Nous avons décidé de partir en voyage, d’aller voir la mer. Je veux qu’Honey la voie tant qu’elle est encore petite. Ainsi, ce sera magique pour elle. Je lui en parle dans la voiture : c’est grand, vert et ça ressemble à un ciel dans lequel on peut patauger. — Même toi ? m’interroge-t-elle. — Même moi. […]
Honey Bear
de Sofia Samatar
Nous avons décidé de partir en voyage, d’aller voir la mer. Je veux qu’Honey la voie tant qu’elle est encore petite. Ainsi, ce sera magique pour elle. Je lui en parle dans la voiture : c’est grand, vert et ça ressemble à un ciel dans lequel on peut patauger.
— Même toi ? m’interroge-t-elle.
— Même moi.
J’enfouis ma tête dans ses cheveux. Elle sent le propre, mais ce n’est pas du tout une odeur sucrée, ça ressemble plutôt à du persil ou du thé. Elle porte une petite robe blanche. Celle-ci est presque trop courte. À la manière d’un chat, elle gratte le siège devant elle avec ses orteils.
— Tu pourrais t’abstenir de faire ça, Hon ? lui fait remarquer Dave.
— Désolée, Papa.
Elle dit « Papa » maintenant. Avant, elle l’appelait juste « Pa ».
Dave agrippe le volant. Il a les épaules crispées. On distingue des touches de gris dans ses boucles brunes. Il a toujours les cheveux longs, ils lui couvrent les oreilles, et je pense que secrètement, il en éprouve un peu d’orgueil. Il est fier d’avoir encore tous ses cheveux. Pour moi, ça veut dire beaucoup. C’est quelque chose à quoi il pourrait s’accrocher pour redevenir celui qu’il était. On ne s’attache pas à ce genre de détails si on a perdu tout espoir de mener une vie normale. Du moins, il me semble.
— Merde, marmonne-t-il.
— Chéri…
Il ne s’excuse pas d’avoir juré devant Honey. La route est bloquée par une zone de décontamination. Des mains gantées nous guident. Il donne un coup de volant si brusque que les sacs sur le siège passager manquent de tomber de la glacière. À l’arrière, je me serre contre Honey Bear.
— Ça va aller.
— Non, Karen, ça ne va pas aller. La glacière restera à la bonne température jusqu’à seize heures pile. À ce moment-là, nous aurons besoin d’un frigo, c’est-à-dire d’un hôtel. Et si nous avons cinq minutes de retard, ça ne va pas aller.
— Nous n’aurons probablement qu’un petit détour à faire.
— C’est impossible de le savoir.
— Il ne semble pas y avoir tant que ça à nettoyer.
— Bon, tu as le droit de penser ça. Pense-le si ça te fait plaisir, mais ne me dis pas que le détour ne sera pas long et ne m’affirme rien dont tu n’es pas sûre, O.K ?
Il conduit vite. Je pose ma joue sur le sommet du crâne de Honey. Je peux voir la zone de décontamination. Des grues, des camions, des individus en combinaisons orange. Une partie de la matière a séché ; ils l’enlèvent en fines couches transparentes, comme des plaques de verre.
Honey appuie son doigt contre la vitre.
— Caca, dit-elle doucement.
Je lui raconte la fois où j’ai passé un weekend à la mer. Ma meilleure amie avait attrapé un si gros coup de soleil que son dos s’était couvert de cloques.
Nous jouons au jeu où nous nous tapons dans les mains en rythme, « Pé-pi-to, c’est le capitaine-capitaine d’un navire, c’est le capitaine-capitaine d’un bateau ». C’est notre préféré.
Dave conduit trop vite, mais personne ne nous arrête, et nous atteignons l’hôtel à temps. Je prends mes médicaments, puis nous stockons le reste dans le frigo. La chemise de Dave est trempée de sueur et j’aimerais qu’il se détende, mais il sort directement acheter de la glace et la mets dans le freezer, de façon à ce que nous puissions remplir la glacière demain. Il prend ensuite une douche et s’allonge sur le lit pour regarder les informations à la télévision. Je suis assise sur le sol avec Honey et nous lisons une histoire, comme tous les soirs avant qu’elle s’endorme ; il n’y a pas un soir où j’ai manqué de le faire. En ce moment, nous sommes en plein dans Les Fées de la prairie de Dorothy Elizabeth Clark.
J’ai attendu cela avec impatience toute ma vie d’adulte : lire à mon enfant des livres que j’avais adorés quand j’étais petite. Honey adore Les Fées de la prairie. Elle se pelotonne contre moi et suit le contour des créatures ailées avec son doigt. Jonquille, coquelicot, œillet. Lorsque j’ai ramené cet album à la maison et que Dave nous a vues avec, il m’a demandé à quoi ça servait, puisque Honey ne verrait jamais les fleurs dont il était question. J’ai ri, parce que moi non plus, je n’en avais jamais vue. « C’est pour les fées, lui ai-je répondu, pas pour la botanique. » Je ne crois pas avoir aperçu un coquelicot de toute ma vie.
Souriante, bien qu’à moitié endormie,
La fée Coquelicot passe,
Écarlate, comme le lever du soleil,
Parmi les herbes de la prairie.
Honey répète le texte avec moi. Elle est si intelligente, elle apprend si vite. Elle est capable de retenir tout ce qui rime en quelques minutes. Ses cheveux brillent à la lumière de la lampe. Les draps de l’hôtel ont une odeur mystérieuse, légèrement agressive ; les stores projettent des ombres particulières.
— J’adore cet endroit, déclare Honey. Est-ce qu’on peut rester ici ?
— Nous allons vivre une aventure. Attends un peu de voir ce qu’on va faire demain.
Aux informations, des hélicoptères survolent la mer. Ça se passe loin d’ici, dans le Pacifique. On y a déversé une énorme quantité de matière, ça s’étend sur environ quatre-vingts kilomètres carrés. On ne connaît pas encore les répercussions sur la vie marine.
— Ça sera le royaume des fées ? m’interroge soudain Honey.
— Quoi, ma puce ?
— Ça sera le royaume des fées quand je serai grande ?
J’utilise mon ton le plus ferme :
— Oui.
— Et toi, tu seras là ?
Je n’hésite pas :
— Oui.
La caméra fait un zoom sur la mer devenue blanche à cause de la matière.
Lorsque j’ai fini de donner à boire à Honey Bear et que je l’ai mise au lit, Dave a déjà les yeux fermés. J’éteins la télévision, les lumières, et je me glisse à ses côtés. Comme Honey, j’adore cet hôtel. J’aime les draps rêches et un peu raides, les formes étranges que j’aperçois dans l’obscurité après m’y être accoutumée. Ça fait une éternité que je n’ai pas dormi ailleurs qu’à la maison. La dernière fois c’était longtemps avant qu’Honey entre dans notre vie. Dave et moi rendions visite à des amis d’université dans l’Oregon. Ils étaient éberlués que nous ayons fait tout ce chemin. Nous avons posé dans l’allée devant leur maison : appuyés contre la voiture, nous faisions le V de la victoire avec les deux doigts de la main.
Je veux le Dave de cette photo. Très bronzé, avec ce large sourire.
Peut-être fera-t-il son retour pendant notre séjour ici, tandis que nous serons loin de la maison et loin de nos voisins, les Simko. Il passe beaucoup trop de temps chez eux.
Pendant un instant, j’ai l’impression qu’il est déjà redevenu celui qu’il était.
Puis il commence à trembler. Comme il le fait toutes les nuits. Il pleure dans son sommeil.
— Prête pour la plage ?
— Oui !
Nous traversons la ville et arrivons jusqu’à un parking parsemé de sable. Quand je sors de la voiture, l’air marin tiède s’enroule autour de moi par vagues. C’est une sensation revigorante, ça a quelque chose d’électrique.
Honey fait des bonds de joie.
— C’est ça ? On y est ?
— Oui, Honey Bear.
La plage est déserte. Loin sur la gauche, les planches d’une promenade semblent pâlir au soleil. Je retire mes sandales et les prends à la main. Le sable gris colle à mes pieds. Nous avançons jusqu’à un endroit à quelques mètres de gros rochers en traînant nos sacs et nos serviettes.
— Je peux aussi enlever mes chaussures ? Je peux aller dans l’océan ?
— Bien sûr, mais laisse-moi t’enlever ta robe.
Je la fais passer par-dessus sa tête, et libère ainsi son corps agile et doré. Elle est si belle, ma Bear. Je l’appelle Honey, car elle est tout sucre tout miel, mon petit amour, et je l’appelle Bear à cause de cet aspect sauvage que j’espère qu’elle conservera et qui me fait penser à celui d’un ours. Honey lui convient mieux pour le moment, mais lorsqu’elle grandira, il est possible qu’elle préfère Bear. J’aurais adoré porter le prénom Bear quand j’étais au lycée.
— Ne va pas trop loin, lui dis-je. Il ne faut pas que l’eau dépasse ton nombril, c’est compris ?
— D’accord, me répond-elle.
Elle se met à courir, en projetant du sable derrière elle.
Dave a étendu les serviettes de plage. Il a placé nos chaussures ainsi que la glacière sur les coins pour éviter qu’elles s’envolent. Il a installé les deux chaises pliantes et le parasol. Maintenant, comme il ne lui reste plus rien à planifier ou préparer, il se contente de rester assis. Il a l’air perdu.
— Tu ne vas pas la rejoindre ?
Pendant un instant, j’ai l’impression qu’il va faire semblant de ne pas m’avoir entendue, mais il fait un effort.
— Pas tout de suite.
J’ôte mon short et mon top et me mets à ses côtés en maillot. Plus loin, dans l’eau, Honey sautille et pousse des cris.
— Regarde-moi ça.
— Ouais.
— Elle adore ça.
— Ouais.
— Je suis heureuse que nous l’ayons amenée ici. Merci.
J’attrape son poignet et je le serre.
— Regarde cette statue de clown pourrie sur la promenade, enchaîne-t-il. On dirait qu’elle se trouvait à l’entrée d’une salle de jeux vidéo ou quelque chose dans le genre. Elle doit probablement être là depuis une cinquantaine d’années.
Le clown dépasse largement de la promenade. Il est presque blanc, mais on peut voir des traces de rouge sur le nez et les lèvres, du bleu dans les cheveux.
Je suis d’accord avec lui :
— Elle m’a l’air plutôt vieille.
— Des rochers noirs, du sable gris et sale, et un clown pourri. Voilà, c’est ça la plage.
Je prononce les mots avant de pouvoir me retenir :
— O.K, monsieur Simko.
Dave me regarde.
— Je suis désolée.
Il observe sa montre.
— Je ne veux pas qu’on reste ici plus d’une heure. Je veux qu’on en profite un peu, qu’on retourne à l’hôtel et qu’on se repose. Ensuite, nous déjeunerons et tu pourras prendre tes médicaments.
— J’ai dit que j’étais désolée.
— Tu sais quoi ?
Son teint semble soudain grisâtre, il a l’air exténué, crevé, comme s’il était resté longtemps dehors sous la pluie. Il plisse les yeux et se détourne du soleil. Je ne le supporte plus, je ne le supporterai pas s’il ne redevient pas lui-même.
— Je pense, continue-t-il, que M. Simko est un type foutrement sensé.
Je me cale au fond de ma chaise et regarde Honey Bear dans l’eau. Je déteste les Simko. M. Simko est courbé et ne quitte jamais sa robe de chambre. Il reste assis sur son porche, à boire des whiskey soda toute la journée, et il invite Dave à le rejoindre et ils boivent ensemble. Je les entends tous les deux quand je laisse la fenêtre de la cuisine ouverte. M. Simko dit des choses du genre « Après nous le déluge » et « Sois toujours sur le qui-vive et garde popaul prêt à l’action. » Il raconte à Dave qu’il aurait aimé que lui et sa femme ne prennent pas Mandy avec eux. Je l’ai entendu dire ça. « On n’aurait jamais dû accepter. Ça a brisé le cœur de Linda. » Se demande-t’il qui apporte le whiskey pour ses cocktails ?
Mme Simko ne sort jamais de chez elle, sauf quand Mandy revient à la maison. À ces occasions, elle va sur le porche en claquant la porte derrière elle. Elle est courbée comme son mari et porte une robe d’intérieur à fleurs. Ses cheveux ressemblent à du duvet noir, de fines touffes çà et là, comme si elle les avait brûlés. « Mandy, Mandy », susurre-t-elle pendant que Mandy dépose des choses à côté d’elle : de l’alcool, du chocolat, des vêtements, tous ces produits de luxe qu’on ne peut pas se procurer au Centre. Ces choses qui ne peuvent provenir que d’un enfant ayant quitté la maison. Mandy ne regarde jamais sa mère. Elle n’a laissé aucun de ses parents la toucher depuis son départ.
Je préviens Dave :
— Je vais rejoindre Honey dans l’eau.
Mais il m’attrape le bras :
— Attends. Regarde.
Je tourne la tête et aperçois des fées sur les rochers. Il y en a six, elles sont immenses et éblouissantes. Certaines s’accroupissent sur les gros rochers, d’autres planent au-dessus de la mer en utilisant leurs ailes souples, trempant leurs orteils dans les vagues.
— Honey ! crie Dave. Honey ! Viens ici !
Pour ma part, je l’appelle en adoptant un ton rassurant :
— Allez, Hon.
Honey barbotte dans notre direction, elle scintille au soleil.
— Viens par ici ! aboie Dave.
— Elle arrive.
Il s’agrippe aux accoudoirs de sa chaise. Je sais qu’il a peur à cause de la zone de décontamination sur laquelle nous sommes tombés en route, à cause de la matière.
—Viens ici, répète-t-il, tandis qu’Honey court vers nous en haletant.
Il jette un coup d’œil aux fées. Elles nous observent à présent, elles ont l’air nonchalantes et curieuses.
Je me lève et sèche Honey avec une serviette.
— Quoi ? lui demande-t-elle.
— Viens par ici, lui ordonne Dave en tendant les bras vers elle. Viens t’asseoir avec Papa.
Honey va le rejoindre et se pelotonne sur ses genoux. Je m’assois sur la chaise à côté d’eux, et Dave met la main sur mon épaule. Il nous tient toutes les deux.
Deux des fées s’envolent et se dirigent vers nous. Elles semblent attirer la lumière là où elles vont. Elles mesurent entre cinq et six mètres, elles sont si grandes qu’elles semblent minces, fragiles, presque semblables à des insectes. On en oublierait presque leur force.
Dans les airs, elles se penchent et plongent vers nous, elles sont si proches que je peux voir le rouge dans leurs yeux.
— C’est bon, murmure Dave.
Bien sûr que c’est bon. Nous sommes ensemble. Nous sommes en sécurité.
Elles nous observent un moment, impassibles, puis se retournent et vont rejoindre leurs camarades.
Honey leur fait signe des deux mains.
— Au revoir, les fées !
Lors de ma première visite à la clinique, on m’a fait passer les tests habituels, ceux auxquels je suis soumise toutes les deux semaines. Montez ici, faites pipi là-dedans, crachez ici, inspirez, expirez, donnez-moi votre bras. La seule chose différente la première fois était les questions.
Êtes-vous consciente du sérieux de cet engagement ? J’ai répondu oui. Vous a-t-on informé des risques à la fois physiques et psychologiques ? Des effets secondaires provoqués par les médicaments ? Des transfusions de sang ? Oui. Oui. De la réduction de l’espérance de vie ? À toutes les questions, oui.
C’est la réponse qu’on donne à la vie : Oui.
« Il nous ont choisis », ai-je annoncé à Dave. La pluie fouettait contre les fenêtres assombries. Je tenais la petite Honey sur mes genoux. Je l’avais séchée et enveloppée dans une serviette, et elle était calme désormais, épuisée. Je lui avais déjà donné un nom dans ma tête.
— On ne peut pas revenir en arrière, a chuchoté Dave. Si on accepte, on ne peut pas.
— Je sais.
Il avait les larmes aux yeux.
— On pourrait sortir en courant et la déposer sur le porche de quelqu’un d’autre.
Il a eu l’air honteux d’avoir prononcé ces paroles, le même air que lorsque je lui ai demandé de ne plus me présenter en disant : « Voici ma femme, Karen, elle a fait des études de littérature pour enfants. » Quand nous avons emménagé, il me présentait ainsi avant de se mettre à rire, comme si c’était la chose la plus ridicule au monde. Les enfants, alors que presque plus personne ne pouvait en avoir ; la littérature, alors que toutes les écoles étaient fermées. Je lui ai fait savoir que ça me dérangeait, et il était désolé, mais seulement désolé de m’avoir blessée, pas désolé à cause de ce qu’il voulait réellement dire, c’est-à-dire Non.
Ce n’est pas bien. C’est comme les Simko, c’est détestable, éculé ; il va de soi que dire non à Mandy, c’est dire non à la vie.
Il y a tant de personnes qui refusent dès le départ. Ils en font un principe. « On ne peut pas m’acheter. » Comme si c’était juste à cause des mesures de protection et autres faveurs qu’on nous accorde. Bien sûr, la plupart de ceux qui acceptent prétendent être des héros : sauver le monde, même si c’est pour une courte durée. Ça aussi, ça m’a toujours paru ne pas être correct, d’une certaine manière. Vulgaire.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’absence d’enfants est liée au déclin des esprits – à cette nouvelle façon pâlichonne d’envisager le monde. Les enfants étaient plus intelligents. On doit toujours dire oui. Si on ne le fait pas, on ne prend pas de risques, on devient vieux, bercé dans sa propre ignorance, amer, évoluant dans un univers dépourvu de magie. On doit dire oui à ce qui se présente, parce qu’on fait partie de l’avenir, quoi qu’il soit, et qu’on ne doit sûrement pas accepter de continuer à vivre dans le passé. Lorsqu’on nous demande « Entendez-vous les fées ? », on doit toujours se lever et aller ouvrir la porte. On répond toujours oui. On les laisse toujours entrer.
Les fées sont parties. Je suis dans l’océan avec Honey. Je la fais sauter sur mon genou. Elle est si légère dans l’eau, comme une bulle de savon. Elle s’accroche à mon cou et pousse des petits cris. Je crois qu’elle s’en rappellera, de cette matinée à la plage, et ce souvenir sera presque identique à mes propres souvenirs d’enfance. L’eau, le soleil. Même la glacière, les cartes routières froissées dans la voiture. Il y a tant de choses à l’heure actuelle qui sont semblables à ce qu’elles étaient quand j’étais petite. Par bien des façons, tout est plus simple. Les choses qui ont disparu – les voyages en avion, les réseaux sans fil – donnent l’impression d’avoir appartenu à un rêve, elles semblent ridicules, comme si ça ne valait pas la peine d’y penser.
Je jette Honey en l’air avant de la rattraper, j’avale de l’eau salée par la même occasion. Je la recrache par-dessus son épaule.
— Maman ! hurle-t-elle.
Elle penche la tête jusqu’à l’eau et glougloute en essayant de m’imiter, mais je la soulève de nouveau. Je ne veux pas qu’elle s’étouffe.
— Ma Bear, ma Bear, murmuré-je contre le côté humide de sa tête. Ma Honey Bear.
Dave nous fait signe de revenir. Il désigne sa montre.
Je ne sais pas si c’est à cause de l’excitation, ou à cause de l’eau salée, mais dès que je ramène Honey sur la plage, elle commence à se vider.
— Nom de Dieu, se lamente Dave. Oh nom de Dieu.
Il m’écarte d’elle. En quelques secondes, il s’agenouille sur nos serviettes et sort les gants et les tabliers du sac. Il met les siens rapidement, tandis que j’ai plus de mal avec les miens. Il déchire un paquet de lingettes avec les dents, me les lance et prend une bombe de spray.
— Je croyais que nous avions encore du temps, remarque-t-il.
— Moi aussi, c’est vraiment tôt.
Honey est nue, debout sur le sable, de la matière coule sur ses jambes. Déjà, elle paraît indécise, désorientée.
— Maman ?
— Ce n’est pas grave, Hon. Ça va passer, laisse-la venir. Tu veux t’allonger ?
— Oui, me répond-elle, avant de s’effondrer à terre.
— Putain, grommelle Dave. Ça va atteindre l’eau. Je dois les appeler. Prends ça.
Il me donne l’aérosol, chausse ses mocassins et se précipite vers le parking où se trouve un téléphone. Là-bas, il pourra contacter le Service. Il se dirige droit vers la clôture, pas vers le portail, mais ça ne l’arrête pas, il attrape la barre et saute par-dessus.
La matière se répand encore. Il y en a tellement, c’est incroyable, c’est comme si Honey allait totalement se vider. Ça me sidère et m’effraie à chaque fois. Ses yeux sont encore ouverts, mais elle a l’air hébétée. Ses fins cheveux commencent à sécher au soleil. La matière se déverse, ondule, brille à la lumière, comme du plastique en fusion.
Je touche son visage avec ma main gantée.
— Honey Bear.
— Mm, grogne-t-elle.
— Tu t’en sors bien, Hon. Essaie juste de te détendre, O.K ? Maman est avec toi.
Dave avait raison, ça va atteindre la mer. Je me rue jusqu’au bord et vaporise de la bombe sur le sable et même sur l’eau qui est dans la trajectoire de la matière. Ça n’aura probablement aucun effet, c’est sans doute stupide. Je cours vers Honey, tandis que Dave revient à toute allure du parking.
— Ils arrivent, halète-t-il. Merde ! Ça a presque atteint l’eau.
— Maman, m’appelle Honey.
— Je sais. J’ai essayé de mettre du spray.
— Du spray ? Mais ça ne sert à rien du tout !
Je m’agenouille près d’elle.
— Oui, Honey.
— Aide-moi ! hurle Dave.
Il contourne la matière et se met à creuser frénétiquement, en jetant des pelletées de sable mouillé.
Honey enroule sa main autour de mon doigt.
— Karen ! Viens ici ! Si on creuse une tranchée, on pourra l’empêcher d’arriver jusqu’à l’eau !
— J’ai peur, chuchote Honey.
— Je sais, Hon, je sais. Je suis désolée. Mais tu n’as pas besoin d’avoir peur. C’est exactement comme lorsque nous sommes à la maison, O.K ?
Sauf que ce n’est pas vrai, ce n’est pas du tout comme si nous y étions. Lorsque nous y sommes, je sais normalement à l’avance quand ça va se produire. J’ai un calendrier. J’installe des seaux, une bâche en plastique. Je notifie le Service de la date approximative. Ils viennent tout de suite. La lumière est tamisée, et je mets le CD préféré d’Honey.
Ça n’a rien à voir. Il y a une lumière aveuglante, Dave qui crie derrière nous. Puis le Service qui arrive. Ils sont en colère ; l’une d’eux nous dit : « On devrait vous coller une putain d’amende. » Ils pulvérisent du spray sur Honey, à même la peau. Elle serre mon doigt. Je ne sais pas quoi faire, à part lui chanter quelque chose, un extrait du CD.
Pépito,
C’est le capitaine-capitaine d’un navire,
C’est le capitaine-capitaine d’un bateau.
Hélices en haut,
Plongées sous l’eau,
Remontées aussitôt.
Enfin, ça s’arrête. Les employés du Service nettoient Honey et l’enveloppent dans des draps stériles. Ils prennent nos gants et nos tabliers pour les décontaminer au Centre du coin : Dave et moi nous essuyons et mettons les lingettes sales dans des sacs pour les jeter. Nous tremblons tous les deux.
— Je ne veux pas revivre ça, m’annonce-t-il.
— C’était un accident. C’est juste la vie.
Il se retourne pour me faire face.
— Ce n’est pas la vie, Karen, gronde-t-il. Ce n’est pas du tout la vie.
— Et pourtant, ça l’est.
Je pense qu’il comprend à ce moment-là. Je pense qu’il comprend que même si c’est lui qui a le sens pratique, si c’est lui qui est réaliste, c’est moi qui suis forte.
Je porte Honey jusqu’à la voiture. Dave prend le reste de nos affaires. Il fait deux voyages pour tout rapporter. Il me donne une barre énergétique, puis mes médicaments. Ensuite, il y a l’injection, des analgésiques et une substance nutritive, parce que Honey s’est vidée et qu’elle aura faim. Elle aura besoin de davantage que de boire un peu.
Il retire l’aiguille de mon bras. Il est rapide et doux, même dans ces circonstances, à genoux dans le parking. Il appuie fermement sur le coton et colle dessus un morceau de sparadrap. Il croise mon regard. Il a les larmes aux yeux.
— Bon Dieu, Karen.
Et tout d’un coup, à ce moment-là, il est de retour, il redevient celui qu’il était. Il se couvre la bouche avec le poing, se retenant de rire.
— Tu as entendu ce qu’a dit le type du Service ?
— « Vous devriez avoir une putain d’amende », c’est ça ?
Il se penche en avant, tordu de rire.
— Bon Dieu ! Je croyais réellement que la matière allait atteindre l’eau.
— Mais ça n’est pas arrivé ?
— Non.
Il se redresse, s’essuie les yeux avec le dos de la main, puis écarte mes cheveux de mon visage.
— Non, ça n’a pas touché l’eau. C’était bon. Pas que ça ait de l’importance, avec la quantité gigantesque de matière qui flotte dans le Pacifique.
Il parvient à décrypter l’expression sur mon visage, puis lève les mains, paumes ouvertes.
— O.K, O.K. Plus de M. Simko.
Il recule, ferme doucement la porte et s’installe dans le siège conducteur. Le clown blanc sur la promenade nous observe, tandis que la voiture sort du parking. Nous sommes presque à l’hôtel quand Honey se réveille.
— Maman ? J’ai faim.
— D’accord, ma puce.
Je détache le haut de mon maillot et le baisse.
— Dave ? Je vais la nourrir dans la voiture.
— D’accord. Je vais me garer à l’ombre. Je vais aller te chercher à manger.
— Merci.
Honey se tortille sur mes genoux, elle se débat avec les draps.
— Maman, j’ai très faim.
— Calme-toi. Tu peux y aller.
Elle se blottit contre moi, rapide et vorace, et s’accroche à moi. Pas au mamelon, mais à la partie tendre sous mon bras. Elle m’attrape gentiment avec ses dents, puis je ressens presque comme un choc électrique, alors que ses dents plus longues et creuses descendent et s’enfoncent sous ma peau.
— Voilà, c’est bien.
Dave sort et ferme la portière. Nous sommes toutes seules dans la voiture.
Une brise fait se balancer les feuilles à l’extérieur. Leurs reflets bougent sur les vitres.
Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Je n’y pense pas trop souvent. Il ne me semble pas que ça traînera en longueur en ce qui nous concerne. Parce qu’il n’y a que très peu d’enfants humains qui naissent, que les fées mangent tous les animaux et qu’il y a tant d’espèces végétales qui meurent à cause de la matière. Et lorsque nous aurons tous disparu, que vont bien pouvoir faire les fées ? Elles ne semblent pas aptes à élever leurs propres enfants. C’est la raison première pour laquelle elles sont venues ici. Je ne sais pas si elles éprouvent de la pitié envers nous, mais elles souhaitent que nous vivions le plus longtemps possible : ce ne sont pas à cent pour cent des prédateurs, comme certaines personnes le prétendent. Les enlèvements du début, les cadavres découverts dans les grottes – tout ça, c’est terminé. La terreur aussi. C’était seulement destiné à nous montrer ce dont elles sont capables. Maintenant, elles ne nous tuent plus que pour nous punir, ou après qu’elles se sont vidées, quand elles sont affamées. Il est rare qu’elles s’en prennent à quelqu’un accompagné d’un enfant ailé.
Pourtant, en dépit des précautions qu’elles prennent, nous ne durerons pas éternellement. Je me souviens de l’artiste qui était dans le parc un jour où j’y ai emmené Honey. Toutes ses peintures étaient blanches. Il nous a expliqué qu’il représentait l’avenir, une planète blanche, rien d’autre que de la matière, et Honey a dit que ça ressemblait au royaume des fées.
Sa respiration s’est calmée. La mienne aussi. C’est dû à la fois aux médicaments et à la substance chimique que Honey sécrète et qu’elle m’injecte par l’intermédiaire de ses dents. Ça donne envie de dormir.
Voilà ce dont je suis certaine à propos de l’avenir. Honey Bear va grandir. Ses ailes vont se développer. Un jour, elle s’envolera et partira vivre avec ceux de son espèce. Peut-être oubliera-t-elle la langue humaine, comme la Mandy des Simko, mais elle nous apportera tout de même des cadeaux. Elle sera encore notre morceau du futur.
Et peut-être qu’elle n’oubliera pas. Il est possible qu’elle se souvienne. Qu’elle se souvienne de cette journée à la plage.
Elle est toujours réveillée. Ses yeux brillent et affichent une expression de bonheur absolu. Grands, légèrement globuleux, parfaitement noirs au centre, et écarlate, comme le lever du soleil, sur les bords.
par Sofia Samatar
publié dans N° 11
le 22 juin 2016
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Une nouvelle qui se pose dans un décor à priori normal au premier abord mais qui petit à petit bascule un peu dans l’angoisse. Des bribes de road trip poussent à la curiosité de continuer et on est intrigué par les quelques éléments fantastiques qui se dévoilent peu à peu. Un monde humain qui se meurt (nature, génétique) …
Un sujet pas hyper original mais desservi par des idées sympathiques. J’ai bien envie d’en savoir plus en lisant l’interview de Sofia Samatar.
J’achète 🙂