OK, Joe. On va dire que nos Martiennes sont blondes, parce que, tu comprends, bon, parce que, voilà.
– Ray Bradbury, La Bétonneuse
Il y a quelques années, Jack a laissé tomber le C de son nom et s’est transformé en Jak. Il m’a appelée un matin pour m’annoncer la nouvelle. Ensuite, il m’a dit qu’il se préparait le petit déjeuner, du bacon poêlé, que ses colocs étaient sortis et qu’il se baladait à poil. C’était peut-être vrai, je n’en sais rien. Il y avait effectivement un fond sonore de sifflements et de crachotements ; du bacon, pourquoi pas, ou juste de la friture sur la ligne.
Dans son journal, Jak raconte les rêves où il fait l’amour avec son ex, Nikki. Laquelle ressemble à Sandy Duncan et en a épousé un autre. Dans le dernier rêve de Jak, elle avait une jambe de bois. Dans la vraie vie, Sandy Duncan a un œil de verre. Il m’appelle pour me raconter son rêve.
Ou pour me dire qu’il est amoureux de la nana qui joue dans la pub de la cafetière Braun, la blonde aux cheveux courts, comme Nikki, aux yeux rêveurs à peine trop écartés. Il ne peut pas affirmer qu’elle a une jambe de bois, mais il regarde la télé tous les soirs dans l’espoir de la voir.
Si j’étais blonde, peut-être tomberais-je amoureuse de Jak.
Il m’appelle avec le début d’une nouvelle et m’explique que la plupart de ses amis se composent d’eau aux deux tiers. Franchement, ça ne m’étonne pas. Mais non, c’est le début de la nouvelle. Il me semble bien qu’un des romans de Philip K. Dick commence plus ou moins comme ça, mais pas tout à fait ; je ne sais plus lequel, d’ailleurs. Le téléphone à la main, je nettoie le frigo de mon père. Ah oui, ça me revient : Portrait de l’artiste en jeune fou. Hein ? Quoi ? fait Jak.
Il me raconte qu’en sortant du métro, il a suivi une inconnue jusque chez elle. Par hasard. Ils étaient assis face à face sur la ligne 1, dans les quartiers chics, et il lui a souri. Ce n’est pas une chose à faire à New York quand on n’est que deux dans le wagon, à une heure du matin, et qu’on a dépassé la 116e rue. Même pour un Asiatique guère plus grand que la nana en question et même si c’est elle qui a initié le contact visuel, car tel était le cas, paraît-il. Enfin bref, Jak lui a souri et elle a détourné les yeux. Avant de descendre à la station suivante, 125e rue. Lui aussi. C’est sa station. Elle a jeté un coup d’œil derrière elle : s’apercevant de sa présence, elle a changé de tête et pressé le pas.
Je demande négligemment si c’était une blonde. Il ne s’en souvient pas. Ils sont sortis sur Broadway, Jak dans le sillage de la demoiselle. Elle s’est retournée puis elle a changé de trottoir. Il est resté sur le sien pour ne pas donner l’impression de la suivre. Elle marchait vite, il traînait. Elle était au carrefour suivant quand il l’a vue traverser à La Salle dans sa direction à lui, celle de Claremont et de Riverside. Il vit à Riverside, au cinquième étage d’un immeuble miteux en grès brun. J’y vivais aussi avant d’arrêter mes études. Maintenant, j’occupe le garage de mon père. L’inconnue s’est encore retournée, elle s’est aperçue qu’il était encore là, alors elle a accéléré. Et il a encore ralenti.
Quand il est arrivé au croisement de Riverside, celui du magasin de nuit, elle avait disparu. Alors il s’est acheté un bac de glace et du papier WC. Il s’est retrouvé derrière elle à la caisse, pendant qu’elle payait une brique de lait écrémé et une boîte de poudre pour son lave-vaisselle. Au moment où elle l’a vu, il a cru qu’elle allait dire quelque chose au caissier, mais elle a juste pris sa monnaie avant de partir à toute allure.
Là, Jak m’explique qu’à Claremont, les lumières sont toujours vaguement brumeuses, tamisées, et les sons étouffés, comme dans une rue sous-marine. En été, la nuit, l’air est plus lourd, plus sombre qu’ailleurs ; on dirait de l’eau coulant sur la peau. Oui, oui, je m’en souviens. L’inconnue clignotait sous les réverbères façon ampoule électrique, reprend-il. Que veut-il dire par là, exactement ? Il hausse les épaules, je l’entends littéralement. Elle clignotait. Façon ampoule électrique. Voilà ce qu’il veut dire par là. Elle regardait derrière elle pour vérifier s’il la suivait toujours. Elle détournait aussitôt les yeux. Elle était blême. Elle clignotait.
À ce moment-là, il n’éprouvait plus aucune gêne. Aucune inquiétude. Il lui semblait presque qu’ils se connaissaient ; que c’était une sorte de jeu. Quand elle s’est arrêtée devant son immeuble à lui et qu’elle y est entrée, ça ne l’a pas surpris. Elle a claqué la porte à verrouillage automatique et elle est restée plantée derrière à le fixer d’un regard noir. On aurait dit Nikki à l’époque où ils sortaient ensemble, quand elle lui en voulait parce qu’il était en retard ou qu’il pataugeait. Le regard noir, les lèvres pincées.
Il a tiré sa clé de sa poche. La fausse Nikki a fait volte-face, elle s’est précipitée dans l’escalier et elle a disparu au sommet de la première volée de marches. Lui a pris l’ascenseur jusqu’au cinquième. Elle claquait la porte de l’appartement d’en face à l’instant précis où il est sorti sur le palier. Elle a mis la chaîne en place, il a reconnu le bruit.
Alors comme ça, elle vit en face de chez lui…
À son avis, elle vient d’emménager. Je dis à Jak que c’est super de faire la connaissance de nouveaux voisins. Au fond du frigo, derrière des carottes ridées, des bocaux d’oignons au vinaigre et du raifort, se trouve un pot de caramel liquide. Je n’ai jamais acheté ça, lui dis-je encore au téléphone. Qui a bien pu faire une chose pareille ? Mon père est diabétique. Je sais, répond Jak.
On se connaît depuis sept ans, lui et moi. Nikki est mariée depuis trois mois. Quand ils ont rompu, il participait à des fouilles archéologiques à Ankara, mais il n’a appris qu’ils avaient rompu qu’en rentrant à New York. Elle l’a appelé pour lui annoncer ses fiançailles, elle l’a invité à son mariage, puis elle a retiré son invitation quelques semaines plus tard. J’étais invitée moi aussi, mais j’ai préféré passer le week-end à New York avec lui. On n’a pas couché ensemble.
Le samedi soir, au moment où Nikki était censée dire oui, on a regardé l’épisode d’Alerte à Malibu dans lequel David Hasselhoff doit épouser la belle blonde maître nageuse. Sauf qu’il ne l’épouse pas, en fin de compte, parce qu’il vole au secours de quelques touristes dont le bateau a pris feu. On a aussi regardé Princess Bride. On a bu pas mal de scotch et j’ai vomi dans le lavabo pendant que Jak, planté derrière la porte de la salle de bains, chantait une chanson de sa composition sur le mariage de Nikki. Après, comme je ne sortais toujours pas, il m’a dit bonne nuit à travers la porte.
J’ai nettoyé le lavabo, je me suis brossé les dents et je suis allée me coucher sur un futon pliant inconfortable. J’ai rêvé que je me trouvais au mariage de Nikki. Il n’y avait que des blonds, le marié, le garçon d’honneur, la mère de la mariée, la fille d’honneur, et tout le monde ressemblait à Sandy Duncan, sauf moi. Le lendemain matin, à peine levée, pendant que Jak partait travailler à VideoArt, j’ai repris la voiture de mon père dans le garage pour rentrer chez lui en Virginie. Jak bosse à temps partiel sur des vidéos techniques consacrées aux écoles d’esthéticiens, à la guerre du Golfe, ce genre de choses. Il s’occupe surtout du montage, mais j’ai déjà vu ses mains dans une pub, tard la nuit, composer le numéro de téléphone où commander un calendrier vidéo de belles plantes. Des nanas, pas des fleurs. J’ai failli acheter le calendrier.
Je n’ai pas échangé un mot avec Nikki depuis le départ de Jak pour la Turquie, avant qu’elle ne se fiance.
Quand je me suis installée dans le garage de mon père, j’ai trouvé du travail à l’usine de textile où il travaille lui-même depuis vingt ans. Je répondais au téléphone. J’écoutais les employés raconter des blagues sur les blondes. Je rapportais à la maison des dessous pour homme gratuits. Mon père et moi, on faisait ceux qui ne se connaissent pas. Je n’ai pas tardé à disposer de tous les sous-vêtements pour homme nécessaires. À savoir toutes les blagues par cœur. J’ai dit à mon père que j’allais me mettre en congé sabbatique de mon congé sabbatique. Juste un moment. Le temps d’écrire un livre. Je crois que ça l’a soulagé.
Jak m’appelle pour me demander des nouvelles de mon père, qui l’adore. Ils s’écrivent deux ou trois fois par an. Mon père raconte ce que je trafique et avec qui je sors. Des lettres très courtes. Jak envoie des articles sur la religion, les insectes, les pays étrangers où il a fait des fouilles.
Ils ne se ressemblent pas, du moins à mon avis, mais ils s’entendent bien. Jak est le fils que mon père n’a jamais eu et le beau-fils qu’il n’aura jamais.
Moi, je demande à Jak s’il a croisé sa nouvelle voisine, la blonde. Un court silence, puis il m’apprend que oui. Elle a frappé à sa porte quelques jours après leur première rencontre pour lui emprunter un peu de sucre. Comme c’est original. D’après lui, elle n’a pas eu l’air de le reconnaître, alors il n’a pas parlé de cette nuit-là. Il a l’impression qu’il y a dans son immeuble un pourcentage de blondes étonnamment élevé.
Je lui propose impulsivement une petite escapade à Las Vegas en ma compagnie. Il ne voit pas pourquoi Las Vegas. Ma foi, on pourrait se marier et divorcer le lendemain. J’ai toujours eu envie d’avoir un ex-mari. Et puis ça ferait plaisir à mon père. Jak répond par une contre-proposition : on va à La Nouvelle-Orléans et on ne se marie pas. Le problème, c’est qu’on l’a déjà fait. Il vaudrait peut-être mieux innover. Finalement, on tombe d’accord pour dire qu’il devrait venir à Charlottesville en mai, au moment où je vais donner une lecture.
Mon père serait ravi que Jak m’épouse, à Las Vegas ou ailleurs.
À La Nouvelle-Orléans, on a passé une nuit blanche dans le hall d’un hôtel, à jouer à la Dame de pique avec une Finlandaise. Chaque fois que Jak piochait un cœur, il essayait de déménager à la cloche de bois, quelle que soit sa main, que quelqu’un d’autre ait des points ou pas. On y serait peut-être arrivés, on serait peut-être tombés amoureux à La Nouvelle-Orléans, mais pas devant la Finlandaise. C’était une blonde.
Un an plus tard, Jak a déniché une pub qui proposait des allers-retours pour Paris à quatre-vingt-dix-neuf dollars. On était encore étudiants à l’époque. On est allés en France à la Saint-Valentin, parce que ça faisait partie des conditions de l’offre promotionnelle. Nikki passait un semestre en Écosse pour étudier la maladie de la vache folle, ils ne sortaient pas vraiment ensemble quand elle n’était pas là, et de toute manière, elle n’était pas là. Voilà pourquoi je suis allée à Paris avec Jak à la Saint-Valentin. Tu ne trouves pas ça romantique ? lui ai-je demandé, on va visiter Paris à la Saint-Valentin ! On va peut-être faire une rencontre, m’a-t-il répondu.
Ce n’est pas vrai. On n’est pas allés à Paris à la Saint-Valentin, alors qu’il était vraiment tombé sur cette pub dans le journal et que l’aller-retour coûtait vraiment quatre-vingt-dix-neuf dollars. On n’y est pas allés, il ne me l’a pas proposé, et de toute façon, Nikki est revenue avant un mois et ils se sont remis ensemble. On est bien allés à La Nouvelle-Orléans, par contre. Ça, je ne crois pas l’avoir inventé.
Je sais bien qu’il y a un problème avec Las Vegas. C’est plein de blondes, là-bas.
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vis dans le garage de mon père. Mon père se demande sans doute pourquoi je vis dans son garage. Ça perturbe les voisins.
Jak m’appelle pour m’annoncer qu’il laisse tomber VideoArt. Il a obtenu une bourse qui lui permettra de tenir le reste de l’année et même de retourner participer à des fouilles cet été en Turquie. Super, je suis très contente pour lui. Il me raconte qu’il s’est passé quelque chose de bizarre la dernière fois qu’il est allé chercher sa paye. L’ascenseur était déjà occupé par sept blondes qui ressemblaient toutes à Sandy Duncan et qui ont cessé de discuter à son arrivée. Le silence était si absolu qu’il les entendait respirer, parfaitement à l’unisson. Leurs seins se soulevaient et retombaient ensemble, comme après une course ou dans une sorte de compétition olympique de poitrine synchronisée. Elles sentaient merveilleusement bon – l’ascenseur tout entier sentait merveilleusement bon –, genre savon de ménage au citron. Quand il est sorti au trentième, elles sont restées dans la cabine, alors qu’il leur demandait par télépathie de l’accompagner pour passer la journée avec lui. Au zoo de Central Park, par exemple, c’aurait été super.
Mais elles ne l’ont pas suivi, pas une, même si, à son avis, elles regrettaient qu’il s’en aille. Il a traîné dans le couloir en attendant que la porte coulissante se referme puis a regardé les chiffres défiler sur le panneau d’affichage jusqu’au quarante-cinq. Le dernier étage, où il est monté lui aussi, après avoir récupéré son chèque. C’était vraiment trop bizarre.
Quand il est sorti de la cabine, le quarante-cinquième était désert. Jonché de bâches en plastique, de perceuses, de bidons de peinture, de morceaux de moulure : bref, en pleine rénovation. Il y avait un trou dans le plafond parce qu’une des plaques avait été retirée. On voyait les poutres et le ciel. Les portes étant ouvertes, il a visité les bureaux. Personne. Pas un chat. Où avaient bien pu passer les blondes ? Je lui fais remarquer que c’étaient peut-être des travailleuses du bâtiment. Mais d’après lui, elles ne sentaient pas les travailleuses du bâtiment.
Si je dis que certains de mes amis se composent d’eau aux deux tiers, vous en déduisez que tel n’est pas le cas de certains autres, lesquels se composent probablement d’eau à plus ou moins des deux tiers. Vous en déduisez aussi que certains se composent sans doute aux deux tiers d’autre chose, du savon au citron, par exemple. Si je dis qu’il existe des blondes, vous en déduisez que je n’en suis probablement pas une. Je ne suis probablement pas amoureuse de Jak.
Je vis dans le garage de mon père depuis un an et demi. Mon lit est entouré de cartons contenant soit des décos de Noël (les siennes), soit des livres de classe (les miens). On fait comme si j’écrivais un roman. Il m’héberge à titre gracieux. Le roman lui sera dédié. À l’heure actuelle, j’ai la page de dédicace et les trois premiers chapitres. Mes occupations consistent à me lever tard, au moment où il part à l’usine, puis à parcourir à pied les cinq kilomètres qui me séparent du centre ville, avec son cinéma à un dollar (celui qui ne passait autrefois que du porno) et sa librairie d’occasion (où je lis des romans à l’eau de rose, plantée dans l’allée). Il m’arrive d’aller au salon de thé où je suis censée donner une lecture dans quelques mois. La proprio, une copine de mon père, me sert un café, je m’installe juste devant la vitrine et je m’occupe de mon courrier. Après, je rentre à la maison, je prépare le dîner pour deux, j’écris parfois. Ou alors je regarde la télé. Ou je ressors. Je traîne dans des bars où je joue au billard avec des mecs que je ne pourrais jamais inviter chez mon père. Il m’arrive de les inviter dans son garage à la place. Je les attire chez moi en leur promettant des sous-vêtements gratuits.
Jak m’appelle à trois heures du matin. Il a une idée de SF géniale, mais je ne veux pas discuter de SF à trois heures du matin. Du coup, il me dit que ce n’est pas de la SF, mais la pure vérité. Ça lui est arrivé et il a besoin d’en parler. Bon, d’accord. Vas-y.
Je l’écoute au lit. Un lit également occupé par un type dont j’ai fait la connaissance dans un bar, quelques heures plus tôt. Au pénis clouté. Je suis un peu déçue, non que monsieur ait le pénis clouté, mais que le clou soit aussi minuscule. Rien à voir avec une boucle d’oreille, alors que quand le mec m’a prévenue, au café, je me suis imaginé quelque chose de baroque – un gros machin à fermoir voyant comme en portent les mamies. Je lui ai fait retirer l’objet avant de passer à l’action, mais il l’a remis après de crainte que le trou ne se referme. Il a la verge percée depuis trois petites semaines : coucher ensemble n’était sans doute une bonne idée ni pour lui ni pour moi quoique, personnellement, je n’aie même pas les oreilles percées. Ce type, je l’ai tout de suite remarqué, au bar. Il était assis dans une position bizarre, les jambes très écartées. Quand il est allé me chercher une bière, on aurait dit qu’il venait d’apprendre à marcher.
Son nom m’échappe. Il dort la bouche ouverte, les mains en conque autour du sexe pour le protéger. Les couvertures se sont entortillées autour de ses chevilles. Son nom m’échappe, mais il me semble bien que ça commence par un C.
Attends une minute, dis-je à Jak. J’étire au maximum le cordon du téléphone pour sortir dans l’allée, devant le garage dont je referme tout doucement la porte. Mon père ne se réveille jamais quand quelqu’un appelle en pleine nuit. Paraît-il. Soit l’occupant de mon lit dont le nom commence sans doute par un C dort encore, soit il fait semblant. L’asphalte est rugueux et humide. Je dis à Jak que je suis à poil parce qu’il fait trop chaud pour ne pas dormir à poil. Il ne me croit pas. J’ai beau porter un pantalon de pyjama à rayures bleues et blanches, je lui affirme que je n’ai absolument rien sur le corps. Il finit par me sommer de le prouver. Comment veut-il que je prouve une chose pareille au téléphone ? Il n’a qu’à me croire sur parole. Je suis à poil. Bon, ok, alors lui aussi.
C’est quoi, sa super idée de SF ? Les blondes sont des extraterrestres, m’annonce-t-il. Je réponds : « Toutes ? Bizarre… » La plupart, insiste-t-il. Celles qui ressemblent à Sandy Duncan, en tout cas. Je ne suis pas sûre que ce soit une idée géniale, mais d’après lui, c’est la pure vérité, rien à voir avec une idée. Il a des preuves. Il embraye sur la blonde qui vit en face de chez lui, celle qui ressemble à Nikki, qui elle-même ressemble à Sandy Duncan. La fille qu’il a suivie par hasard depuis la station de métro.
Elle l’a invité à boire un verre parce qu’il lui avait passé du sucre. Je me rappelle le coup du sucre. Ils se sont envoyé presque une bouteille de scotch, assis sur le canapé de mademoiselle, un canapé profond, confortable, qui sentait le savon au citron. Ils ont parlé de leurs études – elle est en deuxième année d’école de commerce. Elle a un léger accent, luxembourgeois, à ce qu’elle dit… Et puis elle l’a embrassé. Ils ont donc passé un moment à s’embrasser, avant qu’il ne lui glisse la main sous la jupe. Il a tout de suite remarqué qu’elle ne portait pas de culotte et juste après, qu’à cet endroit-là, elle était aussi lisse qu’une poupée Barbie. Elle n’avait pas de vagin.
Que veut-il dire par là, exactement ? Il veut dire exactement ce qu’il dit, à savoir qu’elle n’avait pas de vagin. Sa peau était étonnamment chaude ; brûlante, même. Elle a repoussé la main de Jak, gentiment. À ce stade, il était un peu saoul, un peu perdu, mais pas prêt à laisser tomber. Il n’avait couché avec personne depuis tellement longtemps qu’il avait peut-être oublié comment c’était.
La blonde, Cordelia ou Annamarie (il ne sait plus), lui a ouvert son pantalon et baissé son boxer pour prendre son sexe en bouche. J’en suis enchantée pour lui, mais je tiens à lui signaler que je m’intéresse davantage à l’absence de vagin de mademoiselle.
Il est presque sûr qu’elles se reproduisent par parthénogenèse. Je dis : « Qui ça ? » Il répond : « Mais les extraterrestres, enfin, les blondes ! Voilà pourquoi il y en a tant et qu’elles se ressemblent toutes ! » Je dis : « Est-ce qu’elles vont aux toilettes ? » Il ne sait pas encore. Il est quasi certain que Nikki est du nombre, même si elle était humaine à l’époque où ils sortaient ensemble. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Elle avait un vagin.
Si c’est une extraterrestre, j’aimerais bien savoir ce qui l’a poussée à se marier. Camouflage, d’après lui. Moi, j’espère que le fiancé, enfin le mari, ne le prend pas trop mal. Jak maintient que New York est plein de blondes qui ressemblent à Sandy Duncan, que la plupart sont indéniablement des extraterrestres, que c’est une sorte d’invasion. Il a joui dans la bouche de Chloé ou d’Annamarie – ce n’est sans doute pas son vrai nom, de toute manière –, elle lui a dit qu’elle espérait le revoir puis elle l’a raccompagné à la porte de chez elle. C’est là que je pose la question : « Qu’est-ce qu’elles te veulent, ces extraterrestres ? » Il n’en sait rien et il me raccroche au nez.
J’essaie de le rappeler mais ça sonne occupé, alors je rentre et je réveille le type dans mon lit pour lui demander s’il a déjà couché avec une blonde et, si oui, a-t-il remarqué quoi que ce soit de bizarre au niveau du vagin de la fille ? Il me demande si c’est une blague. Je n’en sais rien. On essaie de baiser, mais comme ça ne marche pas, j’ouvre un des cartons de mon père où je pioche des décos de Noël. Des fruits de verre que j’accroche aux doigts et aux orteils du mec en lui disant de ne pas bouger, des guirlandes que je lui enroule autour des jambes et des bras. Il râle bien un peu, mais je le préviens de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller mon père. Je lui assure qu’il est magnifique, tout illuminé, un vrai sapin de Noël ou une soucoupe volante. Je prends son pénis en bouche et je joue les Courtney (ou Annamarie ou je ne sais qui), les blondes, les extraterrestres. Le type dont le nom commence par un C n’a pas l’air de s’en rendre compte.
Je crois que je suis amoureux de toi, me déclare-t-il alors que je suis sur le point de m’endormir. Quelle heure est-il ? Il ferait mieux de s’en aller avant que mon père ne se réveille. Ça ne lui plaît pas du tout : il n’est même pas cinq heures. Mais mon père se lève tôt.
Le visiteur se débarrasse des guirlandes et des fruits en verre, il s’habille, on se serre la main puis je le mets dehors par la porte du garage.
Quelques blagues sur les blondes : pourquoi l’usine M&M a-t-elle viré les blondes ? Parce qu’elles jetaient tous les bonbons qui portaient un W. Pourquoi les blondes regardent-elles fixement les bouteilles de jus d’orange ? Parce qu’il y a marqué « Concentré » sur l’étiquette. Une blonde et une brune travaillent dans le même bureau. Un jour, la brune reçoit un bouquet de roses. Super, dit-elle. Je vais encore passer le week-end sur le dos, les jambes écartées. Pourquoi, demande la blonde, tu n’as pas de vase ?
Le nom du type qui a partagé mon lit, celui au pénis clouté, n’est jamais revenu. Ça vaut sans doute mieux : la lecture approche, il faut que je me concentre. Je passe la semaine précédente à laisser des messages sur le répondeur de Jak, qui ne donne pas de nouvelles. Jusqu’au jour où je suis censée aller le chercher à l’aéroport, la veille de la lecture, bien que je n’aie rien écrit depuis plus d’un an. Là, il finit par appeler.
Il est désolé, mais tout compte fait, il ne viendra pas en Virginie. Et pourquoi ça ? Ben parce que, quand il a pris le bus Carey à Grand Central Station, une blonde s’est installée à côté de lui. Je dis : « Attends, laisse-moi deviner, elle n’avait pas de vagin. » Il ne sait pas si elle avait un vagin ou non, elle est juste restée assise là à lire un roman à l’eau de rose de Catherine Cookson. Je réplique que je n’ai jamais lu de Catherine Cookson, mais ce n’est pas vrai. J’ai lu un de ses livres. Je me demande si le fait de lire du Cookson prouvait sans appel soit que la fille avait un vagin, soit qu’elle n’en avait pas ; soit qu’il s’agissait d’une extraterrestre, soit qu’elle était indéniablement humaine. C’était peut-être une preuve dans un sens ou dans l’autre, mais lequel ? Franchement, je pourrais défendre les deux positions.
Le vrai problème s’est posé quand le bus est arrivé à son terminus de LaGuardia et que Jak est allé au guichet d’embarquement. L’employée était blonde, de même que toutes les nanas qui faisaient la queue derrière lui, il l’a découvert en se retournant. Là, il a compris qu’en fait, il avait acheté un aller simple pour le pays de Sandy Duncan et que s’il ne faisait pas immédiatement demi-tour, il allait se retrouver sur une planète peuplée de blondes à l’entrejambe de Barbie. Manhattan est en proie à une infestation extraterrestre, d’accord, mais on s’y habitue. Jak peut vivre dans un appartement plein de rats, dans un immeuble plein de femmes sans vagin. Pour l’instant, c’est plus sûr.
Quand il est rentré chez lui, la fille d’en face regardait par le trou de la serrure. Il le sait parce qu’il a senti son odeur. Parce que le couloir, rempli de son parfum de savon au citron, était aussi chauffé par son regard. Jak est navré de ne pas assister à ma lecture, mais c’est la vie. Quand il ira à Ankara cet été, il ne reviendra peut-être pas. Il y a moins de blondes, là-bas.
Mon père assiste à ma lecture, la propriétaire du salon de thé aussi, ainsi que trois autres personnes. Je lis une nouvelle écrite il y a plusieurs années sur un ado qui apprend à voler. Ça ne fait pas son bonheur. Mon père me dit ensuite que j’ai une sacrée imagination. C’est toujours ce qu’il dit. Sa copine ajoute que j’ai une voix claire, agréable, et une bonne prononciation. Oui, merci, j’y ai travaillé. Elle trouve mes cheveux très bien comme ça.
Je me demande si je ne vais pas appeler Jak pour lui raconter que j’envisage de me faire une teinture. Si ça se trouve, je n’en aurai même pas besoin, vu qu’au réveil, le matin, je trouve des cheveux blonds sur mon oreiller. Si je l’appelais pour lui raconter ce genre de choses, ce serait peut-être n’importe quoi ; mais peut-être pas. Alors j’attends en me demandant ce qui va se passer. Assise sur le canapé de mon père qui sent le savon au citron, devant la télé. Des mains composent le numéro de téléphone auquel commander un calendrier vidéo de belles plantes. Je mange du caramel à même le pot. J’attends que le téléphone sonne.
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Parution originale : « Most of My Friends Are Two-Thirds Water », dans Stranger Things Happen, juillet 2001
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