Ma destination était une ferme triste dans le gris du soir, encadrée de cyprès rabougris qui lui donnaient un air d’autel oublié. Pas de route pour desservir la bâtisse, longue et basse, que ne pointait aucun panneau. Même l’aviation l’avait épargnée. J’avais perdu plus de trois heures pour la trouver, malgré ma carte d’état-major, au point de regretter d’avoir imposé un congé à mon chauffeur. Trois heures d’errance, de mauvaises intuitions et de champs traversés au ralenti, phares éteints pour ne pas attirer l’attention – mais qui d’autre pour errer dans cette campagne détrempée ? Sans ma robuste Jeep, je crois bien que j’aurais fait demi-tour. Pourtant, quelque part à l’intérieur de cette ferme oubliée, loin du front, loin de tout, mon ami le lieutenant-colonel Coogan attendait de me confier les conclusions de son enquête. Je ralentis encore, jusqu’à me garer derrière le bâtiment et couper le moteur. Il faisait froid. La pluie avait raidi mes épaules. À travers la poche de mon trench, je palpai mon pistolet de service. Aucun bruit en provenance de la maison. Ni lumière ni fumée. L’endroit exhalait un silence poignant, de ces silences aigus qui trahissent les demeures délaissées trop longtemps. La guerre m’avait appris à reconnaître ces lieux morts, aperçus ou traversés au hasard des champs de bataille. Ils diffusent quelque chose d’indicible, qui s’exprime par le crissement des buissons et les grincements de charpente, par la victoire des mousses sur les pierres et les ardoises fendues. C’est un silence défait, morbide, qui griffe le ventre et agace les sens. Avec l’expérience, un soldat préfère contourner de tels endroits, pour ne pas tenter le sort.
Je descendis de la Jeep, longeai une mare boueuse qui baignait l’aile gauche du bâtiment, pour enfin m’arrêter devant sa façade. « Dorian ? » appelai-je. Ma voix résonna à peine avant d’être dispersée par le vent. Je remarquai que les volets avaient été cloués. Je m’en approchai et vérifiai, avec une pointe de soulagement, qu’ils étaient condamnés de longue date. Un instant, j’avais craint de découvrir que le psychisme de mon ami s’était détérioré au point qu’il se barricade dans cette masure oubliée. Je l’appelai encore. Aucune réponse.
La terre gluante conservait les sillons profonds d’une moto qui avait zigzagué jusqu’à une haie pour y être dissimulée. En scrutant la cachette, je reconnus la silhouette familière d’une Harley. Sans réelle méfiance, par réflexe, je glissai la main dans ma poche et ôtai la sécurité du Colt. Puis je poussai la porte d’entrée pour me glisser dans la demeure enténébrée. Une odeur désagréable flottait à l’intérieur, une odeur de renfermé et de moisi qui me donna l’impression de pénétrer dans un tombeau. Après seulement deux mètres, je me cognai la hanche à l’angle aigu d’un meuble et grognai de douleur, avant d’entendre une voix étouffée :
— Général Keller ?
— Bon sang, pestai-je en reconnaissant la voix dans le noir, ça fait bien dix minutes que je t’appelle !
— Je m’étais assoupi. Je ne pensais pas vous voir avant demain.
Il y eut un bruit de raclement, comme si on poussait une malle sur le sol de la pièce voisine, puis le tintement d’une bouteille qui roulait par terre, suivi du craquement d’une allumette. La flamme d’une lampe à pétrole révéla le rectangle jaune d’une porte entrouverte, sur ma gauche. J’étais dans un couloir étroit, encombré de caisses et de tout le mobilier fatigué que Dorian avait pu y entasser. Je me faufilai à travers le bric-à-brac jusqu’à atteindre la pièce éclairée. Des effluves de crasse et de tabac froid, mêlées à une entêtante odeur de linge humide, m’agressèrent les narines. Dès le premier coup d’œil, je compris qu’il était grand temps que j’arrive.
Le lieutenant-colonel Dorian E. Coogan se tenait debout face à moi, figé au centre d’une accumulation de cartes, de dessins à la craie et au charbon, de photos punaisées sur les murs. Le sol était jonché de rations et de bouteilles vides. Dans un coin, j’aperçus le trépied de sa précieuse caméra, avec laquelle il aimait filmer chaque endroit lié à ses investigations. Dorian avait troqué son uniforme contre des vêtements civils trop grands qu’il semblait avoir chipés à un épouvantail. Sous les mèches folles de sa coupe peu réglementaire, à travers le verre déformant de la lampe tenue à bout de bras, son visage mangé de tics nerveux me scrutait sans ciller. Je remarquai l’unique meuble qui avait échappé à l’exil dans le couloir : un canapé usé en velours cramoisi, dont le style jurait avec le désordre de la pièce. Mon ami me salua mécaniquement, sans cesser de regarder droit devant lui. Il avait vraiment mauvaise mine. Je l’avais toujours connu méthodique, acharné à percer secrets et mystères, mais jamais je ne l’avais vu aussi tourmenté. Son dernier rapport, reçu trois jours plus tôt, n’avait été constitué que d’une poignée de feuilles tachées, couvertes d’assertions obscures griffonnées autour de motifs ésotériques. J’en reconnus quelques-uns sur les murs, sûrement recopiés dans un des livres rares qu’il emportait partout : des formes géométriques simples, emboîtées les unes dans les autres jusqu’à composer des figures complexes traversées de lignes, de courbes élégantes, rehaussées de symboles issus d’alphabets oubliés.
— C’est quoi ce foutoir ? grondai-je en lui rendant son salut. Je t’ai demandé d’enquêter sur la mort de trois généraux, pas de te lancer dans l’écriture d’une thèse sur la disparition de l’Atlantide !
Ma remontrance, atténuée par une grimace complice, sut le détendre un peu. Avec un ricanement sec, il posa la lampe sur le sol et m’invita à m’asseoir sur le canapé.
— L’Atlantide est une fumisterie, une divagation de Platon pour étayer sa vision de la cité idéale, ronchonna-t-il en écartant quelques boîtes vides du pied. En leur temps, Rohrbach et ceux de Thulé ont su s’en servir pour dissimuler la vraie nature de leurs recherches.
— Oui, j’ai épluché tes rapports sur ces zozos berlinois… Mais ce qui m’intéresse présentement, et ce qui intéresse Eisenhower et le haut commandement, c’est de comprendre pourquoi trois de nos généraux ont trouvé la mort sans explication. Je t’ai donné carte blanche parce que tu es le meilleur pour voir au-delà des apparences, mais si tu pouvais éviter de m’expliquer que c’est à cause des canaux martiens ou des lutins de Cornouailles… D’ailleurs, je vois mal comment je pourrais expliquer ça à Ike.
Dorian gloussa comme si j’avais dit quelque chose de drôle sans le savoir. Son regard enfiévré balaya les cartes, photos et notes épinglées autour de nous dans l’obscurité.
— Ma mission est terminée, il n’y a plus de mystère, souffla-t-il d’une voix voilée par l’émotion. J’ai trouvé la cause de leur décès… Oui, je l’ai trouvée… Mais je ne suis pas sûr que tu sois prêt à m’écouter, mon général, et encore moins à me croire…
— Merde, arrête un peu avec tes « mon général ». T’as pas plutôt quelque chose à boire ? J’ai choppé la mort en roulant sous cette pluie… Putain de Hollande !
— Je vais te trouver ça, opina-t-il après une courte hésitation.
Il marcha vers un coin de la pièce, souleva une couverture pliée pour y dénicher une bouteille déjà bien entamée. Il ramassa aussi un quart crasseux qu’il remplit à ras bord avant de me le tendre. La pièce se mit à empester la mauvaise gnôle. J’avalai une lampée avec méfiance et manquai de m’étouffer : c’était un infâme tord-boyaux, un des pires que j’avais pu goûter des deux côtés de l’Atlantique, qui emportait tant la bouche et l’œsophage qu’on l’aurait dit directement sorti du chaudron de Lucifer. En plus, cette horreur avait un arrière-goût de terre et d’herbes brûlées indigne des pires bouilleurs de cru. Pas étonnant que Dorian ait perdu les pédales, s’il carburait à ça depuis des semaines.
— Je l’échange contre de l’essence aux paysans du coin, s’amusa-t-il en rebouchant la bouteille. Elle picote, hein ?
J’acquiesçai en me retenant de tousser, pris mes cigarettes dans la poche de mon uniforme et lui tendis le paquet en cherchant mon briquet.
— Je ne fume plus. Enfin, pas du tabac, sourit-il.
Je souris en retour. Tant qu’il demeurait mon meilleur agent, je me fichais de ses petites manies.
— Bon, dis-je en m’adossant confortablement pour tirer sur ma clope, explique-moi comment trois de nos meilleurs officiers sont morts, et surtout, explique-moi que c’était juste une coïncidence malheureuse.
— Désolé, mais il n’y a même pas l’ombre d’une coïncidence dans toute cette affaire.
Il saisit la lampe à pétrole et s’approcha du mur pour éclairer un premier groupe de photos et de cartes. Je compris que j’allais avoir droit à un exposé complet.
— Le général Rose, qui commandait la 3e Division blindée. Décédé il y a deux mois dans l’explosion du poste de commandement qu’il venait d’installer dans un hôtel particulier proche de Liège. L’incendie a tout ravagé. Le rapport avait conclu à un accident dû au mauvais entretien de la chaufferie du sous-sol. C’est notre première victime.
— Une putain de perte, soufflai-je gravement.
Dorian marcha vers la droite pour révéler un second groupe de photos et de croquis.
— Le général Gavin, tué il y a un mois par un avion allemand qui pique droit sur sa Jeep de commandement alors qu’il roule en direction de Nimègue. Mort sur le coup, ainsi que son chauffeur et son aide de camp. L’avion était un Messerschmitt Bf-109, abattu quelques minutes plus tard par la chasse britannique. L’appareil a brûlé, mais on n’a pas retrouvé le pilote.
— Dorian, je connais le dossier par cœur. Abrège !
Ma remarque amicale sembla l’agacer. Une bouffée de colère durcit ses traits. Vexé, il se plaça en face de la dernière grappe de documents punaisés. Sa voix prit un ton plus froid.
— Le même jour, le général Taylor, commandant du 101e, s’écrase à l’ouest d’Arnhem juste avant l’attaque sur Eindhoven. On retrouve son corps calciné dans les débris de l’appareil tombé sur une maison. Taylor est formellement identifié grâce à son dossier médical.
J’ouvris la bouche pour exiger la conclusion, mais son index levé m’imposa le silence, avant de pointer plusieurs clichés de G.I. regroupés sur le mur.
— Les soldats chargés de sa désincarcération ont éprouvé des vertiges en s’approchant du site. Deux d’entre eux ont même perdu connaissance. L’hypothèse d’un empoisonnement a été avancée, mais rien pour valider cette piste. Pourtant, il existait bien un point commun…
Je connaissais bien chacun de ces événements, mais leur évocation détaillée, dans cette pièce malodorante transformée en observatoire secret, leur conférait un aspect beaucoup plus menaçant. Les clichés étaient cerclés au feutre, rehaussés de notes et de remarques griffonnées sur des feuilles ou à même le mur. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, je pris le temps de dévisager les victimes. Trois officiers supérieurs, trois pièces maîtresses du dispositif allié, morts dans des conditions hautement suspectes. Le coup avait été si rude que c’était désormais l’ensemble du dispositif allié qui renâclait et pataugeait dans la gadoue néerlandaise sans se décider à entrer en Allemagne. Les huiles qui m’avaient confié le dossier avaient été claires : si les nazis avaient organisé l’assassinat de nos meilleurs officiers, comprendre leurs moyens d’action était vital, aussi incongrus qu’ils puissent être, afin de s’en prémunir. J’avais naturellement confié la mission à Dorian, mais plus il parlait et moins j’avais envie d’entendre ses découvertes. J’éprouvais une angoisse intense, maintenant, dans cette ferme perdue, la peur qu’il ait vraiment découvert une épouvantable vérité.
— D’accord, grinçai-je, qu’est-ce que tu as trouvé ?
Il sourit, de son petit air inoffensif qui m’avait toujours désarmé. Un instant, la malice gomma ses cernes et ses traits tirés. Pendant quelques secondes je retrouvai mon ami… Puis sa fièvre réapparut, plus vive encore, tandis qu’il agitait sa lampe devant son visage.
— Les flammes, mon général… Le lien, ce sont les flammes au moment de leur mort !
Je laissai échapper un rictus. Les flammes comme point commun ? Il n’avait pas trouvé plus banal ? Et pourquoi pas la couleur de leur treillis, dans ce cas, ou leur grade ? De plus, c’était inexact.
— Il n’y a pas eu de feu dans la mort de Gavin, rappelai-je en scrutant les photos plongées dans l’ombre. C’est un avion qui l’a abattu.
— Mais l’avion a brûlé ! Ce sont les flammes qui sont la cause de tout ! Les flammes et ce qu’elles dissimulent !
— Et qu’est-ce qu’elles dissimulent ?
J’avais posé la question lentement, pour tenter de refréner son emportement. Au lieu de ça, il s’agita davantage et se précipita vers d’autres notes qui jonchaient le sol près de lui.
— Pas tout de suite ! D’abord, il faut que je te parle des secours qui ont fouillé les décombres. J’en ai interrogé plusieurs quand j’ai commencé mon enquête. Ils ont tous ressenti le même genre de vertige que les gars qui ont dégagé le corps du général Taylor. Vomissements, angoisse, troubles de la vue, de l’audition, perte d’équilibre… Ça éliminait la piste d’un gaz dissimulé pour être diffusé dans son avion, puisque ce modus operandi n’avait aucun sens dans les deux autres cas. Mais ça établissait en revanche un second point commun entre les décès : une atmosphère commune aux trois cas, ce sentiment d’oppression indéfinissable que chaque soldat sur place m’a décrit avec des ressemblances frappantes. Quelque chose, sur chaque site, avait perturbé le moral et les nerfs de soldats endurcis par des mois de combat, les avait remués au point d’en être physiquement malades. Une présence mauvaise, invisible à l’œil nu !… Invisible, sauf pour le caporal Scagniotti !
Emporté par sa démonstration, Dorian saisit une photographie et me la tendit. Sur le cliché, je vis un jeune soldat en uniforme du génie, cigarette au coin de la bouche, visiblement ravi d’être devant l’objectif, sur fond de campagne paisible. Le genre de portrait pris par un copain après une patrouille par une belle soirée d’été français. Des dizaines de photos semblables étaient prises chaque jour depuis le D-Day, pour rassurer la famille, faire patienter la fiancée ou frimer auprès des copains restés au pays. Scagniotti avait la bouille arrogante d’un p’tit gars de Brooklyn persuadé qu’il saurait revenir entier de l’enfer.
— La section de ce brave caporal est intervenue la première dans le QG du général Rose après l’explosion. Ils ont tous combattu le brasier, mais Scagniotti est le seul à avoir vu ce qui s’y cachait. Il m’a fallu lui faire boire presque une bouteille de mon tord-boyaux avant de lui faire avouer ce qu’il avait vu. Depuis ce jour, le caporal ne parlait presque plus. Il était sujet à des évanouissements intempestifs. Il avait des cauchemars qui le faisaient hurler de terreur. Il est le seul à avoir vu les couleurs étranges ! Voilà sa déposition : « Une drôle de couleur, un peu comme les reflets que fait l’essence dans les flaques d’eau, ça tourbillonnait et ça palpitait, et ça semblait faire partie du mur ! C’était dans les flammes et dans les briques, et ça avait remplacé le mur ! » Après ça, il a perdu connaissance et n’a retrouvé conscience qu’à l’hôpital de campagne le plus proche. Mais il avait vu des couleurs qui avaient remplacé le mur ! Si le caporal manquait d’éducation, il avait le sens de la formule. Je crois même que c’est la simplicité de sa description qui a éveillé mes soupçons. Un esprit moins fruste aurait essayé de donner un sens à cette vision, mais lui s’est contenté de décrire ce qu’il avait vu : des couleurs avaient remplacé le mur. J’ai ensuite essayé de trouver d’autres témoins du même phénomène pour les deux autres accidents, mais personne n’a rien vu. Et puis, le caporal Scagniotti est mort dans son lit, sans raison apparente, et ce mystérieux décès a achevé de me convaincre. J’aurais dû penser à le prévenir, mais c’était probablement déjà trop tard. Personne ne peut voir les couleurs étranges et survivre. Le cardinal occultiste Del Rey était formel sur ce point, dans sa terrible lettre de mars 1692 envoyée au pape Innocent XII. Le grand Cornelius Agrippa aussi y fait référence dans ses commentaires interdits sur la démonologie. J’ai lu leurs ouvrages. Je sais ce qui a tué nos généraux ! Les couleurs qui se cachent dans les angles morts de ce monde ! Les interstices de l’enfer !
Après cette tirade frénétique, Dorian se tut brusquement et s’assit par terre, jambes croisées, comme stupéfait d’avoir osé me révéler ce qu’il savait. Un sourire horrible déformait sa bouche. Je demeurai aussi silencieux que lui. Aucun bruit dans la pièce. Aucun bruit, au-dehors. Le silence qui recouvrait la ferme me serra les tripes. Le silence des lieux défunts, des lieux maudits. Saisi par ses élucubrations, étourdi par son infâme eau-de-vie, je peinai à rassembler mes idées, à trouver les mots qui sauraient le rappeler à son devoir. J’avais commis une terrible erreur en le laissant travailler seul. Il avait toujours nourri pour les mystères et le surnaturel une fascination érudite et naïve qui le rendait touchant. À Washington, avant la guerre, je l’avais vu engager un débat passionné avec un spécialiste de l’histoire médiévale, à propos de la doctrine d’Abailardus, jusqu’à briser les certitudes son contradicteur. Si je n’avais rien compris aux arguments, l’échange avait été d’une éloquente férocité. Quand il s’était agi pour le renseignement militaire de rassembler des informations sur les occultistes qui gravitaient autour des dignitaires nazis, d’établir les liens qui pouvaient rapprocher leurs idéologues et certains groupuscules d’illuminés, Dorian s’était révélé un atout majeur pour démêler le folklore du danger véritable. Mais aujourd’hui, sur cette terre boueuse et oubliée, sa passion menaçait de l’emporter. Le désordre qui régnait dans son antre n’était que le reflet du grand trouble qui avait envahi son esprit. Oui, j’avais fait une grave erreur en le laissant ici, tout seul, si longtemps.
— Dorian, articulai-je difficilement, tu n’es pas sérieusement en train de m’expliquer que les nazis déploient des moyens occultes pour assassiner nos généraux ?… Tu es le premier à avoir enquêté sur les bozos qui fricotent avec le régime, afin de distinguer les dingues authentiques des profiteurs ! D’accord, il y a parmi eux quelques vrais amateurs, et je veux bien admettre l’intérêt historique ou anthropologique de ce genre de pratiques, mais ce sont des conneries sans fondement… Hitler n’a pas pactisé avec le diable pour assassiner les généraux de l’armée américaine !
Ma protestation sembla le ramener à la réalité. Son regard fatigué se posa sur moi. Ses traits tirés par l’excitation et le manque de sommeil s’animèrent. Ses lèvres minces se firent méprisantes :
— Mon général, il suffirait qu’un seul de ces « bozos » soit plus qu’un fagotin pour enrayer cette guerre… Et même s’il y parvenait, l’imbécile aurait alors pris un risque si épouvantable… On ne manipule pas ce genre de forces sans payer le haut prix… Agrippa le savait bien, lui qui avait forcé un démon à posséder la dépouille d’un de ses disciples imprudents ! Et Van Thyems, qui faisait se tortiller les personnages de ses tableaux pour faire rire les femmes d’Amsterdam. Oh, les choses que ce pays a vues… Jusqu’à l’orée de ce siècle, cette ferme perdue où nous nous trouvons, cette masure indigne de figurer sur une carte, fut témoin d’actes impies qui en imprègnent encore la terre…
Malgré moi, je repensais au sentiment morbide qui m’avait saisi en approchant de l’endroit. Dorian ne s’était donc pas seulement terré ici pour enquêter en paix ? Il dut percevoir mon trouble, car il hocha la tête avec conviction.
— Vous croyez que c’est un hasard si la malédiction nous a frappés dans cette région délavée, retournée par des siècles d’arts noirs ? Nous sommes en Hollande, général ! Ce pays a longtemps constitué un refuge pour les sorciers traqués par l’Église catholique. Ils y ont côtoyé les plus grands esprits du Gouden Eeuw, partagé avec eux leur savoir du monde caché… Descartes, Vermeer, Huygens… Et avant eux, Bosch… Oh, Bosch, ce qu’il savait, et tout ce que sa peinture nous révèle !
Perdu dans ses songes interdits, mon ami pleurait maintenant des larmes de joie malade. Je n’osais pas bouger. Une terreur sans raison s’était emparée de moi, alimentée par son discours hystérique.
— Quelque part, dans ce pays, un fanatique a osé quelque chose de si épouvantable, de si implacable… Rien ne l’arrêtera maintenant que les termes du pacte ont été formulés… Comme j’aimerais savoir qui est ce fou… Un agent de Thulé ? Non ! Ces imbéciles seraient bien incapables d’un tel effort. Ceux du Vril non plus. Seulement des vitrines, des miroirs pour nous abuser. La chose qui a été appelée, convoquée sur cette terre, est la marque d’un maître authentique. Ce qu’il a invoqué se cachera dans les angles morts du monde pour tuer chaque général qui se présentera à lui… Et peut-être chaque colonel… Chaque soldat, pourquoi pas… Nous serons tels des enfants sans guide dans la tourmente… Jusqu’à notre défaite… Un avion surgi de nulle part et qu’aucun pilote ne dirige… La chaufferie d’une vieille demeure qui explose… Un moteur flambant neuf qui tombe en panne et provoque un crash… Les machines, viles et dociles, corrompues par les forces primitives tapies dans les brasiers… L’odeur de soufre, et cette présence intangible sur chaque site, qui a frappé chaque témoin au point de les rendre tous malades… Et à chaque fois, les flammes et les couleurs étranges… La signature du crime… Et l’unique moyen de stopper l’hécatombe… Oui, général, je vais accomplir ma mission… Je suis le seul qui puisse arrêter ce qui a été commencé, désormais.
D’une main tremblante, mon ami désigna sa caméra, appuyée contre le mur le plus proche. Il exultait maintenant :
— La pointe du progrès pour percer la corruption primitive ! Ma caméra filmera les flammes aux couleurs étranges sans m’y exposer directement. Les filtres lenticulaires de l’objectif les dissocieront sur pellicule et lorsque je les visionnerai, je ne contemplerai pas le mortel nom secret du démon, mais son inoffensive restitution en Kodacolor ! Son bannissement ne sera plus qu’une simple question de méthode. Oui, j’exploiterai les lois de la chimie et de la science optique autrefois établies par les maîtres du Gouden Eeuw pour déjouer l’œuvre d’un sorcier. Quelle ironie ! Et quelle élégance !
Dévoré par sa passion des savoirs interdits, l’esprit de Dorian s’était brisé. J’avais été tant saisi par ses allégations confuses que je n’avais pas osé interrompre. Quand je me résolus à parler, ma langue resta collée contre mon palais. Impossible de bouger : quelque chose avait engourdi mon corps et ma volonté. Mon ami retira délicatement le verre vide de ma main et le posa par terre.
— Mais pour ça, conclut-il en reculant pour saisir sa caméra, j’ai besoin d’un officier bien vivant qui attire la Bête. Je suis désolé, mon général, mais tu es le seul que je pouvais attirer ici sans éveiller les soupçons… Mais je te fais une promesse : l’élixir que tu as avalé ne va pas seulement paralyser ton corps, il va aussi l’insensibiliser. Quand le moment sera venu, tu ne sentiras rien. Je te le jure !
Il recula de deux pas, plaça la caméra près de la porte afin de ne rien rater de mes réactions. Drogué, j’observais la minutie de ses gestes avec la sensation stupide que ce n’était pas réel, que mon ami ne m’avait pas empoisonné dans l’espoir de débusquer un démon. Paralysé, je le vis s’accroupir et rassembler sur le sol les nombreuses feuilles et notes qu’il m’avait présentées. Il les arrosa d’alcool, craqua une allumette. L’odeur âcre des photos en feu me saisit le nez et la gorge. C’était vrai, j’allais vraiment mourir.
— Pour accélérer la venue de notre visiteur, précisa-t-il en se redressant. Les flammes constituent le meilleur catalyseur. Ce ne sera plus très long…
Il quitta la pièce. L’eau-de-vie enflammée léchait les pieds du canapé, noircissait le bois, rongeait le velours. Une fumée turbulente, saturée de poussières et de crasse fossiles, envahit mes narines. J’avais froid malgré la chaleur montante. Ma vision se troublait. J’avais été vraiment stupide. Dans ma poche, je sentais le poids de mon pistolet. Si seulement je rompais l’engourdissement, j’aurais autre chose à proposer que le spectacle de ma carcasse brûlée. Si seulement je parvenais à pousser sur mes jambes pour m’éloigner du feu… Des flammèches mordaient mes lacets, la toile de mon pantalon. Je sentis mes orteils se recroqueviller au fond de mes souliers. La paralysie n’était pas totale. Il me restait encore quelques forces. Je poussai sur mes talons pour m’extirper du canapé. À la seconde tentative, je tombai lourdement sur le sol. Mes côtes craquèrent en heurtant le sol inégal. J’étais un peu à l’abri de l’incendie naissant. Un relent acide me retourna l’estomac. La peur et la colère m’insufflèrent un regain d’énergie. À l’évidence, la potion concoctée par Dorian ne valait pas mieux que ses convictions. Mes épaules tremblaient. Je parvins à me redresser sur les genoux. Lentement, je bougeai mon bras vers mon flanc et plongeai ma main dans ma poche. Le contact des doigts sur l’acier du Colt acheva de me revitaliser. Hésitant, aveuglé par la fumée, je suivis le mur le plus proche vers la sortie. Dorian ne devait pas être bien loin, s’il voulait récupérer sa précieuse caméra avant que l’incendie n’emporte tout le bâtiment. La colère m’envahit. Dorian était devenu incontrôlable et j’allais devoir l’affronter. En serais-je capable ? La drogue engourdissait encore mes membres. J’étais faible. J’ignorais si je saurais viser juste.
De retour dans le couloir, je tâchai de me remémorer l’emplacement des meubles pour me déplacer sans bruit. Mes pieds heurtèrent quelque chose de lourd, qui se renversa sur le sol avec un boucan du diable. Sans doute de la vaisselle ou de l’argenterie. J’entendis un couinement extatique quelque part, en provenance de la nuit. Dorian ! La colère déforma mes traits. Je marmonnai des horreurs. Un clou du mur me retint et déchira ma manche, j’arrachai un morceau du chambranle moisi en franchissant la sortie. Les nuages avaient dissimulé les étoiles. La cour de la ferme était plus noire qu’un puits scellé, pourtant j’étais dehors. La pluie glacée me fit du bien. J’inspirai plusieurs bouffées d’air froid en titubant. Une ombre se déplaçait en silence juste devant moi. Je tirai en beuglant. Dans les flashs des balles, je vis mon tortionnaire lâcher quelque chose et se jeter de côté. Je maudis son nom, gaspillai le reste de mes munitions pour le plaisir de le faire trembler.
— Dorian ! Je suis là, Dorian, je vais te tuer !
Un bruit humide, sur ma gauche. Clapotis de flaque boueuse. Je me souvins de sa moto.
— C’est trop tard, Dorian ! C’est trop grave ! Tu ne peux pas fuir !
Je clopinai vers lui au jugé. La colère et la drogue brouillaient mes pensées. Je redevins un soldat, mu par l’habitude et l’instinct. Mes doigts voulaient sa gorge, son col, sa tignasse à agripper pour lui briser la nuque. Peut-être aurais-je dû partir au lieu de le poursuivre dans l’obscurité ? Retenir ma soif de vengeance ? Peut-être. Mais je n’en avais pas envie. Je voulais sentir craquer ses os pour ce qu’il avait osé faire.
Derrière moi, l’embrasement de la ferme fit comme un soleil soudain. Je distinguai la moto cachée, les cyprès, la campagne désertique semée de buissons malades. Une dernière fois, dans le vacarme crépitant des poutres et des tuiles qui s’effondraient, j’appelai le traître.
— Montre-toi, Dorian ! C’est terminé !
Je ne me retournai pas pour contempler le bâtiment incandescent. Le rugissement des flammes nourrissait ma rage. Démesurée, mon ombre s’étirait vers les buissons, dansait au rythme du vent et du brasier. La chaleur monta encore, volcanique, infernale, alimentée au-delà du monde. J’entendis un gémissement, de terreur ou de joie, quelque part sur la gauche, près d’un bosquet enflammé. Dorian. En trois pas, je fus sur lui et mes bras l’arrachèrent à sa cachette.
— J’ai une énigme pour toi, ricanai-je. As-tu livré ton vieil ami à la damnation, ou bien l’avais-tu confondu avec un simple mortel ?
— Pardon, sanglota-t-il. Mon Dieu, pardon…
— Mieux : as-tu réussi à invoquer le diable ? Ou as-tu succombé à ma tentation ?
Mes ongles comprimèrent sa trachée pour le punir comme il convenait.
— Regarde, Dorian, regarde les flammes ! Tu voulais voir la vérité ? Contemple ton succès !
Une à une, les couleurs étranges se révélaient autour de nous, lovées dans la flamme défunte des âmes promises au brasier éternel.
— Parle, mon ami, dis-moi ce que tu vois.
La respiration de Dorian devint sifflante. Sa voix chevrota en se soumettant à ma volonté. Il parut réciter un psaume impie.
— Je vois chaque fragment de haine et chaque espoir sacrifié, chaque innocence piétinée, je vois chaque souillure par laquelle s’immisce l’enfer. Je vois l’abysse primordial, embusqué hors du temps, aux angles morts du monde. Seigneur, aie pitié de moi !
Ma grimace railla son épiphanie. Dorian avait deviné beaucoup de choses, mais ignoré l’essentiel. Nul sorcier ne m’avait appelé, sinon lui, et nul pacte ne me liait à quiconque. J’étais le témoin, la victime et le bourreau. J’étais la conjonction trinitaire de sa chute. J’étais sa fin.
— Imbécile, ricanai-je. Les angles morts du monde se cacheront toujours dans l’aveuglement des hommes, et leurs couleurs étranges seront seulement dans l’œil de celui qui les cherche.
À cet instant seulement il comprit, et la révélation de mon nom véritable, lisible dans l’humidité vitreuse de ses yeux braqués sur les flammes, ne lui arracha qu’un hoquet stupéfait à l’instant de réaliser sa faute.
— Ga’own, gémit-il, ô l’orgueil…
— N’aie pas peur, je te jure que tu ne sentiras rien, mentis-je en accentuant la pression.
Il croassa une adjuration qui aurait pu me faire lâcher prise s’il l’avait formulée plus tôt. Mais les flammes étaient trop vives, maintenant, grosses des appétits de l’abîme, et leur faim me nourrissait au-delà du nécessaire. Je le plaquai au sol, face contre terre, pour le forcer au silence. Sa bouche fit encore quelques bruits de respiration humide dans l’eau sale d’une flaque. Je crois qu’il murmura quelque chose qui ne m’était pas adressé. Un regret, peut-être, ou bien la satisfaction de savoir, enfin. Alors il mourut et je l’emportai, puis les ténèbres retombèrent sur une ferme oubliée de Hollande.
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