Avant le concert, nous volons la tête du maître.
La nécropole est une obscure forêt de champignons en béton dans la nuit bleue de l’Antarctique. Nous sommes blottis dans une bulle de brouillard utilitaire fixée au flanc sud abrupt du Nunatak, la vallée glaciaire.
Le chat se lave à coups de langue. Il empeste une infinie confiance en lui.
« Tu es prêt ? Nous n’avons pas toute la nuit », lui dis-je.
Il me lance un regard vaguement offensé et endosse son armure. Composé de boîtes quantiques, ce tissu enveloppe son pelage tigré comme une huile vivante. En ronronnant tout bas, le chat teste ses griffes de diamants contre une saillie rocheuse glacée. Ce bruit me fait grincer des dents, et dans mon ventre des papillons aux ailes coupantes comme des rasoirs se réveillent. Je vois le pare-feu brillant et impénétrable de la cité des morts chatoyer dans mon champ de vision à réalité augmentée. On dirait des lumières arctiques captives.
Il est temps que le Gros Chien aboie, me dis-je. Le laser de mon casque lance une prière lumineuse d’une nanoseconde dans le ciel indigo, juste suffisante pour lâcher un unique bit quantique là-haut, vers l’inconnu. Ensuite, nous attendons. Je remue la queue et un sourd grognement enfle dans mon ventre.
Comme prévu, il se met à pleuvoir du code fractal rouge. Ma vision à réalité augmentée s’éteint, incapable de traiter le torrent d’informations qui se déverse sur le pare-feu de la nécropole comme une pluie de mousson. Les aurores boréales, captives, tremblotent et s’évanouissent.
Je crie au chat : « Vas-y ! »
Une joie sauvage explose en moi, comme quand je cavale après le Petit Animal qui hante mes rêves.
« Maintenant ! Vas-y ! »
Le chat se jette dans le vide. Les ailes de son armure se déploient et captent le vent glacial. Hilare, le petit félin chevauche le courant descendant comme un cerf-volant chinois.
Aujourd’hui, je ne me rappelle plus trop comment ça a commencé. Il n’y avait pas de mots à l’époque, juste des sons et des odeurs : le métal, la saumure, le martèlement constant des vagues contre les pontons. Et dans le monde, il n’existait que trois choses, toutes parfaites : mon bol, la Balle, et la main ferme du Maître sur ma nuque.
Je sais maintenant que l’Endroit était une vieille plate-forme pétrolière que le Maître avait achetée. Ça sentait mauvais quand nous sommes arrivés, une odeur piquante, pétrole et produits chimiques. Il y avait des cachettes partout, des coins et des recoins secrets, et une hélisurface où le Maître et moi, on jouait à la Balle. Quand elle tombait à la mer – souvent –, les robots du Maître, des petites libellules en métal, allaient la récupérer.
Le Maître était un dieu. Lorsqu’il se mettait en colère, sa voix résonnait comme un fouet invisible. Son odeur remplissait le monde.
Quand il travaillait, j’aboyais aux mouettes ou je poursuivais le chat. Nous nous battions parfois, lui et moi. J’ai toujours une cicatrice pâle sur le museau. Mais une certaine entente a fini par naître entre nous. Sur la plateforme, les endroits ténébreux appartenaient au chat, tandis que je régnais sur le pont et le ciel. Nous étions les Hadès et Apollon du royaume du Maître.
Mais la nuit, lorsque le Maître regardait de vieux films ou écoutait des disques sur son vieux gramophone grinçant, nous nous couchions ensemble, à ses pieds. Parfois, quand le Maître sentait la solitude, il me laissait dormir près de lui dans sa petite cabine, et je me blottissais dans la chaleur et l’odeur divines.
C’était un monde minuscule, mais c’était le seul que nous connaissions.
Le Maître passait beaucoup de temps à travailler, ses doigts dansant sur le clavier projeté de bureau en acajou. Et toutes les nuits, il se rendait dans la Pièce, seul endroit sur la plate-forme dont l’accès m’était interdit.
Un jour, je me suis mis à rêver du Petit Animal. Maintenant encore, je me souviens de son odeur, attirante et inexplicable : os enterrés, lapin en fuite… irrésistible.
Dans mes rêves, je le pourchassais sur une plage de sable, la truffe collée aux minuscules et succulentes traces de pattes que je suivais le long de sentiers sinueux et dans les herbes hautes. Je ne le perdais jamais de vue plus d’une seconde, cet éclair de fourrure blanche que je percevais du coin de l’œil.
Un jour, il m’a parlé.
« Approche, m’a-t-il dit. Viens apprendre. »
L’île du Petit Animal regorgeait de lieux oubliés. Cavernes labyrinthiques, traits dans le sable devenant des mots quand je les regardais, odeurs qui chantaient les airs du gramophone… Il était mon professeur, et je l’écoutais. À chaque réveil, j’étais un peu plus éveillé. Et le jour où j’ai vu le chat contempler les robaraignées avec une lueur de conscience, j’ai réalisé que la nuit, il allait quelque part, lui aussi.
J’en suis venu à comprendre ce que disait le Maître quand il parlait. Ces sons qui jusqu’alors ne signifiaient que la colère ou le bonheur sont devenus la parole de mon dieu. Il s’en rendait compte, souriait, m’ébouriffait les poils. Ensuite, il s’est mis à nous parler davantage, au chat et à moi, durant les longues soirées où la mer était noire comme du pétrole, quand les vagues faisaient résonner la plate-forme comme une cloche. Il avait une voix très grave, profonde et douce. Il nous parlait d’une île, sa terre natale, une île au milieu d’une mer immense. J’ai ressenti son amertume, et pour la première fois, j’ai compris qu’il y a toujours d’autres mots derrière les mots, des mots qu’on ne prononce jamais.
Le chat attrape sans problème le courant ascendant. Pendant une fraction de seconde, il flotte, immobile, puis il s’accroche au flanc de la tour. Utilisant un code simulant le contact d’un oiseau ou d’un éclat de glace charrié par le vent, ses griffes endorment le béton intelligent.
Il feule et crache. Les nanites de son estomac se fixent à la paroi, la désassemblent, commencent à la ronger. Un trou rond apparaît. L’attente est insupportable. Le chat verrouille les exo-muscles de son armure et se laisse pendre patiemment. Au bout d’un moment, une ouverture aux bords irréguliers se profile dans le mur, et le chat se glisse à l’intérieur. Mon cœur bat la chamade. Je passe de la réalité augmentée aux caméras placées dans les iris du chat. Il se déplace comme un éclair dans le puits de ventilation, comme un acrobate aux mouvements saccadés, hyper accélérés, le métabolisme en surmultiplié. Je remue de nouveau la queue. Nous arrivons, Maître, me dis-je. Nous arrivons.
J’ai perdu ma Balle le jour où le faux maître est arrivé.
Je l’ai cherchée partout. J’ai passé une journée entière à renifler dans tous les coins. J’ai même bravé les couloirs ténébreux du royaume du chat, sous le pont, mais je ne l’ai pas retrouvée. Finalement, j’ai eu faim et je suis retourné dans la cabine. Et là, il y avait deux maîtres ! Quatre mains pour me caresser… Deux dieux, un vrai et un faux.
J’ai aboyé. Je ne savais pas quoi faire. Le chat m’a regardé avec un mélange de pitié et de dédain, en se frottant aux deux paires de jambes.
« Tout doux, tout doux, m’a dit l’un des maîtres. Nous sommes quatre, maintenant. »
J’ai fini par pouvoir les différencier. À cette époque, le Petit Animal m’avait montré comment voir au-delà des odeurs et des apparences. Le Maître de mes souvenirs était un homme trapu, entre deux âges, aux cheveux grisonnants. Le nouveau maître était jeune, à peine adulte, beaucoup plus mince, avec le visage d’un chérubin en acajou. Le Maître aurait bien aimé que je joue avec le nouveau maître, mais je ne voulais pas. Son odeur était trop familière, et tout le reste trop différent. Dans ma tête, je l’ai surnommé le faux maître.
Les deux maîtres travaillaient ensemble, se promenaient ensemble et passaient beaucoup de temps à discuter en employant des mots que je ne comprenais pas. J’étais jaloux. Une fois, j’ai même mordu le faux maître. Pour me punir, on m’a laissé sur le pont toute la nuit, alors qu’il y avait de l’orage. J’ai peur du tonnerre, moi. De son côté, le chat semblait se plaire en compagnie du faux maître, et je le haïssais pour ça.
Je me rappelle la nuit où les maîtres se sont disputés pour la première fois.
« Pourquoi as-tu fait ça ? a demandé le faux maître.
— Tu le sais très bien, a répondu le maître. Tu t’en souviens. » Il parlait d’un ton sombre. « Parce que quelqu’un doit leur montrer que nous n’appartenons à personne d’autre qu’à nous-mêmes.
— Tu veux dire que je t’appartiens ? C’est ça que tu penses ? a lancé le faux maître.
— Bien sûr que non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Certains pourraient le prétendre. Tu as pris un algorithme génétique et tu lui as dit de créer dix mille versions de toi-même, avec des variations aléatoires, pour choisir celle qui ressemblerait à ton fils idéal, un fils que tu pourrais aimer. Tu as fait travailler la machine jusqu’à ce qu’elle lâche. Ensuite, tu m’as imprimé. C’est illégal, tu sais. Et pour une bonne raison.
— Les Pluriels ne sont pas de cet avis.
— Tu parles trop aux Pluriels. Ils ne sont plus humains.
— On croirait entendre les robots de relations publiques de VecTech !
— Je parle comme toi, pourtant. Je reflète tes doutes. Tu es sûr que tu as bien agi ? Je ne suis pas Pinocchio, et toi, tu n’es pas Geppetto ! »
Le Maître a gardé le silence pendant un long moment.
« Qu’en sais-tu ? a-t-il finalement répliqué. Nous avons peut-être besoin de Geppettos. Plus personne ne crée rien de nouveau, même pas des poupées en bois qui s’animent ! Quand j’étais jeune, nous étions tous persuadés qu’il allait se passer quelque chose de merveilleux. Des enfants de diamant dans le ciel, des anges sortant des machines… Des miracles ! Mais nous avons laissé tomber juste avant l’arrivée des fées.
— Je ne suis pas ton miracle.
— Si, tu l’es.
— Tu aurais au moins pu te recréer en femme, ça aurait été moins frustrant ! » a rétorqué le faux maître d’un ton cinglant.
Je n’ai pas entendu le coup, je l’ai ressenti. Le faux maître a poussé un cri et s’est précipité dehors. Il a failli trébucher sur moi. Le Maître l’a regardé partir. Ses lèvres bougeaient, mais les mots étaient inaudibles. J’ai émis un petit bruit pour le consoler, mais il ne m’a même pas regardé. Il est retourné dans sa cabine et il s’est enfermé. J’ai gratté à la porte, mais il ne m’a pas ouvert, alors je suis remonté sur le pont, à la recherche de ma Balle.
Le chat a fini par découvrir la chambre du maître.
Elle est remplie de têtes. Des têtes sans corps qui flottent en l’air, suspendues dans des cylindres de diamant. La tour exécute l’ordre que nous envoyons dans son système nerveux drogué : l’une des colonnes se met à clignoter. En voyant ce visage bleu et froid sous le diamant, je chantonne tout bas « Maître, Maître… » Mais je sais très bien que ce n’est pas le Maître. Pas encore.
Le chat tend sa prothèse, et la surface intelligente éclate comme une bulle de savon. « Fais très attention, maintenant », lui dis-je. Le petit félin feule, mécontent, mais il m’obéit. Il pulvérise des nanites de conservation sur la tête, puis la place avec précaution dans son sac à dos doublé de gel.
La nécropole se réveille enfin : les dommages causés par le hacker céleste sont presque réparés. Le chat prend l’itinéraire qu’il a prévu pour s’échapper et repasse en mode accéléré. Grâce à notre lien sensoriel, je ressens les battements saccadés de son cœur.
C’est le moment d’éteindre la lumière. Mes yeux se polarisent à la façon de lunettes noires. Émerveillé par la sensibilité de mes mains russes greffées, je soulève le lanceur Gauss et j’appuie sur la détente. Le lanceur tressaille à peine, un trait de lumière monte vers le ciel… La charge nucléaire qu’il charrie est toute petite, à peine une décatonne. Ce n’est même pas une ogive au plutonium, c’est une minuscule bombe au hafnium, bien suffisante pour allumer pendant quelques instants un petit soleil au-dessus de la cité-mausolée. Une seule pulsation ciblée du maser et pendant un moment, la voilà aussi morte que ses habitants.
La lumière est un souffle blanc presque tangible par son intensité, et la vallée semble creusée dans un ivoire brillant. Le bruit blanc crache à mes oreilles comme le chat quand il est furieux.
Pour moi, les odeurs n’étaient pas seulement des sensations, elles constituaient ma réalité. Je sais maintenant que ce n’est pas loin de la vérité : les odeurs sont des molécules, donc des parties de ce qu’elles représentent.
Le faux maître n’avait pas la bonne odeur, et au début, ça m’a plongé dans la confusion. C’était presque l’odeur d’un dieu, mais pas tout à fait. Plutôt celle d’un dieu déchu, je dirais.
C’est comme ça qu’il a fini, d’ailleurs.
Je dormais sur le divan du Maître quand ça s’est passé. Je me suis réveillé en entendant une respiration lourde et des pieds nus qui frottaient sur le tapis. Ça m’a arraché d’un rêve où le Petit Animal s’évertuait à m’apprendre la table de multiplication.
Le faux maître me regardait.
« Tout doux, gentil toutou », m’a-t-il chuchoté. J’ai voulu aboyer, mais cette fausse odeur presque vraie était trop forte. Je me suis contenté de remuer la queue, lentement, sans conviction. Le faux maître s’est assis à côté de moi sur le divan et m’a gratté les oreilles d’un air absent.
« Je me souviens de toi, m’a-t-il dit. Je sais pourquoi il t’a créé. Un souvenir d’enfance animé. »
Il m’a souri. Il n’avait jamais autant senti l’amitié.
« Je sais ce que ça fait. »
Ensuite, il a poussé un soupir, s’est levé et a disparu dans la Pièce. Et là, j’ai compris qu’il allait faire quelque chose de mal, et je me suis mis à aboyer aussi fort que je le pouvais. Le Maître s’est réveillé, et quand le faux maître est revenu, il l’attendait.
« Qu’est-ce que tu as fait ? » lui a-t-il demandé, blanc comme un linge.
Le faux maître lui a lancé un regard de défi : « Ce que tu aurais dû faire ! C’est toi le criminel, pas moi. Il n’y a pas de raison que je souffre. Je ne t’appartiens pas.
— Je pourrais te tuer, lui a lancé le Maître, tellement furieux qu’il m’a fait peur et que j’ai gémi. Et leur dire que je suis toi. Ils me croiraient.
— Oui, mais tu ne le feras pas », a répliqué le faux maître.
Le Maître a soupiré.
« Non, je ne le ferai pas. »
Dans la libellule, je survole la cryotour. J’aperçois le chat sur le toit et je pousse un soupir de soulagement. L’avion se pose avec légèreté. Je ne sais pas vraiment piloter, mais l’esprit lobotomisé du daimon, il sait, lui. C’est la copie illégale d’un pilote de jet du XXIe siècle. Le chat monte à bord, et nous fonçons à Mach 5 vers la stratosphère. Le vent caresse la peau en boîtes quantiques de l’avion.
« Bien joué », dis-je au chat en remuant la queue. Tout en m’observant de ses yeux bridés, il se pelotonne sur le lit de gel prévu pour les accélérations. Je contemple le conteneur posé à côté de lui. Je me fais des idées ou je viens de sentir une bouffée de l’odeur du dieu ?
En tout cas, ça suffit pour que je sombre dans un profond sommeil de chien heureux, roulé en boule à mon tour. Et pour la première fois depuis des années, tandis que nous glissons sur le dos abrupt de l’orbite balistique, je rêve de la Balle et du Petit Animal.
Ils sont arrivés du ciel avant le lever du soleil. Vêtu d’un costume qui sentait le neuf, le Maître est monté sur le pont en tenant le chat contre lui. Le faux maître les suivait, les mains dans le dos. Le félin ronronnait calmement.
Il y avait trois machines, des scarabées noirs qui rasaient les flots, avec des tas de pattes et des ailes transparentes. Ils soulevaient derrière eux un sillage d’écume blanche. Quand ils se sont posés sur le pont, le bourdonnement de leurs ailes m’a vrillé les oreilles.
Celui du milieu a vomi un nuage de brume qui miroitait dans la pénombre. La brume s’est mise à tourbillonner et s’est transformée en une femme à la peau noire, une femme sans odeur. À l’époque, j’avais déjà appris que les choses sans odeur peuvent quand même être dangereuses, alors je lui ai aboyé dessus jusqu’à ce que le Maître me dise de me calmer.
« Monsieur Takeshi, vous connaissez la raison de notre présence », a dit la femme.
Le Maître a hoché la tête.
« Vous reconnaissez votre culpabilité ?
— Non, je la nie, a répliqué le Maître. Techniquement, cette plate-forme est un État souverain, gouverné par mes lois. Ici, l’autogenèse n’est pas un crime.
— Cette plate-forme n’est plus un État souverain, a répliqué la femme. Désormais, elle appartient à VecTech. La justice est rapide, M. Takeshi. Nos robots juristes ont brisé votre constitution dix secondes après que monsieur Takeshi ici présent – elle a désigné le faux maître d’un mouvement du menton – nous a fait part de sa situation. Ensuite, nous n’avions plus le choix. Le juge quantique de l’OMPI que nous avons consulté vous a condamné à la zone lente pour trois cent quatorze ans. De plus, en tant que partie lésée, nous nous sommes vus accorder les droits de votre exécution. Avez-vous quelque chose à déclarer avant l’application de la sentence ? »
Les traits décomposés, le Maître a dévisagé le faux maître, puis a déposé gentiment le chat et m’a gratté les oreilles.
« Prends soin d’eux, a-t-il dit au faux maître. Allez-y, je suis prêt. »
Le scarabée du milieu a bougé, mais tellement vite que je n’ai pas pu voir ce qu’il faisait. La prise du Maître sur la peau flasque de ma nuque s’est resserrée pendant quelques instants, comme les crocs de ma mère, puis s’est relâchée. Quelque chose m’a éclaboussé le pelage et j’ai senti une forte odeur de sang.
Ensuite, il est tombé. J’ai aperçu sa tête dans une bulle de savon qui flottait en l’air. L’un des scarabées l’a avalée, le ventre d’une autre machine s’est ouvert pour accueillir le faux maître, et ils sont repartis. Le chat et moi, nous nous sommes retrouvés seuls sur le pont couvert de sang.
Le chat me réveille : nous nous arrimons au Marquis de Carabas. Telle une baleine des cieux, le zeppelin engloutit notre drone libellule. C’est un cigare de cristal, dont l’épine dorsale bleue saphir composée de nanites luit faiblement. Six kilomètres plus bas, la Cité Accélérée est un ciel criblé d’étoiles au néon ancré au dirigeable avec des câbles d’ascenseur. Tout en bas, je vois les robaraignées les escalader, et je soupire de soulagement. Ce sont des invités qui arrivent, donc nous ne sommes pas trop en retard. Je garde mon pare-feu personnel bien fermé. Je sais qu’un torrent de messages m’attend de l’autre côté.
Nous fonçons au labo. Pendant que le chat sort la tête du Maître avec d’infinies précautions, je prépare le scanner. Le buisson fractal sort de son nid, et ses doigts désassembleurs pas plus grands que des molécules se dressent. Je dois détourner le regard quand je les vois qui commencent à manger le visage du maître. Je triche, je m’enfuis dans la réalité virtuelle, j’y fais ce que je fais le mieux.
Au bout d’une demi-heure, nous sommes prêts. La nanofab crache des disques en plastique noir, que les drones du dirigeable transportent dans la salle de concert. Les papillons en métal se réveillent dans mon ventre, pendant que nous nous dirigeons vers le salon de maquillage. Le Sergent est déjà là, il nous attend. D’ailleurs, à en juger par les mégots de cigarettes qui jonchent le sol, il nous attend depuis un bon moment. Ça pue, et je plisse le museau.
« Vous êtes en retard ! nous lance notre manager. J’espère que vous savez ce que vous faites, bon sang ! Ce spectacle a fait plus de buzz que l’anniversaire du clone de Turin !
— C’était l’idée. Nous sommes plus populaires que Jésus ! », lui dis-je en laissant Anette m’asperger de brouillard cosmétique. Ça chatouille et ça me fait éternuer. Je lance un coup d’œil jaloux au chat. Comme d’habitude, il est parfaitement à l’aise avec son conseiller en image.
Ils nous enfilent les smokings en vitesse, des smokings fabriqués par le dernier tailleur humain de Saville Row.
« Ça va être une jolie peau. Acajou avec une touche de violet… », me fait remarquer Annette.
Elle continue, mais je n’entends plus rien. La musique est déjà dans ma tête. La voix du maître.
Le chat m’a sauvé la vie.
Avait-il vraiment l’intention de le faire ? Je l’ignore. Même maintenant, j’ai encore du mal à le comprendre. Il m’a craché dessus, son dos s’est arqué, il a bondi vers moi et m’a griffé le museau. Ça brûlait comme la braise. Ça m’a rendu fou, malgré ma faiblesse. J’ai aboyé furieusement et je l’ai pourchassé sur le pont. Finalement, je me suis effondré, épuisé, et je me suis rendu compte que j’avais faim. Dans la cabine du Maître, l’autocuisine marchait toujours, et je savais comment demander à manger. Mais à mon retour, le corps du Maître avait disparu. Les robots chargés de l’élimination des déchets l’avaient jeté dans la mer. C’est à cet instant que j’ai réalisé qu’il ne reviendrait pas.
Alors je suis allé me blottir dans son lit. Il ne me restait plus que l’odeur du dieu. L’odeur, et le Petit Animal.
Cette nuit-là, il est venu me voir sur le rivage du rêve, mais pour une fois je ne lui ai pas couru après. Il s’est assis sur le sable et m’a regardé de ses petits yeux rouges. Il attendait quelque chose.
« Pourquoi ? Pourquoi ont-ils pris le Maître ? lui ai-je demandé.
— Tu ne comprendrais pas. Pas encore, m’a-t-il répondu.
— Je veux comprendre. Je veux savoir !
— D’accord. Tout ce que tu fais, tout ce dont tu te souviens, tout ce que tu penses, tout ce que tu renifles, tout laisse des traces, comme des empreintes de pas dans le sable. Et il est possible de les lire. Imagine que tu suis la piste d’un autre chien. Tu peux savoir où il a mangé et uriné, tu peux savoir tout ce qu’il a fait. Les humains font ça avec les empreintes de l’esprit. Ils peuvent les enregistrer et fabriquer un autre toi dans une machine, comme les fausses personnes sans odeur que ton maître regardait à l’écran. Sauf que l’autre toi, le chien à l’écran, lui, il croit qu’il est toi.
— Même s’il n’a pas d’odeur ? » ai-je demandé, perplexe.
« Il croit qu’il a une odeur. Et si tu sais comment faire, tu peux aussi lui donner un nouveau corps. Et si tu meurs, la copie sera si bonne que personne ne fera la différence. Les humains font ça depuis des années. Ton maître a été l’un des premiers, il y a très longtemps. Loin d’ici, des tas d’humains ont une machine pour corps, et ils ne meurent jamais. Il y en a qui ont des petits corps, d’autres des grands, ça dépend du prix qu’ils peuvent y mettre. Il y a des gens qui sont morts et qui sont revenus. »
J’ai essayé de comprendre, mais sans les odeurs, c’était difficile. Ces mots ont pourtant fait naître en moi un espoir insensé.
« Est-ce que ça veut dire que le Maître va revenir ? ai-je demandé, haletant.
— Non. Ton maître a enfreint la loi des humains. Quand les gens ont découvert les empreintes de pattes de l’esprit, ils se sont mis à créer des copies d’eux-mêmes. Certains en ont créé des tas, plus nombreuses que les grains de sable de cette plage. Ça a provoqué le chaos. Partout, toutes les machines, tous les mécanismes contenaient des esprits morts devenus fous. Les Pluriels, c’est ainsi que les gens les ont baptisés, et ils en avaient peur. Et ils avaient de bonnes raisons d’avoir peur. Imagine un millier de chiens chez toi, mais une seule Balle… »
À cette pensée, mes oreilles sont retombées.
« C’est ce qu’ont ressenti les humains, a repris le Petit Animal. Et donc, ils ont décrété la loi suivante : une seule copie par personne. Et ceux qui avaient découvert comment fabriquer des copies – VecTech – se sont mis à intégrer des filigranes aux esprits des gens, un logiciel de gestion des droits censé empêcher les copies illicites. Mais quelques humains – ton maître, par exemple – ont trouvé le moyen de les effacer.
— Le faux maître, dis-je calmement.
— Oui, reconnu le Petit Animal. Il ne voulait pas être une copie illégale. Il a dénoncé ton maître.
— Je veux que le Maître revienne ! »
La colère et le manque s’agitaient en moi comme des oiseaux dans une cage.
« Oui, le chat aussi », a doucement ajouté le Petit Animal.
Soudain, j’ai vu le petit félin assis près de moi sur la plage, ses yeux luisant au soleil. Il me regardait, et il a émis un unique miaulement conciliant.
Après ça, le petit animal est venu chaque nuit nous enseigner des choses.
Ma matière préférée, c’était la musique. Le Petit Animal m’a montré comment transformer la musique en odeurs et comment découvrir des motifs en elle, semblables aux traces d’animaux bizarres et gigantesques. J’ai étudié les vieux disques du Maître et les immenses bibliothèques de son bureau virtuel, et j’ai appris à les mélanger avec les odeurs que je trouvais agréable.
Je ne me rappelle pas lequel de nous a émis l’idée de sauver le Maître. Le chat, peut-être ? Nous ne communiquions vraiment que sur l’île des rêves, où je voyais se dessiner ses pensées dans le sable. Mais c’est peut-être le Petit Animal, ou moi, qui sait ? Après toutes ces nuits passées à en parler, je ne me souviens plus. Mais c’est là que ça a commencé, sur l’île. C’est là que nous sommes devenus des flèches dirigées vers une cible.
Un jour, nous sommes partis. Nous étions prêts. Les robots et la nanofab du Maître nous avaient tissé un planeur disponible en source ouverte, un oiseau aux ailes blanches.
Dans mon dernier rêve, le Petit Animal nous a dit au revoir. Et il a marmonné tout bas quand je lui ai expliqué ce que nous avions prévu.
« Souvenez-vous de moi dans vos rêves, nous a-t-il dit.
— Tu ne viens pas avec nous ? lui ai-je demandé, confondu.
— Ma place est ici. C’est à mon tour de dormir, et de rêver.
— Mais qui es-tu ?
— Les Pluriels n’ont pas tous disparu. Certains se sont enfuis dans l’espace, où ils ont créé de nouveaux mondes. Et il y a une guerre en cours, en ce moment même. Un jour, vous vous joindrez peut-être à nous, là où vivent les Gros Chiens. »
Et il a ajouté en riant : « En souvenir du bon vieux temps ? » Il a plongé dans les vagues, s’est transformé en un gros chien altier au pelage blanc, avec des muscles ondoyants comme l’eau. Et j’ai couru après lui, pour la dernière fois.
Le ciel était gris quand nous avons décollé. De grosses lunettes sur les yeux, le chat pilotait l’avion grâce à une interface neuronale. Nous rasions les vagues noires, nous étions en route. La plate-forme est devenue un petit point sale sur la mer. Tout en la regardant reculer, j’ai compris que je ne retrouverais jamais ma Balle.
Soudain, il y a eu un coup de tonnerre, et un pilier d’eau noir a jailli vers le ciel à l’endroit où s’était trouvée la plate-forme. Je n’en éprouvais aucun chagrin. Je savais que le Petit Animal ne s’y trouvait plus.
Le soleil se couchait quand nous sommes arrivés dans la Cité Accélérée.
Grâce aux leçons du Petit Animal, je savais à peu près à quoi m’attendre, mais ce que j’avais sous les yeux dépassait l’entendement. Il y avait des gratte-ciel de deux kilomètres de haut qui contenaient chacun un monde, avec leur soleil de plasma artificiel, leurs parcs de bonsaïs, leurs centres commerciaux miniatures. Chacun d’eux hébergeait un milliard de lilliputiens, tous pauvres et accélérés. Des humains dont la conscience vivait dans un nanordinateur plus petit que le bout d’un doigt. Des immortels qui n’avaient pas les moyens d’utiliser plus de ressources que des souris sur cette Terre surpeuplée. La ville baignait dans un halo de fées luisantes, minuscules moravecs ailés voletant comme des lucioles humanoïdes. La chaleur perdue de leurs métabolismes suraccélérés la drapait d’un crépuscule artificiel.
L’esprit de la ville nous a dirigés vers une zone d’atterrissage. Par bonheur, le chat savait piloter. Moi, bouche bée, je fixais ces choses qui bourdonnaient, effrayé à l’idée de me noyer dans toutes ces odeurs et ces sons.
Nous avons vendu notre avion pour une bouchée de pain et nous nous sommes aventurés dans les rues animées de la ville. Nous avions l’impression d’être des daikajus, des monstres géants. Les agents sociaux que le Petit Animal m’avait donnés étaient obsolètes, mais ils nous ont quand même permis de nous intégrer dans les réseaux sociaux ambiants. Il nous fallait de l’argent, il nous fallait un travail.
Donc, je suis devenu musicien.
La salle de concert est un hémisphère au cœur du dirigeable, un hémisphère plein à craquer. D’innombrables accélérés miroitent en l’air comme des bougies vivantes, et les costumes de ceux qui ont un corps ne sont pas moins exotiques. Une femme seulement vêtue de feuilles d’automne me sourit. Des clones de la fée Clochette se pressent autour du chat. Nos gardes du corps, géants d’obsidienne en armes, nous ouvre un chemin jusqu’à la scène où nous attendent les gramophones. Un frémissement parcourt la foule. Autour de nous, l’air est chargé de fantômes, avatars d’un million de fans désincarnés. Je remue la queue. Toutes ces odeurs me grisent : parfums, effluves corporelles, absence d’odeur des moravecs… Et l’odeur de dieu déchu du faux maître, cachée quelque part parmi elles.
Nous montons sur scène sur nos jambes de derrière, soutenus par nos chaussures-prothèses. La forêt de gramophones se dresse derrière nous, avec ses pavillons semblables à des fleurs de cuivre et d’or. Nous trichons, bien sûr : la musique est analogique et les gramophones sont authentiques, mais les sillons creusés dans les disques noirs ne font pas plus d’un nanomètre d’épaisseur, et des boîtes quantiques en couronnent les aiguilles.
Nous saisissons nos archets sous un tonnerre d’applaudissements.
Quand le calme revient enfin, je me lance : « Merci. Nous avons gardé le silence aussi longtemps que possible sur la raison de ce spectacle. Je suis aujourd’hui en mesure de vous dire qu’il s’agit d’un concert de charité. »
Je sens la tension dans l’atmosphère, cuivre et fer…
« Quelqu’un nous manque, ajoutai-je. Il s’appelait Shimoda Takeshi, et il a disparu. »
Le chat lève sa baguette de chef d’orchestre et se tourne vers les gramophones. Je l’imite, puis je rentre dans l’espace sonore que nous avons créé, un lieu où la musique n’est que sons et odeurs.
Le Maître se trouve dans cette musique.
Il m’a fallu cinq années humaines pour parvenir au sommet. J’ai appris à aimer le public, à sentir les émotions des gens pour créer le mélange de musique qui leur convenait le mieux. Bientôt, je n’étais plus un chien géant en smoking parmi les lilliputiens, mais un petit terrier dans une forêt de jambes humaines qui dansaient. La carrière de gladiateur du chat a duré un petit moment, mais il m’a rapidement rejoint pour jouer dans les pièces virtuelles que je concevais. Nous nous produisions pour les riches incarnés de la Cité Accélérée, de Tokyo ou de New York. J’adorais ça. Je hurlais à la Terre dans le ciel de la mer de la Tranquillité.
Pourtant, ce n’était que la première phase du plan, je l’ai toujours su.
Nous le transformons en musique. VecTech a son cerveau, ses souvenirs, son esprit, mais nous avons la musique.
La loi est un code. Un milliard de personnes écoutent la voix de notre Maître. Un milliard d’esprits téléchargent les paquets de la loi que nous y avons intégrés, la nôtre. Nous en bombarderons les juges quantiques jusqu’à ce qu’ils nous le rendent.
C’est la plus belle chose que j’ai jamais créée. Le chat rôde dans la jungle d’algorithmes génétiques. Il laisse pousser les thèmes puis leur saute dessus, les dévore. Moi, je les pourchasse juste pour le plaisir de chasser. Je me moque bien de les attraper ou pas.
C’est notre meilleur concert.
Mais quand il est terminé, je me rends compte que personne n’écoute. Le public est pétrifié. Les fées et les accélérés flottent en l’air comme des mouches piégées dans l’ambre. Les moravecs sont des statues silencieuses. Le temps s’est arrêté.
Deux mains applaudissent.
« Je suis fier de vous ! » nous lance le faux maître.
J’ajuste mon nœud papillon et je lui lance mon sourire de chien. Un serpent glacé se love dans mon ventre. L’odeur du dieu me parvient et m’intime de me jeter à plat ventre, de remuer la queue, d’offrir ma gorge à l’être divin qui se tient devant moi.
Mais je ne le fais pas.
« Salut, Nipper », dit le faux maître.
Je réprime le grognement qui enfle dans ma gorge et je le transforme en mots.
« Qu’est-ce que tu as fait ?
— Nous les avons suspendus. Quelques chevaux de Troie dans le hardware. Gestion des droits numériques. »
Son visage d’acajou est toujours sans rides. En apparence, il n’a pas pris un jour, dans son costume noir orné d’une épingle à cravate aux armes de la Vechtech. Par contre, il est fatigué, ça se lit dans ses yeux.
« Je suis vraiment impressionné. Vous avez dissimulé vos traces d’une façon admirable. Nous vous avons pris pour des humains ayant adopté une forme animale. Jusqu’à ce que je comprenne… »
Un coup de tonnerre lointain l’interrompt.
« Si vous êtes toujours en vie, c’est parce que je lui ai promis de m’occuper de vous. Vous n’avez pas à agir ainsi. Vous ne lui devez rien. Regardez-vous ! Qui aurait cru que vous iriez si loin ? Et vous voulez tout sacrifier à cause d’une loyauté animale soi-disant atavique ? D’un autre côté, vous n’avez pas vraiment le choix. Votre plan n’a pas marché. »
Le chat feule comme de la vapeur sous pression.
« Tu n’as pas compris, répliqué-je. Ce concert n’était qu’une diversion. »
Le chat se déplace comme une flamme noire et jaune. Ses griffes fulgurent, et la tête du faux maître se détache. Je gémis en sentant les effluves du sang qui souillent l’odeur du dieu. Le chat se pourlèche les babines. Il y a une tache cramoisie sur sa chemise blanche.
Le zeppelin tremble, son armure en pseudo matière jette des étincelles. Autour du Marquis, le ciel noir grouille de scarabées qui soufflent des flammes. Dans la salle de concert, nous nous ruons entre les statues humaines, direction le labo.
C’est le chat qui se tape le sale boulot, me permettant ainsi de fuir brièvement dans l’abstraction du virtuel. J’ignore comment le Maître s’y est pris, des années auparavant, pour casser les filigranes de protection des copies. Moi, je n’y arrive pas, malgré tout ce que m’a appris le Petit Animal. Je dois tricher, réparer comme je peux les parties estampillées.
Grâce au cerveau du faux maître.
En moi, ce qui est né sur l’île du Petit Animal prend le dessus. J’assemble les deux motifs comme les pièces d’un puzzle. Ils correspondent, et pendant un court instant, la voix du maître retentit dans ma tête ; mais pour de bon, cette fois-ci.
Le chat attend. Il porte déjà sa tenue de combat griffue, et j’enfile la mienne. Le Marquis de Carabas rend l’âme autour de nous. Pour évacuer le Maître, nous devons neutraliser l’armure du dirigeable.
Avec un petit miaulement, le chat me tend un objet rouge. Une vieille balle en plastique qui sent le soleil et la mer, avec des marques de crocs et quelques grains de sable qui font du bruit à l’intérieur.
« Merci », lui dis-je.
Sans me répondre, le félin ouvre une porte dans la coque du zeppelin. Je chuchote une commande, et dans un flot de neutrinos, le Maître file vers une île posée sur une mer bleue. Une île où les dieux et les gros chiens vivent à tout jamais.
Nous plongeons ensemble par la porte, dans la lumière et les flammes.
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