gens pensent que la cognition générale est une sorte de fluide qui fonce remplir les trous laissés entre les idées innées, dit-elle. Je pense que le cerveau ressemble plus à une boîte pleine d’outils spécialisés, mais s’il manque à votre coffre un marteau, vous pouvez toujours enfoncer des clous à l’aide d’un tournevis. »
Elle soupçonne en particulier les jumeaux d’avoir converti une fonction cérébrale ordinairement utilisée pour reconnaître les espèces animales. Contrairement à l’organe d’idéation du genre, cette faculté ne se base pas sur une division en deux classes seulement et ne filtre donc pas uniquement ce type d’informations. Elle se montre suffisamment sélective, cependant, pour leur permettre d’utiliser les pronoms. « Les jumeaux nous disent : « Imaginez que les sexes soient comme des espèces». Ils ne compensent pas à l’aide de la cognition générale mais à l’aide d’une métaphore. »
« Les gens veulent croire en la cognition générale, ajoute-t-elle. Nous voulons croire que le cerveau est une sorte de machine universelle de traitement capable de tout faire : apprendre n’importe quel fait possible, entretenir n’importe quelle idée ; quand ils tombent sur quelque chose comme un module séparé pour l’idéation du genre, ils se contentent de dire que celui-ci ne fait pas partie de la cognition générale, mais continuent d’y mettre tout le reste. Peut-être ont-ils raison. Mais que se passera-t-il si nous continuons de détacher des fragments de cognition générale, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien ? »
Si Botkin a raison, les idées innées ne nous laisserons jamais entièrement libres. En appliquant plusieurs métaphores de manière successive nous pourrions être capables de limiter leurs effets ; mais même si nous les surmontions toutes, nous ne pourrions jamais être sûrs d’avoir réussi. Notre connaissance du monde, si elle n’est pas entièrement illusoire, est filtrée à travers un narrateur dont les biais nous privent d’un accès direct à la vérité.
« Il est facile d’agir comme si rien n’avait changé, laisse entendre Botkin. La plupart du temps je ne pense même pas aux implications de ce que nous avons trouvé. Et puis je rencontre quelqu’un, et je commence à me dire « C’est un douze. Je suis sûre que c’est un douze. Comment je sais que c’est un homme ? »
par Raphael Carter
publié dans N° 12
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