Une équation n’a de signification à mes yeux que si elle exprime une pensée de Dieu.
– Srinivâsa Râmânujan,
mathématicien indien (1887-1920).
Il s’appelle Abdoul Karîm. C’est un petit homme mince, d’aspect et d’attitude si méticuleux qu’il semble manquer de naturel. Il marche très droit et ses cheveux grisonnent, tout comme sa courte barbe pointue. Quand il sort acheter des légumes, les gens le saluent avec respect dans la rue : « Salâm, sahib professeur », ou bien « Namasté, sahib professeur », suivant leur religion. Ils savent qu’il est le professeur de mathématiques de l’école municipale. Il y enseigne depuis si longtemps qu’il ne cesse de croiser d’anciens élèves : Râmdâs le chauffeur de tricycle à moteur qui refuse de lui facturer la course, ou encore le vendeur du pân dans la cahute au coin de la rue, qui ne lui demande jamais de régler son ardoise… il s’appelle Imran et va bien plus régulièrement à la mosquée qu’Abdoul Karîm.
Tous le connaissent, c’est le gentil professeur de mathématiques, mais il a ses petits secrets. Ils savent qu’il habite la vieille maison jaune dont le plâtre des murs de briques s’écaille par plaques. Les rideaux passés tremblent craintivement dans la brise et donnent parfois aux passants un aperçu de la digne pauvreté dans laquelle il vit : le canapé au revêtement râpé, le mobilier en bois qui, tout aussi austère, pauvre et résigné que le reste de la demeure, attend de tomber en poussière. C’est une maison construite à l’ancienne, avec une cour dont seul le cercle autour de l’imposant litchi n’est pas pavé de briques. Un grand mur clôt cette cour, percé d’une porte donnant sur une parcelle de nature sauvage qui avait été un potager. Mais les mains qui s’en occupaient – celles de sa mère – ne sont plus capables que de tenir une bouchée de riz du bout des doigts pour la porter en tremblant à la bouche. La mère reste assise au soleil dans la cour à hocher la tête pendant que le fils s’active dans la maison, époussetant et nettoyant avec une méticulosité toute féminine. Le professeur a lui-même deux fils : l’un loin en Amérique et marié à une gorî bîbî, une Blanche, c’est inconcevable ! Il ne rentre jamais et n’écrit que deux ou trois fois par an. Son épouse envoie des lettres enjouées en anglais, que le professeur lit avec soin en suivant les mots du doigt. Elle parle de ses petits-fils, de base-ball (une forme de cricket, semble-t-il) et de leurs projets de visite, qui ne se concrétisent jamais. Ses lettres sont aussi incompréhensibles pour Abdoul Karîm que l’idée qu’il puisse exister des extraterrestres sur Mars, mais il détecte une gentillesse, une main tendue, au sein des mots étrangers. Sa mère a refusé tout rapport avec cette femme.
Son autre fils s’est lancé dans les affaires à Mumbaï. Il rentre très peu souvent, mais rapporte chaque fois des objets coûteux : un téléviseur, un climatiseur. Recouvert d’un respectueux drap blanc brodé, le poste de télévision est épousseté chaque jour, mais le professeur ne peut se résoudre à l’allumer. Il y a trop de problèmes dans le monde. Le climatiseur lui donne de l’asthme, si bien qu’il ne s’en sert jamais, même dans la chaleur torride de l’été. Son fils est un mystère à ses yeux… sa mère en est folle, mais le professeur ne peut s’empêcher de redouter que le jeune homme soit devenu un étranger, qu’il soit impliqué dans des affaires louches : il ne sépare jamais de son téléphone portable et ne cesse d’appeler des amis anonymes à Mumbaï, de partir avec eux d’un rire joyeux, de se mettre à murmurer, d’arpenter pendant ces conversations le salon d’une propreté poignante. Et même s’il ne l’admettrait que devant Allah, Abdoul Karîm a la nette impression que son fils attend de lui qu’il meure. C’est toujours un soulagement de le voir repartir.
Mais bon, ce sont là des soucis d’ordre domestique. Quel père ne s’en fait pas pour ses enfants ? Personne ne serait particulièrement surpris d’apprendre que ce gentil et discret professeur de mathématiques a lui aussi des soucis domestiques. Les gens ignorent par contre qu’il a un secret, une obsession, une passion qui le rend différent. Peut-être est-ce pour cela qu’il a toujours l’air de regarder quelque chose situé juste en dehors de leur champ de vision, qu’il semble un peu perdu dans leur monde banal et cruel.
Il veut voir l’infini.
Qu’un professeur de mathématiques soit obsédé par les chiffres n’a rien d’étrange. Mais pour Abdoul Karîm, les chiffres sont un marchepied, les barreaux de l’échelle qui lui feront quitter (Inch’Allah !) l’horrible banalité du monde et accéder à l’infini.
Enfant, il voyait des choses du coin de l’œil. Des formes qui bougeaient juste à la limite de son champ de vision. N’avons-nous pas tous eu l’impression d’avoir à gauche ou à droite quelqu’un qui s’enfuyait en coup de vent dès qu’on tournait la tête dans sa direction ? Enfant, il pensait toujours qu’il s’agissait de firishtas, d’êtres angéliques qui veillaient sur lui. Aussi se sentait-il en sécurité, aimé, couvé par une grande présence clémente et invisible.
Un jour, il demanda à sa mère : « Pourquoi les firishtas ne restent-ils pas pour me parler ? Pourquoi s’enfuient-ils quand je tourne la tête ? »
D’une manière inexplicable pour l’enfant qu’il était, cette innocente question conduisit à des visites au Hakîm. Abdoul Karîm avait toujours eu peur de la boutique du Hakîm, aux murs entièrement recouverts de vieilles horloges. Celles-ci tictaquèrent, bourdonnèrent et vrombirent tandis qu’on servait le thé dans des verres ébréchés et des questions furent posées sur les esprits et les possessions, des herbes amères distribuées dans d’antiques flacons qu’on aurait dits pleins de djinns. On donna au garçon une amulette à porter autour du cou et des versets du Coran à réciter tous les jours. Le garçon qu’il était tremblait, assis du bout des fesses sur le siège au velours usé, et au bout de quinze jours de traitement, quand sa mère l’interrogea sur les firishtas, il répondit qu’ils avaient disparu.
C’était un mensonge.
Ma théorie est solide comme le roc, quiconque lui décoche une flèche verra celle-ci lui revenir aussitôt dessus. Comment je le sais ? Je l’ai examinée sous toutes les coutures pendant bien des années, j’ai envisagé toutes les objections jamais soulevées contre les nombres infinis, et surtout j’ai suivi ses racines, en quelque sorte, jusqu’à la première cause infaillible de toute chose créée.
– Georg Cantor,
mathématicien allemand (1845-1918).
Dans un monde fini, Abdoul Karîm réfléchit à l’infini. Il a rencontré plusieurs sortes d’infinis dans les mathématiques. Si celles-ci sont la langue de la nature, alors le monde physique dans lequel nous vivons contient lui aussi des infinis. Ils nous déconcertent parce que nous sommes des créatures très limitées. Nos vies, notre science, nos religions sont toutes plus petites que le cosmos. Le cosmos est-il infini ? C’est possible. De notre point de vue, cela ne change pas grand-chose.
Dans les mathématiques, il y a la suite des entiers naturels, qui marchent jusqu’à l’infini comme de petits soldats déterminés. Mais il existe d’autres infinis, moins évidents, et Abdoul Karîm le sait. Tracez une ligne droite, indiquez 0 à une extrémité et 1 à l’autre. Combien de nombres entre 0 et 1 ? Vous pouvez commencer à compter : l’univers prendra fin que vous compterez encore en étant toujours loin du 1. Vous croiserez durant votre voyage les nombres rationnels et irrationnels, et plus particulièrement les transcendants. Ils sont absolument fascinants : on ne peut les obtenir ni en divisant des entiers ni en résolvant des équations simples. Et pourtant, dans cette simple droite numérique, on en trouve des maquis presque impénétrables : ce sont les nombres les plus fréquents de tous. Ce n’est qu’en considérant certaines proportions comme le rapport entre la circonférence et le diamètre d’un cercle, ou en ajoutant un nombre infini de termes à une série, ou en négociant les innombrables étapes des fractions continues infinies, qu’on voit apparaître ces nombres irrationnels. Le plus célèbre d’entre eux est bien évidemment π, soit 3,14159… avec son infinité de chiffres qui ne se répètent pas après la décimale. Les transcendants ! Leur univers est plus riche en infinis qu’on ne peut l’imaginer.
Dans le fini – cette petite droite numérique –, il y a l’infini. Quel beau et profond concept ! se dit Abdoul Karîm. Peut-être y en a-t-il aussi en nous, des univers d’infinis.
Les nombres premiers frappent eux aussi son imagination. Les atomes de l’arithmétique des entiers, les quelques privilégiés qui produisent tous les autres entiers, comme les lettres d’un alphabet produisent tous les mots. Il y en a une infinité, ainsi qu’il sied à ce qu’Adbul Karîm considère comme l’alphabet de Dieu…
Quel mystère ineffable que ces nombres premiers ! Ils semblent placés à des positions aléatoires dans la suite des entiers : 2, 3, 5, 7, 11… Il n’y a aucun moyen de prédire le nombre suivant dans cette séquence, il faut le tester. Il n’existe aucune formule capable de les générer tous. On retrouve pourtant dans ces nombres une mystérieuse régularité que n’ont pu expliquer les plus grands mathématiciens du monde. Entraperçus par Riemann, mais toujours non prouvés, il y a des indices d’un ordre si profond qu’il est pour le moment hors de notre portée.
Chercher l’infini dans un monde apparemment fini… quelle plus noble occupation pour un être humain en général et pour Abdoul Karîm en particulier ?
Enfant, il avait interrogé les aînés à la mosquée : qu’est-ce que ça veut dire qu’Allah est simultanément un et infini ? Plus âgé, il avait lu les philosophies d’Al-Kindî, d’Al-Ghazâlî, d’Ibn Sina et d’Iqbal, mais son esprit agité n’avait pas trouvé de réponses. Pendant la plus grande partie de son existence, il était resté convaincu que les mathématiques, et non les disputes des philosophes, constituaient la clé des plus impénétrables mystères.
Il se demande si les firishtas qui lui ont tenu compagnie toute sa vie connaissent la réponse à ce qu’il cherche. Parfois, quand il en voit un du coin de l’œil, il pose une question dans le silence. Sans se tourner vers lui.
L’hypothèse de Riemann est-elle correcte ?
Silence.
Les nombres premiers sont-ils la clé de la compréhension de l’infini ?
Silence.
Y a-t-il un lien entre les nombres transcendants et premiers ?
Il n’a jamais eu de réponse.
Mais parfois un indice, un murmure dans sa tête. Abdoul Karîm ignore si c’est son esprit qui lui joue ou non des tours, parce qu’il ne distingue pas ce que dit la voix. Il soupire et se plonge dans ses études.
Sa lecture porte sur les nombres premiers dans la nature. Il apprend que la distribution des intervalles entre les niveaux d’énergie de noyaux d’uranium excités semble correspondre à celle des intervalles entre les nombres premiers. Il tourne fiévreusement les pages de l’article, étudie les schémas, s’efforce de comprendre. Comme c’est étrange qu’Allah ait laissé un indice dans les profondeurs des noyaux atomiques ! Il connaît très mal la physique moderne… il dévalise la bibliothèque pour en apprendre davantage sur la structure des atomes.
Son imagination porte loin. En réfléchissant à ses lectures, il se met à soupçonner la matière d’être divisible à l’infini, à douter qu’il puisse exister la moindre particule élémentaire. Prenez un quark : il est plein de préons. Peut-être les préons eux-mêmes sont-ils constitués de choses de plus en plus petites. Il n’y a pas de limite à la granularité toujours plus fine de la matière.
C’est beaucoup plus acceptable que de se dire que le processus s’arrête quelque part, qu’à un endroit existe par exemple un pré-préon composé uniquement de lui-même. C’est fractalement sensé, c’est magnifique si la matière est faite à l’infini de boîtes dans des boîtes.
Il y a là une symétrie qui lui plaît. Après tout, l’infini existe aussi dans le très grand. Notre univers, en expansion permanente, apparemment sans limites.
Il s’intéresse au travail de Georg Cantor, qui a eu l’audace de formaliser l’étude mathématique de l’infini. Abdoul Karîm examine minutieusement les mathématiques, suit du doigt chaque ligne, chaque équation dans le manuel au papier jaunissant, prend frénétiquement des notes au crayon. C’est Cantor qui a découvert que certains ensembles infinis le sont plus que d’autres… qu’il y a des strates et des niveaux d’infini. Regardez les entiers : 1, 2, 3, 4… Ils sont en nombre infini, mais cet infini-là est d’un ordre inférieur à celui des nombres réels, par exemple 1,67 ou 2,97. Disons que l’ensemble des entiers est d’ordre Aleph-zéro, celui des réels d’ordre Aleph-un, comme la hiérarchie parmi les courtisans d’un roi. La question qui tourmentait Cantor, qui a fini par lui coûter la raison et la vie, est celle de l’hypothèse du Continu, qui stipule qu’il n’y a pas d’ensemble infini de nombres d’ordre compris entre Aleph-zéro et Aleph-un. En d’autres termes, Aleph-un suit Aleph-zéro, il n’y a pas de rang intermédiaire. Mais Cantor n’a pas réussi à le prouver.
Il a développé la mathématique des ensembles infinis. L’infini plus l’infini égale l’infini. L’infini moins l’infini égale l’infini. Mais l’hypothèse du Continu est restée hors de sa portée.
Abdoul Karîm considère Cantor comme un cartographe dans un nouveau monde bizarre. Les falaises de l’infini y montent à perte de vue dans le ciel, et Cantor est un personnage minuscule perdu dans cette grandeur, une mouche sur un précipice. Et pourtant, quelle audace ! Quel esprit ! Avoir le culot de classifier l’infini…
Les explorations d’Abdoul Karîm le conduisent à un article sur les mathématiciens de l’Inde antique. Ceux-ci avaient des termes spécifiques pour les très grands nombres. Un pûrvi, une unité de temps, représente sept cent cinquante-six mille milliards de siècles. Un sirsaprahelikâ égale huit virgule quatre millions puissance vingt-huit pûrvis. Qu’ont donc vu ces hommes pour se mettre à jouer avec de telles grandeurs ? Quelles perspectives ont été dévoilées devant leurs yeux ? Quelle merveilleuse arrogance s’est emparée de ces êtres chétifs pour qu’ils fassent des rêves aussi vastes ?
Il en parle un jour à son ami, un hindou du nom de Gangâdhar qui vit non loin de chez lui. Les mains de Gangâdhar s’immobilisent sur l’échiquier (leur partie hebdomadaire n’est pas terminée) et il psalmodie un verset des Védas : « De l’infini, ôte l’infini et vois ! L’infini demeure. »
Abdoul Karîm en reste stupéfait. Que ces ancêtres aient pu devancer Cantor de quatre millénaires !
Ce penchant pour la science… cette affabilité et cette bienveillance que Dieu manifeste aux érudits, cette promptitude avec laquelle il les protège et les soutient dans l’élucidation des mystères et la suppression des difficultés, m’ont encouragé à composer une courte œuvre de calcul par al-jabr et al-muqabala, en la confinant à la partie la plus facile et la plus utile de l’arithmétique.
– Al-Khwârizmî,
mathématicien arabe du VIIIe siècle.
Les mathématiques vinrent presque aussi naturellement au garçon que la respiration. Il réussit haut la main les examens de la petite école municipale. C’était un quartier de province, où habitaient surtout de petits commerçants, de modestes fonctionnaires et cætera, dont les enfants semblaient avoir hérité ou acquis le pesant pragmatisme. Personne ne comprenait ce petit musulman d’une étrange intelligence, à part un camarade de classe hindou, Gangâdhar, garçon plein d’entrain et très apprécié. Il avait beau jouer au gullî-dandâ dans la rue et courir plus vite que n’importe qui, il se passionnait pour la littérature, et plus particulièrement pour la poésie – une activité peut-être aussi peu pragmatique que les mathématiques pures. Attirés l’un par l’autre, les deux garçons passèrent de nombreuses heures assis sur le mur derrière l’école à manger des jâmuns volés dans les arbres au-dessus de leurs têtes tout en discutant de sujets qui allaient de la poésie ourdoue et des vers sanscrits à la possibilité que les mathématiques soient partout, y compris dans les émotions humaines. Ils se sentaient très adultes et très mûrs pour leur rang. C’est Gangâdhar qui, timidement et avec force gloussements, fit découvrir à Abdoul Karîm la poésie érotique de Kâlidâsa. À l’époque, les filles étaient un mystère pour l’un comme pour l’autre : même s’ils allaient en classe avec elles, les filles (espèce bien entendu complètement différente de leurs sœurs) semblaient être d’étranges et gracieuses créatures inconnues originaires d’un autre monde. Les lyriques descriptions de seins et de hanches de Kâlidâsa suscitèrent en eux des envies inexprimées.
Ils se battaient parfois, comme il arrive à des amis. Leur première bagarre sérieuse survint pendant des tensions en ville entre hindous et musulmans, juste avant les élections. Gangâdhar vint étendre Abdoul d’un coup de poing dans la cour de l’école.
« Tu n’es qu’un musulman assoiffé de sang ! dit-il presque comme si c’était une découverte pour lui.
— Et toi, un kâfir promis à l’enfer ! »
Ils se frappèrent de leurs poings, luttèrent corps à corps sur le sol et finirent, contusionnés, la lèvre ouverte, par se regarder d’un air féroce avant de s’éloigner en titubant. Le lendemain, pour la première fois, ils ne jouèrent pas au gullî-dandâ du même côté de la rue.
Puis ils se croisèrent par hasard dans la bibliothèque de l’école. Abdoul Karîm se raidit, prêt à rendre ses coups à Gangâdhar. Ce dernier sembla un instant envisager la bagarre, mais préféra tendre un livre d’un geste un peu embarrassé : « Un nouveau bouquin… qui parle de mathématiques. J’ai pensé que tu aimerais le voir… »
Après cela, ils s’assirent comme d’habitude sur le mur.
Leur amitié survécut même quatre ans plus tard aux grandes émeutes qui transformèrent la ville en charnier – des corps et des bâtiments incendiés, des atrocités épouvantables perpétrées par des hindous comme par des musulmans. Un leader politique d’un des deux camps avait fait une déclaration provocante dont il ne se souvenait même plus et qui avait enflammé les esprits. Il y avait eu un incident – une bagarre à un arrêt de bus, des accusations de brutalité policière contre le camp musulman, et cela avait dégénéré. La sœur aînée d’Abdoul, Aïcha, était au marché avec une cousine quand la violence atteignit son paroxysme. Les deux jeunes filles furent séparées dans l’affolement. La cousine rentra, en sang mais vivante, et personne ne revit plus Aïcha.
La famille ne s’en remit jamais. La mère d’Abdoul continua machinalement son existence, sans que le cœur y soit. Son père perdit du poids, devint une caricature ratatinée de l’homme vigoureux qu’il était… et mourut seulement quelques années plus tard. Quant à Abdoul… les reportages sur les atrocités alimentèrent ses cauchemars et, en rêve, il vit sa sœur matraquée, violée, mise en pièces encore et encore et encore. Quand la ville se calma, il parcourut pendant des journées entières les rues du marché, tiraillé entre espoir et fureur débordante, dans l’espoir de trouver un signe d’Aïcha – ou même son corps.
Son père cessa de voir ses amis hindous. Si Abdoul ne l’imita pas, c’est uniquement parce que les proches de Gangâdhar avaient abrité une famille musulmane durant le massacre et calmé une foule d’hindous en rage.
Avec le temps, la blessure, si elle ne guérit pas tout à fait, devint assez supportable pour qu’il puisse recommencer à vivre. Il se jeta dans ses chères mathématiques en ne gardant de contacts qu’avec sa famille et Gangâdhar. Le monde lui avait fait du tort. Abdoul Karîm ne lui devait rien.
Âryabatha est le maître qui, après avoir atteint les plus lointains rivages et sondé les plus intimes profondeurs de la mer de la connaissance ultime des mathématiques, de la cinématique et des sphères, a remis ces trois sciences au monde savant.
– Le mathématicien Bhâskara, parlant cent ans
plus tard du mathématicien indien
du VIe siècle Âryabahata.
Abdoul Karîm fut le premier de sa famille à aller à l’université. Un énorme coup de chance voulut que Gangâdhar étudie la littérature indienne dans la même institution régionale que celle où Abdoul Karîm se plongeait dans les arcanes mathématiques. Le père d’Abdoul s’était accommodé de l’obsession de son fils et avait reconnu son talent manifeste. Rayonnant des louanges de ses professeurs, lui-même voulait suivre les traces de Râmânujan. Tout comme ce génie autodidacte avait vu en rêve (du moins à ce qu’il raconta) la déesse Namakkal lui écrire des formules mathématiques sur la langue, Abdoul Karîm se demandait si les firishtas n’avaient pas été envoyés par Allah pour qu’il soit lui aussi doué d’intuition mathématique.
C’est à cette époque qu’un événement l’en persuada.
Il travaillait dans la bibliothèque de la faculté à un problème de géométrie différentielle quand il sentit un firishta aux limites de son champ de vision. Comme il l’avait fait d’innombrables fois par le passé, il tourna lentement la tête en s’attendant à ce que l’apparition se volatilise.
Il vit pourtant, debout devant la longue étagère de livres, une ombre ayant vaguement forme humaine. Elle tourna lentement, s’avérant fine comme du papier… mais acquit de l’épaisseur au cours du mouvement, et des détails se précisèrent sur sa silhouette sombre et longiligne. Abdoul eut alors l’impression qu’une porte s’entrouvrait dans les airs, rien qu’un peu, et aperçut derrière elle un monde d’une indicible étrangeté. L’ombre se tenait à cette porte, lui faisant signe du bras, mais Abdoul Karîm resta figé, paralysé par l’émerveillement. Avant qu’il puisse reprendre ses esprits et se lever, porte et silhouette pivotèrent rapidement puis disparurent, laissant le jeune homme face aux livres sur l’étagère.
Cela le convainquit de sa destinée. Il rêva d’une manière obsessionnelle du monde étrange qu’il avait entrevu ; chaque fois qu’il sentit la présence d’un firishta, il tourna lentement la tête vers lui… et chaque fois le firishta disparut. Abdoul Karîm se dit que ce n’était qu’une question de temps avant que l’un d’eux n’arrive, reste et peut-être – merveille des merveilles – l’emmène dans cet autre monde.
Son père mourut alors subitement. Ce fut la fin de la carrière de mathématicien d’Abdoul Karîm. Il dut rentrer prendre soin de sa mère, de son frère et des deux sœurs qu’il lui restait. Ses qualifications ne lui permettaient que d’enseigner. Il finirait par trouver un emploi dans l’école municipale de son enfance.
Dans le train du retour, il vit une femme. Le train était arrêté sur un pont au-dessus de la courbe paresseuse d’une modeste rivière, dorée dans la lumière du petit matin, de laquelle montait une légère brume. Le long de la rive, une femme s’était plongée dans la rivière avec une cruche en terre cuite – son sari pâle et déchiré collé par l’eau à son corps tandis qu’elle récupérait son récipient, le posait sur son flanc et ressortait du cours d’eau. Dans la lumière de l’aube, elle était lumineuse, une apparition dans la brume, la courbe de la cruche sur celle de sa hanche. Leurs regards se croisèrent à distance… il imagina qu’elle voyait le train silencieux et un jeune homme à la barbe clairsemée l’observant comme si elle était la première femme du monde. Elle le regarda sans peur à la manière d’une déesse en train de vous examiner l’âme. Un instant, il n’y eut entre eux aucune barrière, aucune frontière de genre, de religion, de caste ou de classe. Puis elle se détourna et disparut derrière un bosquet de shîshams.
Il ne savait pas trop si elle avait vraiment été là dans la demi-lumière ou s’il l’avait imaginée, mais elle représenta longtemps pour lui quelque chose de fondamental. Parfois, il pensait à elle comme à une femme, parfois comme à une rivière.
Il arriva à temps pour les obsèques de son père. Son travail l’absorba et garda les prêteurs sur gages à l’écart de leur maison. Avec l’optimisme persistant de la jeunesse, il ne cessa d’espérer que sa chance tournerait un jour, qu’il reprendrait ses études universitaires. En attendant, il savait que sa mère voulait lui trouver une épouse…
Abdoul Karîm se maria, eut des enfants. Lentement, au fil des années passées à gérer des classes bruyantes, à donner des cours particuliers à des élèves l’après-midi et à épargner, païsa après païsa, sur son maigre salaire pour le mariage de ses sœurs et les autres dépenses, Abdoul Karîm perdit contact avec ce talent jeune et fougueux qu’il possédait autrefois, et par la même occasion avec l’ambition d’atteindre les mêmes sommets que Râmânujan, Cantor et Riemann. Les idées lui venaient plus lentement, à présent. Un intellect accablé de soucis finit par s’user. Quand sa femme mourut, que ses enfants devenus grands partirent, ses besoins toujours plus modestes finirent par correspondre à ses faibles revenus et il se découvrit pour la première fois capable de penser à nouveau aux mathématiques. Il n’espérait plus éblouir leur monde avec quelque chose de neuf, comme la preuve de l’hypothèse de Riemann. Ces rêves-là n’étaient plus. Il ne pouvait qu’espérer être illuminé par les efforts de ses prédécesseurs et revivre, par procuration, les joies de la découverte. C’était un tour cruel que lui jouait le temps : maintenant qu’il en avait le loisir, il en avait perdu les capacités… mais cela n’a jamais fait obstacle à la véritable obsession. Désormais, à l’automne de sa vie, c’était comme si le printemps était de retour, et avec lui son ancien amour.
Dans ce monde, mis à genoux par la faim et le soif
L’amour n’est pas la seule réalité, il y a d’autres vérités…
– Sâhir Ludhianvi,
poète indien (1921-1980).
Il y a des moments où Abdoul Karîm se lasse de ses obsessions mathématiques. Il est vieux, après tout. Rester tant d’heures de suite assis dans la cour avec son carnet, son crayon et ses manuels de mathématiques peut laisser des traces. Il se lève, des douleurs dans tout le corps, s’occupe de sa mère et part sur la tombe de son épouse.
Femme rondelette à la peau claire, Zeynab savait à peine lire et écrire, évoluait dans la maison avec une grâce indolente et son rire bon enfant résonnait dans la cour quand elle bavardait avec la blanchisseuse. Elle adorait manger – il se rappelle le bout fragile de ses doigts potelés en train de se refermer sur un morceau d’agneau, de le saisir avec quelques grains de riz au safran et de monter le tout aux lèvres d’un geste empli de révérence. Malgré l’impression de force que dégageait son embonpoint, Zeynab finit par ne plus pouvoir résister à sa belle-mère. Le rire dans ses yeux s’estompa peu à peu tandis que ses deux fils sortaient de la petite enfance, dorlotés et couchés par la grand-mère dans son propre coin des appartements des femmes. Abdoul Karîm lui-même ne s’était pas aperçu de cette guerre silencieuse entre son épouse et sa mère… il était jeune et obsédé par l’enseignement des mathématiques à ses élèves récalcitrants. Il avait remarqué que la grand-mère semblait toujours tenir le fils cadet dans ses bras en lui fredonnant quelque chose et que le fils aîné suivait sa mère partout, mais il n’avait pas vu le rapport avec le teint de plus en plus blafard de sa femme. Un soir, il lui demanda de venir lui masser les pieds – leur euphémisme pour une relation sexuelle – et attendit qu’elle arrive du quartier des femmes, impatient de retrouver le confort de sa plantureuse nudité et ses seins tendres d’une douceur de soie. Quand elle finit par venir, elle s’agenouilla au pied du lit, la poitrine soulevée par des sanglots étouffés, les mains sur le visage. Il la prit dans ses bras en se demandant ce qui avait pu lui faire perdre son caractère calme et bon enfant, et elle se laissa complètement aller contre lui. Rien de ce qu’il put lui fournir comme réconfort ne lui fit dire ce qui lui brisait le cœur. Elle finit par le supplier, entre deux grandes respirations frémissantes, de lui accorder tout ce qu’elle voulait au monde : un autre bébé.
Influencé par les idées modernes, Abdoul Karîm s’était dit que deux enfants, surtout de sexe masculin, suffisaient largement dans une famille. Membre lui-même d’une fratrie de cinq, il avait connu la pauvreté et la douleur de devoir renoncer à son rêve de carrière universitaire pour faire vivre les siens, aussi voulait-il épargner pareille situation à ses enfants. Mais quand sa femme lui murmura qu’elle en voulait un de plus, il se laissa fléchir.
À présent, avec le recul, il voudrait avoir essayé de comprendre les véritables raisons de la détresse de Zeynab. La grossesse fut difficile. Sa mère s’occupa presque complètement des deux garçons pendant que Zeynab restait alitée dans le quartier des femmes, si malade qu’elle n’arrivait qu’à pleurer en silence et appeler Allah à l’aide. « C’est une fille, assura la mère d’Abdoul Karîm d’un air sinistre. Il n’y a que les filles pour causer autant d’ennuis. » Elle tourna les yeux vers la fenêtre, par laquelle on voyait la cour dans laquelle sa propre fille, la sœur décédée d’Abdoul Karîm, avait autrefois joué et aidé à la lessive.
Ce fut en effet une fille, mort-née, qui emporta sa mère avec elle dans l’autre monde. On les inhuma ensemble dans le petit cimetière mal entretenu où Abdoul Karîm allait chaque fois qu’il se sentait déprimé. La pierre tombale était à présent de guingois et de l’herbe avait poussé sur le monticule. Son père était lui aussi enterré là, tout comme trois frères et sœurs d’Abdoul Karîm décédés avant qu’il ait six ans. Seule Aïcha, disparue, qui dans ses souvenirs de petit garçon avait été pour lui source de réconfort – des bras puissants, généreux, des mains délicates et parfumées au henné, une joue lisse –, seule Aïcha manquait.
Dans le cimetière, Abdoul Karîm rend hommage au souvenir de son épouse tandis que son cœur tremble devant la manière dont le cimetière lui-même se désagrège. S’il tombe en ruine, si la végétation et le temps le recouvrent, il craint d’oublier lui-même Zeynab, la petite fille et sa culpabilité. Il essaie parfois d’arracher les mauvaises et hautes herbes, mais ses mains délicates d’érudit ne tardent pas à être contusionnées et douloureuses, si bien qu’il soupire en pensant à la poétesse sûfie Jahanara, qui a écrit, des siècles plus tôt : « Que l’herbe verte pousse sur ma tombe ! »
J’ai souvent médité sur les rôles que jouent dans le processus de la découverte d’un côté la connaissance et l’expérience, de l’autre l’imagination et l’intuition. Je crois qu’il y a un conflit fondamental entre ces deux côtés et qu’en préconisant la prudence, la connaissance tend à inhiber l’envol de l’imagination. Aussi une certaine naïveté, soulagée du fardeau de la sagesse conventionnelle, peut-elle parfois être un atout appréciable.
– Harish-Chandra,
mathématicien indien (1923-1983).
Gangâdhar, son copain d’école, avait été quelque temps professeur en littérature indienne à l’école municipale avant de devenir universitaire à la bibliothèque patrimoniale Amravati, et poète à ses heures perdues. Il est le seul à qui Abdoul Karîm puisse avouer sa passion secrète.
Avec le temps, lui aussi s’est laissé fasciner par l’infini. Tandis qu’Abdoul Karîm étudie de près Cantor et Riemann et essaie de comprendre le théorème des nombres premiers, Gangâdhar fait une descente dans la bibliothèque, d’où il rapporte des trésors. Toutes les semaines, quand Abdoul Karîm parcourt à pied les trois kilomètres qui séparent sa maison de celle de Gangâdhar, où il est conduit par le domestique dans le confortable salon au gracieux mais vieillissant mobilier en acajou, les deux hommes partagent ce qu’ils ont appris autour d’une tasse de thé à la cardamome et d’une partie d’échecs. Gangâdhar ne peut pas comprendre les mathématiques de haut niveau, mais peut compatir aux frustrations de celui qui cherche la connaissance et il sait à quoi ressemble de percer petit à petit le mur de l’ignorance pour jaillir dans la lumière de la compréhension. Il déniche des citations d’Âryabhata ou d’Al-Khwârizmî et dit à son ami des choses comme : « Abdoul, tu savais que les Grecs et les Romains n’aimaient pas l’idée d’infini ? Aristote argumentait contre et proposait un univers fini. Parmi les yûnânîs, seul Archimède a osé essayer d’escalader ce sommet. Il a conclu qu’on pouvait comparer différentes quantités infinies, qu’un infini pouvait être plus grand ou plus petit qu’un autre… »
Et un autre jour : « Le mathématicien français Jacques Hadamard… celui qui a prouvé le théorème des nombres premiers devant lequel tu t’extasies… il disait qu’une découverte mathématique passe par quatre étapes. Pas très différentes de celles de l’artiste ou du poète, d’ailleurs. On commence par étudier et apprendre ce qui est connu. Puis on laisse ces idées vous tourner dans la tête, tout comme la terre reste en jachère entre deux ensemencements pour se régénérer. Ensuite, avec de la chance, vient l’éclair de compréhension, le moment d’illumination où on découvre quelque chose de nouveau et où on sent dans ses os que ça tient debout. L’étape finale consiste à vérifier… à soumettre cette épiphanie aux rigueurs de la preuve mathématique… »
Abdoul Karîm a le sentiment que s’il arrivait seulement à passer les deux premières étapes de Hadamard, peut-être Allah le récompenserait-il d’un éclair de compréhension. Et peut-être pas. S’il a caressé l’espoir d’être un nouveau Râmânujan, cet espoir n’est plus. Mais aucun véritable amant n’a jamais quitté le seuil de l’être aimé, même en sachant que la porte lui resterait close.
« Ce qui m’inquiète, confie-t-il à Gangâdhar pendant l’une de ces discussions, ce qui m’a toujours inquiété, c’est le théorème d’incomplétude de Gödel. D’après Gödel, il y a des formulations mathématiques non prouvables. Il a démontré que l’hypothèse du Continu de Cantor en était une. Pauvre Cantor, il a perdu l’esprit à chercher la preuve de quelque chose qui ne peut être ni prouvé ni réfuté ! Et si toutes nos idées non prouvées sur les nombres premiers, sur l’infini, faisaient elles aussi partie de ces formulations ? Si on ne peut pas les mettre à l’épreuve des contraintes de la logique mathématique, comment saurons-nous jamais si elles sont vraies ? »
Cela l’ennuie beaucoup. Il s’absorbe dans la preuve du théorème de Gödel en essayant de la comprendre, de la contourner. Gangâdhar l’encourage : « Tu sais, dans les vieux contes, chaque grand trésor est gardé par un monstre d’une grandeur proportionnelle. Peut-être que le théorème de Gödel est le djinn qui garde la vérité que tu cherches. Peut-être qu’au lieu de le tuer, il faut que tu, comment dire… que tu te lies d’amitié avec lui… »
Par ses recherches, par ses discussions avec Gangâdhar, Abdoul Karîm commence de nouveau à sentir qu’Archimède et Al-Khwârizmî sont ses véritables compagnons. Et Khayyâm, Âryabatha et Bhâskara. Et Riemann, Cantor, Gauss, Râmânujan et Hardy.
Ce sont les maîtres à côté desquels il n’est qu’un humble étudiant, un apprenti qui grimpe sur la montagne en suivant leurs traces. La route est rude. Il se fait vieux, après tout. Il se laisse aller à des rêves mathématiques, n’en sortant que pour s’occuper de sa mère de plus en plus fragile.
Gangâdhar lui-même finit par le mettre en garde : « Un homme ne peut pas vivre ainsi avec une telle obsession. Tu vas te laisser aller à finir comme Cantor et Gödel ? Reste sain d’esprit, mon ami. Tu le dois à ta mère, à la société. »
Abdoul Karîm n’arrive pas à faire comprendre à Gangâdhar. Son esprit résonne de mathématiques.
Le limite d’une fonction f(N) quand N tend vers l’infini…
Tant des questions qu’il se pose commencent ainsi. La fonction f(N) peut être la fonction de compte des nombres premiers, ou le nombre de poupées russes de la matière, ou la taille de l’univers. Elle peut être abstraite, comme un paramètre dans un espace mathématique, ou terre-à-terre, telles les ramifications des rides sur le visage de sa mère, qui vieillit de plus en plus dans la cour de sa maison, sous les litchis. Elle vieillit de plus en plus sans tout à fait mourir, apparemment déterminée à vivre le paradoxe de Zénon.
Il aime sa mère de la même manière qu’il aime le litchi : parce qu’ils sont là, parce qu’ils font de lui ce qu’il est, parce qu’ils lui fournissent abri et secours.
La limite… quand N tend vers l’infini…
Ainsi commencent de nombreux théorèmes de calcul. Abdoul Karîm se demande quel genre de calcul gouverne la lente progression de sa mère vers la mort. Et si la vie ne nécessitait pas un seuil minimal de conditions… si la mort n’était que la limite d’une fonction f(N) quand N tend vers l’infini ?
Un monde dans lequel la vie humaine n’est qu’un pion
Un monde rempli d’adorateurs de la mort,
Où la mort est moins chère que la vie…
Ce monde-là n’est pas le mien…
– Sâhir Ludhianvi,
poète indien (1921-1980).
Pendant qu’Abdoul Karîm se frotte aux mathématiques de l’infini, comme l’ont fait avant lui tant de génies et d’idiots qui se berçaient d’illusions, le monde change.
Il a vaguement conscience de ce qu’il se passe… que les gens vivent et meurent, que des bouleversements politiques surviennent, que l’été est le plus chaud qu’il ait connu et que la vague de chaleur a déjà tué mille personnes dans le nord de l’Inde. Il sait que la mort attend aussi aux côtés de sa mère et fait ce qu’il peut pour cette dernière. Même s’il n’a pas toujours pratiqué les cinq prières quotidiennes, il fait à présent la salâh, avec elle. Elle a déjà commencé à devenir citoyenne d’un autre pays… elle vit dans les soubresauts d’une époque largement révolue, appelant à un moment Aïcha, au suivant son mari depuis longtemps décédé. Des conversations de son enfance perdue sortent de ses lèvres tremblantes. Dans ses rares instants de lucidité, elle supplie Allah de l’emmener.
Aussi dévoué soit-il, Abdoul Karîm est soulagé de pouvoir s’échapper une fois par semaine pour jouer aux échecs et bavarder avec Gangâdhar. La tante d’un voisin veille sur sa mère pendant ce temps-là. Il lâche un ou deux soupirs dans les ruelles familières de son enfance, ses chaussures soulevant la poussière au pied des très anciens jâmuns sur lesquels il grimpait petit garçon. Il salue les voisins : le vieil Amîn Khan Sahib qui, assis sur son charpoï, respire difficilement au-dessus de son hukka ; les jumeaux Ali, deux petits écervelés qui courent après un pneu de bicyclette avec un bâton ; Imran à la boutique de pân. Il traverse, non sans appréhension, la route du marché de plus en plus encombrée, passe devant les auvents décolorés de Munshilal & Fils et une station de pousse-pousse, entre dans une autre ruelle tranquille, ombragée pour sa part de jacarandas. Gangâdhar a pour demeure un modeste bungalow blanc terni d’un gris incertain par de nombreuses moussons. Le grincement du portail en bois est aussi familier à Abdoul Karîm que les paroles d’accueil de son ami.
Vient toutefois un jour où il n’y a pas de partie d’échecs chez celui-ci.
Le boy – et non Gangâdhar – le fait entrer dans le salon. Abdoul Karîm s’assied dans son fauteuil habituel en remarquant que l’échiquier n’a pas été disposé. Des bruits lui proviennent des profondeurs de la maison : des voix féminines, des objets lourds qu’on traîne sur le sol.
Un vieillard entre et s’arrête subitement, comme surpris de le voir. Son visage dit quelque chose à Abdoul Karîm… il revient alors à celui-ci que l’homme appartient à la belle-famille de Gangâdhar – l’oncle de son épouse, peut-être – et qu’il vit à l’autre bout de la ville. Il l’a déjà rencontré une fois ou deux dans des fêtes de famille.
« Qu’est-ce que vous faites là ? », demande l’homme sans la moindre des politesses habituelles. Il a les cheveux blancs, mais une constitution robuste.
Perplexe et un peu offensé, Abdoul Karîm répond : « Je viens pour ma partie d’échecs avec Gangâdhar. Il n’est pas là ?
— Il n’y aura pas de partie aujourd’hui. Vous n’avez pas fait assez de mal, vous autres ? Vous venez vous moquer de nous dans notre peine ? Eh bien, laissez-moi vous dire…
— Que s’est-il passé ? » L’indignation d’Abdoul Karîm se dissout dans une vague d’appréhension. « De quoi vous parlez ? Gangâdhar va bien ?
— Vous ne savez peut-être pas, dit l’homme d’un ton railleur. Certains de vos congénères ont incendié un bus hier soir sur la route de Paharia. Un bus avec dix personnes à bord, toutes hindoues, qui revenaient d’une cérémonie familiale au temple. Elles sont toutes mortes d’une manière horrible. On dit que ce sont des gens comme vous qui ont mis le feu. Sans même laisser les enfants descendre. Du coup toute la ville s’agite. Qui sait ce qui risque de se passer ? Gangâdhar et moi emmenons sa famille dans un quartier plus sûr. »
Sous le choc, Abdoul Karîm a les yeux écarquillés. Il ne trouve pas ses mots.
« Ça fait des siècles que nous autres hindous vous tolérons, les musulmans. Même si vous nous attaquiez et voliez au fil des siècles, nous vous laissions construire vos mosquées et adorer votre dieu. C’est comme ça que vous nous remerciez ? »
En une seconde, Abdoul Karîm est devenu « vous, les musulmans ». Il veut dire qu’il n’a rien à voir avec le mal fait aux morts du bus. Ce ne sont pas ses mains qui ont mis le feu. Mais aucun mot ne franchit ses lèvres.
« Vous imaginez ça, sahib professeur ? Les flammes ? Les hurlements ? Ces gens ne rentreront jamais chez eux…
— J’imagine, oui… », dit Abdoul Karîm, à présent abattu. Il se lève, mais Gangâdhar entre juste à ce moment-là. Il doit avoir entendu une partie de la conversation, car il pose les mains sur les épaules d’Abdoul Karîm, doucement, l’accueillant comme ne l’a pas fait l’autre homme. C’est son ami Abdoul Karîm, dont la sœur, tant d’années auparavant, n’est jamais rentrée chez elle.
Gangâdhar se tourne vers l’oncle de son épouse. « Mon oncle, je vous en prie. Abdoul Karîm n’est pas comme ces mécréants. Je n’ai jamais connu d’homme plus gentil ! Et on ne sait pas pour l’instant qui sont ces criminels, même si toute la ville bruit de rumeurs. Abdoul, assieds-toi, je t’en prie ! Que nous puissions nous dire de telles choses montre bien dans quelle époque nous vivons. Hélas ! Le kalyuga est bel et bien sur nous. »
Abdoul Karîm s’assied, mais il tremble. Toute pensée mathématique a disparu de son esprit. Il est plein de dégoût et de révulsion envers les barbares qui ont commis cette atrocité, envers les êtres humains en général. Quelle espèce avilie nous sommes ! Se servir du nom de Râm, d’Allah ou de Jésus pour brûler et détruire sous l’une ou l’autre égide… voilà ce qu’a été notre passé.
L’oncle est sorti en secouant la tête. Gangâdhar s’excuse pour lui auprès d’Abdoul en parlant d’histoire. « … une question de manipulation politique. Les colonialistes britanniques ont cherché notre faiblesse, l’ont exploitée, nous ont dressés les uns contre les autres. Ouvrir la porte de l’enfer est plutôt facile… la refermer beaucoup moins. Toutes ces années, avant la domination britannique, nous avons vécu dans une paix relative. Pourquoi donc n’arrivons-nous pas à refermer la porte qu’ils ont ouverte ? Après tout, y a-t-il une religion qui dit de tuer son voisin ?
— Quelle importance ? demande avec amertume Abdoul Karîm. Nous autres humains sommes une espèce dépravée, mon ami. Les musulmans comme moi adressent chacune de leurs prières à Allah, le Clément et le Miséricordieux. Vous, les hindous, avez votre “Îshâ Vâsyamidam Sarvam”… le divin réside en tout. Les chrétiens parlent de tendre l’autre joue. Et pourtant, chacun d’eux a du sang sur les mains. Nous pervertissons tout… les paroles de paix des prophètes et des saints, nous les transformons en armes avec lesquelles nous entretuer ! »
Il tremble tellement qu’il a du mal à parler.
« C’est dans les mathématiques… et seulement dans les mathématiques que je vois Allah…
— Allons, du calme », dit Gangâdhar, qui fait apporter de l’eau au sahib professeur par le domestique. Abdoul Karîm boit et s’essuie la bouche. On sort des valises de la maison. Il y a un taxi devant le portail.
« Écoute, mon ami, dit Gangâdhar, il faut que tu penses à ta sécurité. Rentre chez toi, verrouille tes portes et veille sur ta mère. J’éloigne ma famille et je la rejoindrai dans un jour ou deux. Une fois cette folie passée, je reviendrai pour toi. »
Abdoul Karîm repart chez lui. Tout a l’air encore normal… le vent emporte des détritus dans les rues, la boutique de pân est ouverte et les gens se pressent à l’arrêt de bus. Il remarque ensuite l’absence totale d’enfants, alors même que les vacances d’été ne sont pas terminées. Le marché aux légumes est très fréquenté. Les gens achètent frénétiquement de tout. Lui-même se procure quelques pommes de terre, des oignons et une grosse calebasse avant de rentrer. Il verrouille la porte. Sa mère, désormais incapable de cuisiner, le regarde s’occuper du repas. Après le dîner, et après avoir bordé sa mère, il va dans son bureau ouvrir un livre de mathématiques.
Un jour passe, peut-être deux… il ne fait pas attention. Il se souvient de prendre soin de sa mère, mais oublie souvent de se nourrir. De plus en plus, sa mère vit dans cet autre monde. Ses sœurs et son frère appellent depuis d’autres villes, angoissés par cette escalade de violence aux informations : il leur dit de ne pas s’inquiéter. Quand les choses reprendront leur cours normal, ils viendront les voir, leur mère et lui.
Quelle merveille, le mystère universel
Que seul un véritable amant peut comprendre !
– Bulleh Shah,
poète sûfi panjabî du XVIIIe siècle.
La logique ne fait qu’entériner les conquêtes de l’intuition.
– Jacques Hadamard,
mathématicien français (1865-1963).
Un matin, il quitte la pénombre de son bureau au profit de la cour ensoleillée. Autour de lui, la vieille ville se contorsionne dans les flammes, mais Abdoul Karîm ne voit et n’entend que les mathématiques. Il s’assit dans son vieux fauteuil d’osier, ramasse un bâton et se met à dessiner des symboles mathématiques dans la poussière.
Un firishta se tient aux limites de son champ de vision.
Il se tourne lentement. L’ombre reste en attente. Cette fois, Abdoul Karîm n’attend pas pour se lever, malgré un élancement dans un genou. Il se dirige vers la porte, vers le bras qui lui fait signe, et passe de l’autre côté.
Un instant de désorientation brutale… il lui vient à l’idée qu’il a traversé une dimension différente pour arriver dans ce monde secret. Puis l’obscurité devant lui se dissipe et il voit des merveilles.
Tout est assourdi. Il fait face à une vaste étendue de terre et de ciel qui ne ressemble à rien qu’il connaisse. Des formes pyramidales sombres ponctuent le paysage, immenses monuments à quelque chose qui dépasse son entendement. Un ample objet polyédrique flotte dans un ciel orange pâle dépourvu de soleil. Seule une luminescence diffuse imprègne ce ciel. En baissant la tête, il voit tout autour de ses pieds, toujours chaussés de ses habituelles sandales usées, des petites créatures semblables à des poissons frétiller et frayer dans le sable. Un peu de celui-ci s’est glissé entre ses orteils et au toucher, tiède et caoutchouteux, cela ne ressemble pas du tout à du sable. Il inspire à fond et perçoit une étrange odeur, comme du caoutchouc brûlé mélangé à sa propre sueur. À côté de lui, l’ombre semble enfin substantielle, presque humaine malgré l’absence de cou et la profusion de membres – leur nombre semble varier dans le temps, Abdoul Karîm en comptant cinq pour le moment.
L’orifice sombre dans la tête s’ouvre et se referme, mais il n’en sort aucun bruit. Abdoul a plutôt l’impression d’une pensée placée dans son esprit, un paquet qu’il ouvrira plus tard.
Il marche sur le sable aux côtés de l’ombre jusqu’au bord d’une mer calme. L’eau, si c’en est, mousse et bouillonne doucement ; il voit évoluer dans ses profondeurs des formes spectrales et distingue, beaucoup plus bas, la silhouette d’une structure complexe. Des arabesques apparaissent dans le liquide, se dispersent et se reforment. En s’humectant les lèvres, il perçoit un goût de métal et de sel.
Il regarde son compagnon, qui l’enjoint à s’arrêter. Une porte s’ouvre. Ils aboutissent par son intermédiaire dans un autre univers.
Celui-là est différent, tout d’air et de lumière, entièrement occupé par un grand treillis translucide de tubes dans lesquels passent des créatures liquides. Des êtres solides de plus petite taille flottent dans les espaces entre ces tubes.
Sans voix, il tend la main vers l’assemblage. Sa finesse lui rappelle les bracelets de cheville en filigrane d’argent que portait son épouse. À la grande surprise d’Abdoul Karîm, un être minuscule s’immobilise à l’intérieur d’un tube. Une espèce de virgule aquatique et potelée, translucide et sans aucun trait distinctif pour lui ; pourtant, il a l’impression qu’on l’observe, qu’on l’examine, et avec tout autant d’émerveillement qu’il en ressent lui-même.
La portion de treillis l’effleure et il sent du bout du doigt sa douceur fraîche et étrangère.
Une porte s’ouvre. Ils la franchissent.
Cette course effrénée est vertigineuse. Il a parfois des aperçus de son propre monde, des scènes d’arbres et de rues, avec au loin des collines bleues. Ces aperçus semblent provenir de différentes époques : il voit à un moment donné une grande armée de soldats dont les casques à plumet renvoient la lueur du soleil et se dit qu’il doit être au temps de l’Empire romain. À un autre moment, il pense être revenu chez lui, car il se retrouve face à sa propre cour. Sauf qu’un vieil homme assis dans son fauteuil en osier trace des motifs dans le sable avec un bâton. Une ombre tombe sur le sol. Quelqu’un qu’il ne voit pas s’approche subrepticement dans le dos de l’homme. Est-ce un couteau qui luit dans la main de cet inconnu ? Qu’est-il en train de voir ? Il essaie de pousser un cri, mais cela ne produit aucun bruit. La scène se brouille… une porte s’ouvre, et ils la franchissent.
Abdoul Karîm tremble. Vient-il d’assister à sa propre mort ?
Il se souvient qu’Archimède est mort de cette manière : tué par un soldat barbare arrivé dans son dos tandis qu’il traçait des cercles, absorbé par un problème de géométrie.
Mais il n’a pas le temps de réfléchir. Il est perdu dans un tourbillon d’univers, tous étranges et différents. L’ombre lui donne un aperçu de tant d’entre eux qu’Abdoul Karîm en a depuis longtemps perdu le compte. Il chasse ses pensées de mort et se laisse submerger par l’émerveillement.
Son compagnon ouvre porte après porte. Il a un visage sans autre caractéristique que l’orifice qui s’ouvre et se referme, un visage qui ne laisse rien paraître de ses pensées. Abdoul Karîm veut lui demander : qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous ça ? Il connaît, bien entendu, la vieille histoire de l’ange Gabriel venant un soir emmener le prophète Mahomet dans un voyage céleste, une visite complète des cieux. Mais l’ombre ne ressemble pas à un ange : elle n’a pas de visage, d’ailes ou de sexe déterminé. De toute manière, pourquoi l’ange Gabriel se soucierait-il d’un humble professeur de mathématiques de province, d’une personne sans importance dans le monde ?
Il est là, pourtant. Peut-être Allah a-t-il un message pour lui : après tout, Ses voies sont impénétrables. Abdoul Karîm assiste à merveille après merveille avec une jubilation croissante.
Ils finissent par s’arrêter à un endroit où ils flottent dans un ciel jaune. Au moment où, soudain pris d’une nausée qui met quelque temps à se dissiper, Abdoul Karîm découvre l’absence de gravité, il remarque en pivotant entre terre et ciel que ce dernier n’est pas vide mais délicatement pavé : des formes géométriques s’entremêlent, fusionnent, donnent naissance à de nouvelles formes. Les couleurs changent aussi, de jaune à vert, lilas, mauve. L’ensemble donne l’impression qu’un nombre incalculable d’yeux s’ouvrent dans le ciel, l’un après l’autre, et en se tournant, Abdoul Karîm voit tous les autres univers défiler devant lui. Un kaléidoscope d’une dimension inimaginable. Il est au milieu de tout cela, dans un espace entre tous les espaces, et il sent dans ses os une faible et irrégulière pulsation, comme un tambour. Boum, boum, fait celui-ci. Boum boum boum. Il s’aperçoit soudain que ce qu’il voit et ressent fait partie d’un vaste ensemble structuré.
À ce moment-là, Abdoul Karîm a l’illumination qu’il a toujours attendue.
Il joue depuis si longtemps avec les nombres transcendants en essayant de comprendre les idées de Cantor, en étant simultanément fasciné par celles de Riemann sur les nombres premiers. Dans ses moments de désœuvrement, il s’était demandé si, à un niveau plus profond, les unes et les autres n’étaient pas liées. Malgré leur caractère apparemment aléatoire, les nombres premiers ont leur propre régularité, comme le suggérait l’hypothèse non prouvée de Riemann ; il voit enfin que si on considère les nombres premiers comme le relief d’une vaste contrée et la réalité comme un plan bidimensionnel qui coupe cette contrée à une certaine hauteur au-dessus de la surface, peut-être en oblique, alors ce qu’on voit semblera bien entendu aléatoire. Des sommets de collines. Des portions de vallées. Seules les parties de cette contrée qui traversent votre plan de réalité seront visibles. À moins de pouvoir embrasser du regard l’ensemble du paysage dans sa splendeur multidimensionnelle, la topographie sera incompréhensible.
Il le voit : le squelette de la création, là, dans cet endroit où bifurquent tous les univers, le cœur battant du métacosmos. Dans l’échafaudage, la structure squelettique du multivers est magnifiquement apparente. Voilà donc la vaste topographie qu’avait entraperçue Cantor. La compréhension se déploie dans son cerveau comme si le métacosmos lui-même s’était adressé à lui. Il voit que de tous les transcendants, seuls quelques-uns – en nombre infini, mais pas l’ensemble tout entier – signalent des passages vers d’autres univers, et chacun de ceux-là est étiqueté par un nombre premier. Oui. Oui. Pourquoi cela, quelle symétrie plus profonde cela reflète-t-il, quelle loi ou régularité de la nature dont n’ont pas rêvé les physiciens de son propre monde, il n’en sait rien.
L’espace qu’habitent les nombres premiers – la topologie des univers infinis –, il le voit à ce moment-là. Aucune des piteuses fonctions imaginées jusqu’à présent par les humains ne peut englober la vastitude, la beauté inépuisable de cet endroit. Il sait qu’il ne pourra jamais le décrire avec les symboles familiers des mathématiques qu’il connaît, que pendant qu’il vit la vérité de l’hypothèse de Riemann, corollaire de cette réalité plus grande et plus lumineuse, il ne peut pas entreprendre de la vérifier de la manière conventionnelle. Aucune langue humaine, mathématique ou non, n’existe encore qui soit capable de décrire ce qu’il sent dans ses os être la vérité. Peut-être que lui, Abdoul Karîm, inventera les origines d’une telle langue. Pour le grand poète Iqbal, le voyage céleste du Prophète ne signifiait-il pas que les cieux étaient à notre portée ?
Une torsion, et une porte s’ouvre. Un pas en avant le ramène dans la cour de sa demeure. Il se retourne, mais il n’y a plus rien. Le firishta a disparu.
Abdoul Karîm lève les yeux vers les cieux. Des nuages de pluie les traversent, aussi noirs que les cheveux de votre aimée, comme disent les Indiens, et le litchi au-dessus de sa tête danse dans la forte brise. Le vent a noyé les bruits de la ville ravagée. Il apporte par-dessus les murs de la cour une fleur rouge qu’il dépose aux pieds du professeur.
La chevelure d’Abdoul Karîm est repoussée en arrière, une extase sans nom l’envahit : il sent le souffle d’Allah sur son visage.
Il dit dans le vent : « Ô Dieu Clément et Miséricordieux, je me tiens plein d’admiration et de respect devant ton merveilleux univers, aide le faible mortel que je suis à voir au-delà de la sordide mesquinerie de la vie quotidienne, au-delà des luttes et querelles de la médiocre humanité… Aide-moi à voir la beauté de tes œuvres, de la fleur charnue du bombax rouge à l’exquise grâce mathématique avec laquelle tu as créé d’innombrables univers dans l’espace d’un pas d’homme. Je sais à présent que mon véritable but dans ce triste monde est de rester humblement admiratif devant ta magnificence et de chanter à chaque souffle tes louanges… »
Il se sent défaillir de joie. Les feuilles tourbillonnent dans la cour comme des derviches déments ; une ou deux gouttes de pluie tombent, rendant illisible l’équation qu’il avait gribouillée dans la poussière avec son bâton. Il a depuis longtemps perdu l’occasion de devenir un génie des mathématiques ; il n’est personne, rien qu’un professeur de maths, de moindre importance qu’un employé d’une administration gouvernementale… et pourtant Allah lui a accordé une grande idée. Peut-être est-il à présent digne de discuter avec Râmânujan, Archimède et tous les autres entre ces deux-là. Mais tout ce qu’il veut, c’est se précipiter dans la ruelle pour aller crier dans toute la ville : voyez, mes amis, ouvrez les yeux et voyez ce que je vois ! Il sait pourtant qu’on le croirait fou : seul Gangâdhar comprendrait… sinon les mathématiques, du moins l’impulsion, l’importance de toute la découverte.
Il jaillit dans la ruelle.
Cette brillance imparfaite… cette aube piquetée de nuit…
N’est pas celle que nous attendions…
– Faiz Ahmed Faiz,
poète pakistanais (1911-1984).
Là où tout est brisé
Où chaque âme est assoiffée, chaque regard
Rempli de confusion, chaque cœur
Lourd de chagrin…
Est-ce un monde, ou le chaos ?
– Sâhir Ludhianvi,
poète indien (1921-1980).
Mais qu’est-ce que c’est ?
La ruelle est vide. Il y a des tessons de bouteille partout. Les portes et fenêtres des demeures voisines, fermées et barricadées, ressemblent à des paupières closes. Malgré le bruit de la pluie, il entend des cris au loin. Pourquoi cette odeur de brûlé ?
Il se souvient alors de ce qu’il a appris chez Gangâdhar. Il referme le portail derrière lui et se met à courir aussi vite que le lui permettent ses vieilles jambes.
Le marché est en feu.
De la fumée se déverse des vitrines brisées, même sous la pluie. Il y a des morceaux de verre sur le trottoir et une poupée en bois décapitée au milieu de la rue. Des pages détrempées couvertes de colonnes de chiffres bien délimitées sont éparpillées partout, vestiges d’un registre comptable. Il se dépêche de traverser la route.
La maison de Gangâdhar est en ruine. Abdoul Karîm entre par les portes ouvertes, regarde sans les voir les murs noircis. La majeure partie du mobilier a disparu. Il ne reste que la table de l’échiquier, intacte, au milieu du salon.
Il fouille frénétiquement la maison, pénètre pour la première fois dans les pièces à l’arrière. Même les rideaux des fenêtres ont été arrachés.
Il n’y a personne.
Il ressort en courant. La belle-famille de Gangâdhar… il ignore où elle vit. Comment savoir si son ami est sain et sauf ?
La maison voisine appartient à une famille musulmane qu’Abdoul Karîm ne connaît que pour l’avoir croisée à la mosquée. Il frappe de grands coups à la porte. Il croit entendre un mouvement derrière celle-ci, voit les rideaux remuer un peu à l’étage… mais personne ne répond à ses fébriles supplications. Enfin, vaincu, les mains en sang, il rentre lentement chez lui en promenant un regard horrifié sur ce qui l’entoure. Est-ce vraiment sa ville, son monde ?
Allah, Allah, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Il a vu la splendeur de l’œuvre d’Allah. Alors pourquoi ceci ? Tous ces autres univers, ces autres réalités n’étaient-ils qu’un rêve ?
La pluie tombe à verse.
Il y a quelqu’un face contre terre dans le fossé. La pluie a trempé la chemise qu’il porte, lavant le sang. Au moment où Abdoul Karîm s’approche en se demandant de qui il s’agit et s’il vit encore – c’est un jeune, de dos, ce pourrait être Râmdâs ou Imran –, il voit plus loin, à l’entrée de la ruelle, une bande de jeunes hommes, dont peut-être des élèves à lui… ils peuvent aider.
Ils marchent avec une assurance de prédateurs qui lui paraît effrayante. Il remarque les bâtons et les pierres dans leurs mains.
Ils arrivent comme un tsunami, un coup de tonnerre, laissant mort et ruine dans leur sillage. Il les entend crier dans la pluie.
Son courage l’abandonne. Il regagne sa maison en courant, entre, verrouille et barricade la porte, ferme toutes les fenêtres. Il va jeter un coup d’œil sur sa mère, la trouve endormie. Le téléphone ne fonctionne plus. L’eau dans laquelle cuisait le dâl de leur repas s’est évaporée. Il éteint le gaz et retourne à la porte, y plaque l’oreille. Il ne veut pas prendre le risque de regarder par la fenêtre.
Malgré la pluie, il entend les jeunes hommes passer en courant. Des coups de feu au loin. Encore des gens en train de courir, puis rien d’autre que la pluie.
La police est-elle là ? Ou l’armée ?
Quelque chose ou quelqu’un gratte à la porte. Abdoul Karîm se fige d’horreur. Il reste là debout, l’oreille tendue pour essayer d’entendre dans le crépitement de l’averse. Derrière le battant, quelqu’un gémit.
Abdoul Karîm ouvre. La ruelle est vide, assourdissante de pluie. À ses pieds gît le corps d’une jeune femme.
Elle ouvre les yeux. Elle porte un shalvâr kamîz qui lui a été à moitié arraché… Ses longs cheveux trempés d’eau et de sang restent plaqués à son cou et ses épaules. Il y a du sang sur son shalvâr, du sang qui suinte d’une centaine de petites coupures et zébrures sur sa peau.
Le regard de la jeune femme se pose sur lui.
« Sahib professeur. »
Cela le déconcerte. Est-ce qu’il la connaît ? Peut-être une ancienne élève devenue adulte ?
Moitié tirant, moitié portant, il la fait entrer en hâte, verrouille encore la porte. Il soulève prudemment et non sans difficulté la femme pour la poser sur le canapé du salon, qui déjà se tache de son sang. Elle tousse.
« Mon enfant, qui t’a fait ça ? Laisse-moi te trouver un médecin…
— Non. C’est trop tard. » Elle a la respiration rauque et tousse à nouveau. Les larmes s’accumulent dans ses yeux noirs. « Sahib professeur, je vous en prie, laissez-moi mourir ! Mon mari… mon fils… Il ne faut pas qu’ils me voient rendre le dernier soupir. Pas comme ça. Ils souffriront. Ils chercheront à se venger… Je vous en prie… Ouvrez-moi les veines… »
Elle lève les poignets vers le visage horrifié d’Abdoul Karîm, mais celui-ci ne peut rien faire d’autre que les prendre dans ses mains tremblantes.
« Ma fille », dit-il, sans savoir qu’ajouter. Où trouvera-t-il un médecin dans ce chaos ? Peut-il bander ses plaies ? Il se pose ces questions tout en sachant que la vie reflue en elle. Le sang s’accumule sur son canapé et coule goutte à goutte sur le sol. Elle n’a pas besoin qu’il lui ouvre les veines.
« Dis-moi, qui sont les criminels qui t’ont fait ça ?
— Je ne sais pas, chuchote-t-elle. Je venais juste de sortir un instant. Ma famille… ne leur dites pas, sahib professeur ! Quand je ne serai plus, dites-leur seulement… dites-leur que je suis morte en lieu sûr…
— Ma fille, comment s’appelle ton mari ? »
Elle a des yeux énormes. Elle le regarde sans comprendre, comme déjà dans un autre monde.
Impossible de déterminer si elle est musulmane ou hindoue. Si elle avait eu un point rouge vif sur le front, il a disparu depuis longtemps sous l’effet de la pluie.
La mère d’Abdoul Karîm est à la porte du salon. Elle gémit soudain, bruyamment, se jette aux côtés de la jeune agonisante.
« Aïcha ! Aïcha, ma vie ! »
Les larmes dévalent le visage d’Abdoul Karîm. Il essaie d’écarter sa mère. De lui dire : ce n’est pas Aïcha, seulement une autre femme dont le corps est devenu un champ de bataille que les hommes se disputent dans une guerre. Il arrive enfin à soulever sa mère, sent son corps si fragile contre lui qu’il craint de le briser… Il la ramène à son lit, sur lequel elle s’effondre en sanglotant et en appelant Aïcha.
De retour dans le salon, il voit les yeux tremblants de la jeune femme se tourner vers lui. Elle s’adresse à lui presque d’un murmure. « Sahib professeur, ouvrez-moi les veines… Je vous en supplie, au nom du Tout-Puissant ! Emmenez-moi en lieu sûr… Laissez-moi mourir… »
Puis le voile retombe sur ses yeux et elle s’affaisse.
Le temps se fige pour Abdoul Karîm.
Il est alors saisi d’une sensation familière et se retourne lentement. Le firishta attend.
Abdoul Karîm prend la femme dans ses bras, dispose maladroitement la couverture ensanglantée du canapé sur son corps à moitié nu. Dans les airs, une porte s’ouvre.
Un peu chancelant, et malgré ses genoux qui protestent, il la franchit.
Trois univers plus loin, il trouve l’endroit.
C’est paisible, avec un rocher sortant d’une grande mer de sable turquoise qui clapote contre lui en produisant des sifflements apaisants. Haut dans l’air limpide, des créatures ailées s’interpellent entre d’infinis rayons de lumière. Abdoul Karîm plisse les paupières dans la luminosité soudaine.
Il ferme les yeux de la jeune femme, l’enfouit profondément au pied du rocher, sous le sable bleu et fluide.
Il reste ensuite immobile, essoufflé par l’effort, les mains contusionnées, à penser qu’il devrait dire quelque chose. Mais quoi ? Il ne sait même pas si elle est hindoue ou musulmane. Quand elle lui a parlé, comment a-t-elle appelé Dieu ? Allah, Îshvara, ou quelque chose de neutre ?
Il ne se souvient pas.
Il finit par dire l’Al-Fâtiha et, d’une voix mal assurée, déclame le peu qu’il connaît des textes sacrés hindous. Il termine par la phrase « Îshâ Vâsyamidam Sarvam ».
Les larmes tombent de ses joues et vont disparaître dans le sable bleu sans y laisser de traces.
Le firishta attend.
« Pourquoi tu n’as rien fait ? », lui lance avec colère Abdoul Karîm. En pleurs, il tombe à genoux dans le sable turquoise. « Si tu es vraiment un firishta, pourquoi n’as-tu pas sauvé ma sœur ? »
Il voit à présent qu’il a été idiot… cette créature d’ombre n’est pas un ange et lui-même n’est pas un prophète.
Il pleure pour Aïcha, pour cette jeune femme sans nom, pour le corps qu’il a vu dans le fossé, pour Gangâdhar, son ami disparu.
L’ombre se penche sur lui. Abdoul Karîm se lève, jette un seul regard autour de lui et franchit la porte.
Il se retrouve dans son salon et découvre alors que sa mère est morte. Elle a l’air très paisible, ainsi allongée dans son lit avec ses cheveux blancs qui recouvrent l’oreiller.
Elle pourrait être endormie, tant son visage est calme.
Il reste là longtemps, incapable de pleurer. Il décroche le téléphone… toujours aucune tonalité. Il entreprend ensuite de nettoyer méthodiquement le salon, lave le sol, ôte le revêtement du canapé. Plus tard, une fois que la pluie aura cessé, il le brûlera dans la cour. Qui remarquera un feu de plus dans une ville en flammes ?
Quand tout est propre, il s’allonge comme un petit garçon près du corps de sa mère et s’endort.
Quand tu m’as quitté, mon frère, tu as emporté le livre
Dans lequel est écrite l’histoire de ma vie…
– Faiz Ahmed Faiz,
poète pakistanais (1911-1984).
Le soleil brille. La ville a retrouvé une paix précaire. Les obsèques de la mère d’Abdoul Karîm sont terminées. La famille est venue et repartie… son fils cadet est venu aussi, mais il n’est pas resté. Son aîné a expédié d’Amérique une carte de condoléances.
La maison de Gangâdhar est toujours vide, une ruine noircie. Chaque fois qu’il s’est risqué à sortir, Abdoul Karîm a essayé de découvrir où était son ami. Aux dernières nouvelles, Gangâdhar était seul chez lui quand les gangs étaient arrivés et ses voisins musulmans l’avaient caché le temps qu’il puisse retrouver sa femme et ses enfants chez ses beaux-parents. Mais cela fait si longtemps qu’Abdoul Karîm n’y croit plus. Il a aussi entendu dire que Gangâdhar avait été traîné hors de chez lui et taillé en pièces, puis qu’on avait mis le feu à son corps. La ville s’est calmée – il avait fallu faire intervenir l’armée –, mais bruit encore de rumeurs. Des centaines de personnes sont portées disparues. Les groupes de défense des droits civiques sillonnent la ville, interrogent les habitants, révèlent par des communiqués de presse secs et furieux la négligence du gouvernement, l’implication de la police dans certaines des violences. Ils sont venus aussi chez lui, de très jeunes gens très propres, brûlant d’un idéalisme qui, même mal placé, fait plaisir à voir. Il n’a rien dit de la jeune femme morte dans ses bras, mais prie chaque jour pour cette famille en deuil.
Des jours durant, il a ignoré l’ombre près de lui. Mais il sait à présent que le sentiment de trahison s’estompera. À qui la faute, après tout, s’il a octroyé des attributs angéliques aux créatures qu’auparavant il appelait firishtas ? Les anges peuvent-ils seulement protéger des êtres humains contre eux-mêmes ?
Ces créatures nous observent avec une curiosité d’enfant, se dit-il, mais elles ne comprennent pas. Nos manières sont tout aussi incompréhensibles pour elles que leurs mondes pour moi. Elles ne sont pas envoyées par Allah.
L’espace où bifurquent les univers – le cœur du métacosmos – lui semble à présent vague et lointain, comme un rêve. Il a honte de son arrogance passée. Comment peut-il seulement comprendre d’un seul coup d’œil la création d’Allah ? Aucun esprit n’est capable, dans le maigre intervalle d’une existence, d’embrasser vraiment la vastitude, la grandeur du projet divin. On ne peut que découvrir un bout de vérité ici, un bout là, et ainsi chanter Ses louanges.
Mais il y a tant de douleur dans l’âme d’Abdoul Karîm qu’il ne peut imaginer mettre par écrit la moindre syllabe du nouveau langage de l’infini. Ses rêves sont hantés par les horreurs auxquelles il a assisté, par les images de sa mère et de la jeune femme morte dans ses bras. Il n’arrive même pas à dire ses prières. Au fond, il a l’impression qu’Allah l’a abandonné.
Vivre jour après jour – se réveiller, faire ses ablutions, poser la petite bouilloire sur la gazinière pour préparer une tasse de thé, boire ce thé seul – est une pensée insupportable ! Continuer quand tant d’autres sont morts… continuer sans sa mère, sans ses enfants, sans Gangâdhar… Tout lui semble étrangement lointain : son visage vieillissant dans le miroir, la maison ancienne, même le litchi dans sa cour. Les ruelles familières de son enfance renferment des souvenirs qui ne semblent plus lui appartenir. Dehors, les voisins sont en deuil : le vieil Amîn Khan Sahib pleure son petit-fils ; Râmdâs est parti, Imran aussi. Le vent continue à apporter la suie des incendies. Abdoul Karîm trouve partout des petits tas de cendres, dans les fentes du ciment de sa cour, entre les racines des arbres de la ruelle. Il respire les morts. Comment peut-il retrouver le goût de vivre, dans un monde si défait de douleur ? Ce monde-là n’a pas de place pour les gens comme lui. Pas de place pour des mains parfumées au henné berçant un enfant qui cherche le sommeil ni pour des mains de femme âgée s’occupant d’un jardin. Et pas la moindre place pour l’austère beauté des mathématiques.
Voilà à quoi il pense quand une ombre s’allonge sur le sol devant lui. Assis dans sa cour, il s’occupe vaguement à écrire des expressions mathématiques dans la poussière avec un bâton. Il ne sait pas si le porteur du couteau est son fils ou un hindou furieux, mais il prend conscience qu’il est prêt à mourir. Les créatures qui l’ont si longtemps observé assisteront à sa mort avec étonnement. Leur présence dépourvue de compréhension le réconforte.
Il se retourne et se lève. C’est Gangâdhar, son ami, qui ouvre ses mains vides pour le serrer dans ses bras.
Abdoul Karîm laisse ses larmes couler sur la chemise de Gangâdhar. Écrasé de soulagement, il sait qu’il a tenu la mort à distance, cette fois-ci, mais qu’elle viendra. Elle viendra, il l’a vue. Archimède et Râmânujan, Khayyâm et Cantor sont morts avec des épiphanies aux lèvres face à un monde indifférent. Mais ce moment-là est éternel.
« Allah soit loué ! », dit Abdoul Karîm.
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