Nous y voilà ! La mer des Sargasses de toute carrière de comédien. Culver City par une matinée de printemps californien. Agréable chaleur et la senteur humide des bosquets entretenus par les jardiniers des studios. Devant les fenêtres de la direction, un Noir à réservoir repeint l’herbe en vert tendre. Il est 7 h 25, je suis à l’heure.
Le parking est clairsemé. Au milieu des pick-ups des techniciens je remarque un coupé Shelby de 69, une Buick LeSabre et une Corvette C4. On roule vintage chez Schneider Broadcasting ! Ma vieille Nissan ne fera pas si tache que ça, finalement.
Une plate-bande devant l’entrée accueille un entassement de pleins et déliés anodisés d’un mètre cinquante de haut, extrusion 3D du logo immuable qui clôt chaque épisode depuis trente ans. Il y en a un autre dans le hall où je suis attendu par une assistante qui semble tenir en laisse un vigile en treillis noir : féminité minimale, jean sombre, polo anthracite et les attributs de sa fonction : clipboard, chrono et micro-casque.
« Bonjour ! Cassie. Bienvenue sur le show, Flint ! Vous avez bien reçu la bible et le script d’aujourd’hui ?
— Oui, oui. Ainsi que les trente DVD.
— Vous les avez regardés ?
— Quelques-uns.
— Ne vous en faites pas ! Fred ne se fait pas d’illusions. D’ailleurs, ces DVD ne couvraient que les six derniers mois.
— Et… Il est comment ?
— Qui ça ? Fred ? Vous n’allez pas tarder à le savoir, c’est chez lui que je vous conduis. Il tient à saluer tous les nouveaux pour leur premier jour. »
La crinière blanche de Fred Schneider est tout juste domestiquée et son hâle fait moins toc que celui de la plupart des gens qu’on croise à L.A. Le pied-de-poule de sa veste et de son polo saumon lui donnent une allure de vieux beau. Un drôle de petit môgul hors du temps. Quoi de plus normal, après tout, pour le créateur de la série la plus ancienne du monde ?
« Je sais bien que c’est toujours un peu à contre-cœur – ou par calcul – que l’on atterrit sur À l’ombre du destin. Non, non, Flint ! Je ne suis pas né de la dernière pluie, vous savez. Mais vous verrez, on est bien ici. C’est une famille. La preuve : nous n’avons jamais eu à remplacer un seul de nos comédiens. Ah non ! Pas de ça chez nous ! On n’est pas sur Les Feux. Alors, bien sûr, il faut un petit peu de temps pour se faire une place sur un paquebot comme le nôtre, mais vous y arriverez, j’en suis convaincu.
» Et puis vous verrez, je soigne mes personnages. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai offert une Mercedes SL-K à Angela. Splendide, avec ces nouvelles peintures qui changent de couleur avec la lumière, vous voyez ? C’est mon petit truc de scénariste à moi. J’aime bien définir mes personnages par rapport à leur voiture. Nous sommes la civilisation de l’automobile, après tout ! Pas vrai ?
» Vous, vous avez une tête à conduire… Attendez… Une Acura… non ! Trop NASCAR, trop pécore du Midwest. Ah je sais ! Une Audi R8. Agressive, mais luxueuse. Très chère, mais moins prestigieuse qu’une Porsche. Moins commune aussi. C’est ça ! Ne changez rien, vous conduisez une Audi R8 ! »
Moi, je veux bien. Ça ne coûte rien, puisqu’aucune scène n’est tournée en extérieur. De toute façon, comme me l’a fait remarquer mon agent, je ne suis pas en position de juger : Flint, mon bonhomme, c’est ta dernière chance. Si tu refuses ce rôle, je ne peux plus rien pour toi. On s’est compris, hein ?
« Allez, me congédie le Vieux, bonne chance pour cette première journée, Trevor ! »
Mon dieu ! Où sont-ils allés chercher un nom comme ça ? Qui donc s’appelle encore Trevor aujourd’hui ?
Je vous attends au bout du bleu, m’avait dit Cassie. Je suis donc les parallèles de couleurs qui partagent la moquette. Le rouge et le vert vont se perdre dans le dédale des bureaux, mon fil d’Ariane couleur piscine m’abandonne enfin devant l’énorme porte coupe-feu du plateau. Cassie est déjà là, l’œil rivé à sa montre. Sans ménagement, elle m’entraîne au maquillage.
Si j’avais pensé profiter de mon pomponnage matinal pour faire connaissance avec mes partenaires, c’est raté. Je suis seul avec le coiffeur et la maquilleuse pour assister à l’odieuse métamorphose. Sous la blouse rose, une pâquerette de lingettes coincée dans le col, je vois avec horreur ma nouvelle tête flotter dans les airs. La demi-tonne de fond de teint vaut pour quinze séances d’UV et le brushing vertigineux me transforme en attraction du Bellagio. Avec ça, je suis sûr que je pourrai faire disparaître un tigre blanc.
Derrière nous, Cassie presse le mouvement.
« Ah ! Mais voilà Trevor ! »
Chris Ford est le dix-septième réalisateur d’À l’ombre du destin. Un vétéran du soap, transfuge des Feux de l’amour, deux ans aux commandes d’Hôpital Central, il a tenu les trois saisons de Sunset Beach, puis assuré une saison de La Force du destin. C’est, du moins, ce que j’ai lu sur IMDb et j’imagine que ça en fait une sorte de pointure dans le métier.
« Alors ? Prêt pour le grand saut ?
— Euh…
— T’inquiètes pas, c’est normal. Au début on se sent toujours un peu paumé, mais tu vas voir, ça va aller ! Fred a le feeling pour choisir ses comédiens. »
À grand renfort de clins d’œil et de tapes sur l’épaule, Chris tient à me faire partager sa vision du personnage. Trevor est – je suis – le nouveau directeur des relations publiques de Woodworth. Jeune, plein d’allant, j’ai surtout été débauché à grand frais de chez l’ennemi héréditaire : Carmody. Il m’explique que, pour l’instant, je suis dans la catégorie des intrigants. Dans les épisodes à venir, je vais séduire Jody, la petite-fille de Bob. Évidemment, ça ne plaira ni à Josh, son mari, ni à Carmella, l’ex-maîtresse du patriarche qui, pour se venger de sa disgrâce, tente de pousser son propre fils dans les bras de la belle héritière.
« Foutre la merde dans le couple vedette, ça risque de te valoir pas mal de lettres d’insultes. ‘faut t’y attendre. Jody est la petite fiancée de l’Amérique. »
Heureusement, je pourrai compter sur le soutien d’Angela, madame Bob Woodworth III, qui n’a jamais aimé Josh. Dernièrement, le personnage d’Angela a évolué. La Lucrèce s’est faite louve protectrice pendant que le patriarche récupérait de son troisième infarctus, déjouant même l’OPA agressive lancée par Carmody.
« En fait, peut-être qu’Angela se reconnaît un peu en Trevor ?
— Exactement ! Tu y es ! C’est tout à fait ça ! Je crois que tu es paré. Cassie va t’emmener à l’habillage. Il faut que tu sois tout beau pour ton premier jour.
» Ah ! Au fait, juste pour savoir… T’as quoi comme bagnole ?
— Une Nissan 100. Cabriolet.
— Non, quelle bagnole le Vieux t’as filée ?
— Ah… Une Audi R8.
— OK… Pas mal… »
Chris me tape une dernière fois sur l’épaule avant de s’en aller en me flinguant d’un index qui, lui aussi, cligne de l’œil.
Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?
« Et où sont les autres ?
— Les autres quoi ?
— Les autres comédiens.
— Ah ! Ils sont déjà sur le plateau.
— Déjà ! Parce qu’en fait, j’avais un peu espéré revoir Kate.
— Qui ça ?
— Kate. Kate Langford… Carmella, quoi ! Elle a été ma prof chez Stella Adler, à New York. »
Cassie hausse les épaules pendant que la costumière finit de nouer ma cravate. Un ruban de soie violette de la même couleur que ma chemise. J’enfile ma veste à rayures satinées et me regarde dans le miroir en pied. Dans le vrai monde, j’aurais l’air d’un cadre commercial chez Office Depôt à Tallahassee, mais je n’ai pas le temps de me désoler. Cassie marmonne un truc dans son micro casque et me cornaque jusqu’au hall de gare du plateau.
Des ténèbres du plafond pendent les racks d’éclairage. Au sol, cinq immenses rosaces de contreplaqué occupent tout l’espace. Chaque compartiment abrite la moitié d’intimité d’une pièce. À l’immense W surmonté d’une couronne ducale qui orne le mur, je reconnais le bureau de Bob qui voisine avec le salon du Woodworth Manor, la bibliothèque, le box privé du Delmonico, la salle à manger de Carmella et la chambre d’un motel quelconque… Ça sent le bois, la colle et la peinture, le papier chauffé des déflecteurs, la laque et l’âcre neutralité du béton froid.
L’équipe est à pied d’œuvre autour du bureau directorial. Je me planque dans l’ombre d’un gros projo et assiste à la fin d’une scène où Henry Walcott parle seul au téléphone.
Il est entré au casting d’À l’ombre du destin en 1971, et n’a pas quitté la série depuis. Je regarde l’homme qui préside depuis trente ans aux destinées de Woodworth Entreprises plisser le front d’un air pénétré. Épaisse toison blanche et profil conquérant d’un général de cavalerie, il incarne une certaine vision de la noblesse capitaliste. Il impressionne, quelque part.
Jusqu’au moment où il ouvre la bouche.
« Carmella ! Tu sais bien que je t’ai formellement interdit l’accès de Woodworth ! Car tu es folle Carmella ! Folle et dangereuse. »
Walcott ne s’autorise aucune élision. Il dit « formelleument » et « dangeureuse ». Il a même dit « folleu », avec la voix qui reste en l’air en fin de réplique, comme une menace vague mais funeste. Atroce. Encore pire en vrai qu’en DVD ! Tout le monde sait combien il est difficile de jouer juste lorsqu’on est privé du miroir de l’autre, mais merde ! ce type incarne le même personnage tous les jours depuis trente ans et il joue comme Tom Cruise dans Collatéral.
Sur un Coupez ! de Chris, l’univers rate à peine un battement de cœur.
« Et tout le monde est en place, ça tourne toujours, on enchaîne sur la 22. Quelqu’un au clap, s’il vous plaît. »
Chris prend le temps de se lever pour m’amener dans la lumière.
« T’inquiète pas, ça va glisser tout seul. Tu vas voir, ce gars-là est une Rolls. Tout ce que t’as à faire, Trevor, c’est de te laisser porter par son jeu.
— Flint… Moi c’est Flint ! »
Le clap claque sous mon nez, Chris beugle un Action !, et je me retrouve en piste.
Emporté par mon élan, je manque de faire tomber la porte.
« Eh, mais voilà Trevor ! Mon petit prodige débauché à prix d’or de chez Carmody ! Asseyez-vous.
» Alors ? Vous avez pu prendre possession de votre bureau ? Tout se passe bien ? Tout le monde a été gentil avec vous ? »
Papy débloque complètement, c’est pas du tout le texte indiqué sur mon script.
« Euh… Oui… »
Je jette des regards affolés à Chris, que je devine derrière le brouillard blanc des projecteurs.
« Avouez qu’on est tout de même mieux ici, non ?
— Euh… Oh oui, alors ! Infiniment mieux, Monsieur !
— Allons, mon petit vieux ! Pas de Monsieur ! Appelez-moi Bob, comme tous mes collaborateurs les plus proches. On est en famille ici, ha, ha, ha, ha !
— Hé bien… Alors, oui, Bob. Tout le monde a été bien gentil et bien sympathique.
— Ah ! C’est merveilleux ! »
Ceci est une vaste blague.
À cet instant, Jody entre dans le bureau sans plus de manières.
Selena Kindermann est une blonde fade que le maquillage et le luxe emprunté de la garde-robe du studio met à son avantage. Sur les DVD que j’ai vus, je lui ai trouvé un petit air tartignole qui disparaît lorsqu’on l’a en face de soi. Au contraire, son extrême normalité est rafraîchissante dans cet univers surjoué et stéréotypé. Un charme qui se révèle sous les angles inédits que la caméra néglige.
« Ah ! Ma petite-fille ! Hmmm… Je crois que tu ne connais pas Trevor, notre nouveau directeur de la communication. Trevor, voici la relève du clan Woodworth. »
Poignée de main fine et ferme, sourire franc et voix trop haut perchée. Presque irritante.
« Alors voilà le petit prodige que grand-père a débauché à prix d’or de chez Carmody ! »
— Ma foi… C’est ce qui se dit. »
Puisque tout le monde ici semble se torcher le cul avec les scripts, allons-y, hein…
« J’avoue que je vous avais déjà vue à la télé, Jody, mais vous êtes encore plus jolie en vrai ! »
La honte sur toi, Flint ! La honte sur toi…
« Horrible flatteur.
— Splendide, au contraire, intervient le Vieux. Ce garçon a le sens de la communication. Je sens… hmmmm…. qu’on va faire de grandes choses ensemble. Vous êtes fait pour Woodworth.
— Il vous faudra bientôt choisir », glisse inexplicablement Jody en détournant les yeux, guettant la caméra.
Réplique idiote, jeu stupide, sans rime ni raison. Qu’est-ce que je fous là ?
Quelques phrases ineptes plus tard, elle quitte le plateau en pouffant. Je la suis et Chris se met à hurler :
« C’est dans la boîte ! On passe à la 38. Ça tourne toujours ! Le clap, bon sang ! Le clap ! »
Je reste un instant les bras ballants, cherchant le secours imprécis de Cassie qui me renvoie d’une ruade brutale sur le plateau. À cet instant, la porte s’ouvre à nouveau, laissant place à la terrible Angela.
Voilà presque dix ans qu’Ann Ridley incarne l’épouse du patriarche. Elle a été la plus durable, puisque ce vieux Bob en a épuisé trois. Avant cela, je me souviens d’elle dans des petits rôles de séries B des années soixante-dix, mais ça fait bizarre de la voir là, apprêtée pour son rôle. Dans son rôle même. Je suis trop stressé pour essayer de l’imaginer autrement qu’en robe de soie sauvage pastel. Un instant, je suis fasciné par sa permanente agressive, puis je me ressaisis. Je suis en compte avec mes talents de comédiens, ma première scène de la journée m’a laissé comme un goût de bile dans la bouche. Il faut que j’assure.
« Alors voilà le petit prodige que Bob a débauché à grand frais de chez Carmody ! »
Bordel ! C’est la grève des dialoguistes ou quoi ?
La perfide épouse du big boss prend possession de l’espace qui nous sépare pour venir me serrer la main. Virile. Rude même. Machinalement, je lui rends sa poignée de main de bûcheron.
« Quelle poigne ! Mon grand-père était un vieux cow-boy du Montana et il me disait qu’on pouvait toujours juger un homme à sa poignée de main.
— Et qu’avez-vous appris de la mienne ?
— Que nous allons sûrement très bien nous entendre, Trevor. Je vous laisse vous installer. À très bientôt. »
« Eeeet ! Coupez ! », hurle Chris.
L’horreur. Pendant que Bob nous regardait stupidement et que sa louve quittait le décor dans un tourbillon de soie et de cosmétiques, je suis resté comme un sac postal rempli de lettres d’insulte. Aussi expressif que Keanu Reeves dans… eh bien dans n’importe lequel de ses films. Disons My Own Private Idaho… Un tréteau. Mauvais comme un cochon.
Il faut la bourrade de Chris pour m’arracher à la consternation dans laquelle m’a plongé ma propre nullité.
Le réalisateur sourit et enroule mon épaule de son enthousiasme.
« Génial, mec ! Génial ! Je t’avais dit que ça se passerait bien. Tu vois, aucune raison de t’en faire, t’étais parfait ! On aurait dit Christian Bale dans Batman Begins. C’est dire ! »
Ça y est, c’est officiel. Ma carrière est terminée !
Puisque ma prochaine scène n’est pas prévue avant quarante-cinq minutes, j’ai un peu de temps pour un café et une exploration du studio. Je slalome entre les techniciens qui s’affairent et fais le tour du décor. Le bureau de Big Daddy est meublé avec un mauvais goût très sûr, tout d’acajou renflé et de cuir ciré. Il y a la même ostentation confite dans les demi-pièces voisines que je traverse sans m’arrêter, jusqu’à tomber sur la bibliothèque du Woodworth Manor, éternel refuge du vieux lion et théâtre de toutes les confessions intimes. Par habitude, je musarde le long des rayonnages et je constate avec surprise qu’ils ne sont pas garnis des habituelles enfilades de livres factices. Je dérange une édition reliée de Gatsby Le Magnifique, annotée à plusieurs reprises d’une écriture autoritaire et anguleuse. Dans un angle mort que ne filme jamais la caméra, je déniche un poche usé de Sur la route, lui aussi abondamment commenté. Glissée en marque page, la photo d’un jeune type posant fièrement devant un coupé Shelby flambant neuf. Au dos, la même main a écrit : « Palo Alto, décembre 1970. » Je referme le livre dans un claquement sec en entendant la voix rogue de Cassie.
« Qu’est-ce que vous faites, bon sang ! Ça fait dix minutes que je vous cherche partout. Et puis arrêtez de farfouiller. On va se faire engueuler par le chef déco ! »
La jeune femme me fait parapher une liasse de papiers, parmi lesquels des formulaires du syndicat, des décharges d’assurances et une volée de contrats que je parcours sans doute trop rapidement.
« Venez là, maintenant. Vous avez vu la feuille de journée ? Vous avez encore quinze scènes aujourd’hui. Allez ! Allez ! On y va, là ! »
Rincé. Les cadences de tournage sont épuisantes. La nuit était tombée depuis longtemps lorsque je suis rentré dans mon petit deux-pièces de Westwood. Mes nouilles chinoises refroidissent sur la table basse et j’espère vaguement que la Tecate glacée que j’ai décapsulée aura raison de moi et de mon humiliation.
Jamais encore, même après mes pires bides, je ne me suis senti aussi désespéré au soir d’une journée de boulot. Je n’ai pas joué juste une seule fois. Un vrai peintre. Mark Walhberg dans Les Rois du désert. À tel point qu’en sortant du studio, j’ai cru lire dans l’œil du vigile une sorte de vague réprobation. Pas un plan qui ne soit à jeter, et pourtant, tout le monde était ravi. J’ai même eu droit à une visite du Vieux à la mi-journée.
« Trevor ! Chris est venu me dire que vous faites du sacré bon boulot.
— Sérieux ?
— Si je vous le dis. Il m’a même dit : “Fred, ce gars là est la meilleure recrue que j’ai vue sur votre plateau depuis Jamal”. »
Je suis resté sans voix. KO debout. J’ai passé le reste de la journée seul, sans parvenir à croiser un seul de mes partenaires hors du plateau, avec l’étrange impression de me retrouver dans une maison hantée. Entre mes scènes, j’ai meublé l’attente en essayant de sympathiser avec les techniciens. En vain.
J’ai finalement refusé le démaquillage pour rentrer plus vite, et essayer de me torcher la gueule avec les deux bières qui restaient dans mon frigo.
Trac idiot, mais demain, j’ai ma première scène avec Kate Langford.
Arrivé de bonne heure. L’habilleuse a fleuri le col de ma chemise bleue d’une serviette en papier, que je n’aille pas tacher ma cravate assortie en buvant mon capuccino. J’ai une trouille de rosière qui me poisse les mains et me dessèche la gorge. Je fouille le set du regard, à la recherche de Kate et je ne la vois nulle part. Lorsque Cassie vient me chercher pour me conduire sur le plateau, c’est avec le même manque d’égards mutique qu’à l’accoutumée.
On tourne sur le plateau 2. Je suis censé rencontrer Carmella dans le hall de Woodworth Entreprises. Un face-à-face rapide entre chien et chat. Une grosse scène, avec quelques figurants et un décor plus vaste que d’habitude.
Lorsque Kate fait son entrée, je manque ne pas la reconnaître tant elle s’est coulée dans son personnage de virago bafouée. Elle porte le brushing comme un requin son aileron. Le bleu vif de son tailleur Versace lui donne une allure martiale.
Rien d’étonnant, au fond. Lorsque je l’ai connue chez Stella Adler, c’était une comédienne impériale. Une prof magnifique, d’une exigence qu’on ne pouvait jamais prendre en défaut. À cet instant, j’essaie en vain d’imaginer quelle galère a pu l’amener à s’échouer sur À l’ombre du destin. Elle dont le Madame Butterfly avait retourné la critique new-yorkaise. J’esquisse un vague sourire de connivence, mais elle ne laisse rien paraître. Elle me néantise d’un regard noir qui me fait perdre le peu de moyens que j’étais parvenu à rassembler.
« Alors c’est vous le petit prodige que Bob a débauché à grand frais de chez Carmody ! »
Dans sa bouche cette réplique a le pouvoir d’épaissir mon sang, comme sous l’effet du froid polaire.
« À qui… À qui ai-je l’honneur ?
— Carmella Powell.
— Ah ! La Carmella à qui Bob a interdit l’entrée de Woodworth Entreprises. Je vois le peu de cas que vous faites de ses ordres. »
Nul. Je suis nul. Le jeu de reine de Saba de Kate m’écrase.
« Je laisse les ordres à ceux qui sont nés pour les recevoir.
— Il y en a pourtant qu’il faut savoir recevoir. »
J’essaie de jouer les durs, mais je suis bidon. Hugh Jackman dans The Fountain. Et déjà j’entends dans ma tête les reproches que Kate ne manquera pas de me faire une fois la scène en boîte.
« Eh bien, puisque vous aimez tant recevoir des ordres, allez donc me chercher un café, le temps que je patiente pour mon rendez-vous. » Elle laisse filer un silence avant de reprendre : « Allez, ayez la gentillesse de bien vouloir me laisser passer. »
Je m’écarte, comme le précise le script, et quand son mépris me frôle, un courant d’air m’enveloppe. Pour un peu, je pourrais presque sentir les embruns salés de l’Océan supposément voisin.
« Coupez ! »
Kate ne s’arrête pas pour autant. Elle contourne l’imposant desk circulaire marqué du W couronné, passe les machines à café, puis emprunte les portes de l’ascenseur.
Je m’étais attendu à tout : qu’elle m’agonise d’insultes, m’humilie, chicane sur les plus petites nuances de mon jeu… Mais qu’elle m’ignore totalement, qu’elle fasse comme si elle ne me connaissait pas… Sans réfléchir, je m’élance à sa poursuite. J’entends la colonne résonner du son creux des câbles s’entrechoquant dans la gaine. J’appuie comme un dératé sur le bouton d’appel, levant la tête et cherchant un compteur m’indiquant la progression de la cabine.
« Trevor ! Trevor ! Arrêtez enfin ! Vous allez détruire le décor, nom de Dieu !
— Kate ! Kate Langford, elle est où ? Je l’ai vue monter dans l’ascenseur !
— Mais ne soyez pas ridicule ! Cette porte n’ouvre sur rien. C’est un décor. »
Joignant le geste à la parole, Cassie passe de l’autre côté et fait glisser les panneaux de bois peint. Même pas du métal.
« Et Kate ? Elle est où alors ? C’est vous qui lui avez ouvert ?
— Mais calmez-vous, enfin. Qu’est-ce qu’il vous arrive ?
— Je voulais la voir. Lui parler… Elle ne m’a pas reconnnu… Elle ne m’a pas reconnu. C’est pas possible. »
Ma pause de midi a été consacrée au raccord maquillage. Cassie, un peu embarrassée par mon esclandre du matin, m’a déposé quelques sushis et une bouteille de Snapple. Mauvaise nuit, fragilisé que j’étais par ma piètre prestation et ce rendez-vous raté. Un instant pourtant, devant ces portes coulissantes chromées, j’ai vraiment entendu chanter les câbles et zonzonner le moteur de l’ascenseur. Je me sens merdeux. Du coup, l’après-midi, j’ai rattaqué de mauvais poil.
Planté devant la fenêtre de mon bureau, je scrute les panneaux de contreplaqué où a été collée une photo de stock faisant office de vue sur l’Océan. Je tourne le dos à Jamal Hicks. C’est le tournant de notre scène. Le moment où il va décider de ne pas m’accorder sa confiance.
À lui tout seul, Jamal Hicks condense quarante années de l’histoire du peuple noir en Amérique. Né de parents convertis à l’Islam durant la vogue afrocentristre des années soixante-dix, son nom est la simple littéralisation de la croix anonyme qui barrait l’acte de vente de ses ancêtres. Dans le monde merveilleux d’À l’ombre du destin, il incarne un tout autre visage de la négritude américaine, puisqu’il est Norwood Fisher, le directeur marketing de Woodworth Entreprises. En clair, Jamal Hicks est le Noir de service. Transfuge du Prince de Bel Air, il a, en intégrant le casting, jeté aux oubliettes ses baggies, sa casquette des 76ers et ses derniers talents pour la comédie.
Les scénaristes l’ont affublé d’une loyauté de teckel au vieux lion qui lui a donné sa chance, aussi se méfie-t-il des ambitieux dans le genre de Trevor. Pour une fois, les dialoguistes se sont un peu fendus, mais Jamal plombe ses répliques comme Ice T dans New Jack City. Je m’ennuie ferme, aussi décidé-je de passer la surmultipliée.
« Tu sais Norwood… C’est bien ça ? Norwood ? À Harvard, j’ai croisé un paquet de gars dans ton genre. Propres sur eux, ambitieux, mais pas trop. Inoffensifs pour tout dire.
» C’est un miracle que tu sois monté aussi haut dans l’organigramme d’une boîte comme Woodworth. Tu peux être reconnaissant envers Bob, parce que, normalement, la sélection naturelle aurait dû opérer depuis longtemps.
» Cela dit, il n’est peut-être pas trop tard, tu sais. Après tout, il y a beaucoup de sociétés où la direction de la communication et celle du marketing sont regroupées sous une seule et même entité. »
Je tourne autour de lui comme Ali sur un ring. Daniel Day-Lewis dans The Boxer. Enfin du jeu ! Enfin quelque chose ! Jamal est touché. Une expression d’animal blessé. Pour le coup, il en fait un peu trop. Un muscle tressaute le long de son maxillaire. Too much. Et là, il explose.
« Toi ! Toi… »
Sous l’effet d’une rage qu’il peine à contenir, il pointe vers moi un index tremblant.
« Toi ! »
Oui… Moi ?
Jamal ramène son bras le long de son corps. Port rigide de petite fille capricieuse. Il se trouve dos à la fenêtre, et la lumière du dehors le nimbe d’une sorte de halo. Je m’attends presque à le voir trépigner… mais il quitte simplement mon bureau sur un claquement de porte mat. Le naze !
« Coupez ! Génial, c’est dans la boîte ! »
Et…
Lorsque je m’approche de la fenêtre, il n’y a rien à y voir, bien sûr. Rien, à part le tirage médiocre d’un point de vue immuable sur une plage de Malibu.
Il n’est pas loin de 23 h 30. Quatorze heures que je suis ici. Le reste de la journée n’a pas été meilleur, rien qu’une longue suite de dialogues imbéciles échangés dans un colin-maillard sans fin avec des personnages ineptes. Michael, Samantha, Tracy, Randy, Brandon, Pamela, Kevin. Carrousel de prénoms sortis de testimoniaux pour lessive et produit vaisselle. Soap opera. Peu à peu, le plateau s’est vidé des techniciens. Il ne reste guère que les éclairos qui préparent les plans du lendemain. Même Chris est rentré. Cassie doit certainement traîner dans les parages, mais aucun autre comédien n’habite ces lieux. Aujourd’hui encore, je n’en ai pas croisé un seul entre les prises.
Une forme inédite de bizutage, me dis-je. Ça se fait sur des séries comme ça. Alors ce soir, c’est moi qui hante les décors éteints. Peut-être pour partir à la recherche de l’endroit où se cachent les autres membres de cette « famille ».
Dans la pénombre, les meubles rococo dessinent des ombres grotesques. Je passe du bureau de Bob au mien, faussement design, angles mous et contraste insuffisant. La moire d’un faisceau de lampe torche allume le dépoli du verre de la porte sur laquelle mon nom se découpe à l’envers : Trevor Knight. Qui donc s’appelle Trevor Knight de nos jours, bon sang ?
Et presque sans transition, l’éclat blanc des LED m’éclate au visage. À l’ombre de ma main en pare-soleil, je distingue une silhouette.
« Oh ! C’est vous, monsieur Knight. Je ne savais pas que vous étiez encore là. Vous travaillez tard ce soir.
— Vous pouvez baisser votre lampe, s’il vous plaît ? Et puis moi, c’est Flint. Arrêtez de m’appeler Trevor, ou monsieur Knight, bon sang ! »
Sa torche rengainée, l’homme acquiesce en lançant un regard perplexe au nom inscrit sur la porte.
« Désolé de vous avoir fait peur, reprend-il.
— Non, non. Tout va bien ! J’ai juste été un peu surpris. Comme il y a encore quelques personnes qui bossent, je ne pensais pas que vous faisiez déjà votre ronde, c’est tout.
— Ah non… Vous êtes le dernier, monsieur Knight. Tout le monde est parti depuis un bon moment, déjà. »
Je lève les yeux vers les cintres où j’entends encore quelques pas résonner. Je sais bien qu’on ne réserve pas ce genre de job à des prix Nobel, mais ce vigile a l’air tout particulièrement benêt. Il ressemble à un flic d’opérette avec son uniforme marron et sa casquette de chauffeur de taxi. Un sheriff pour rire, bien loin des vétérans d’Afghanistan que je vois partout depuis deux jours.
Il me jette un œil bonasse, attendant à l’évidence quelque chose.
« C’est bon, de toute façon je m’en allais, dis-je en m’avançant pour lui serrer la main et l’accompagner à la porte. Vous pouvez y aller… George. »
C’est le nom que je déchiffre sur le badge épinglé en dessous du W couronné.
George s’en va, emportant avec lui sa lumière et ses reflets, qui ne sont déjà plus qu’un pâle halo sur le dépoli du verre.
C’est seulement à cet instant que je réalise que c’était bien le logo de Woodworth Entreprises qui ornait la poche de son uniforme. George serait donc le premier comédien que je vois hors du set. J’ouvre la porte de mon bureau pour me précipiter à sa suite…
… je suis dans un long couloir lambrissé jusqu’à mi-hauteur de panneaux en acajou. La moquette épaisse est d’un crème parfait qui éclaire intelligemment les murs fuchsia. Sur des piédestaux, des bustes d’empereurs romains montent la garde tous les quatre ou cinq mètres, et entre les sentinelles de plâtre sont encadrés des tirages de magazine. Longue succession de brushing léonins et de carrés bouffants. Poses ridicules et surjouées, regards sauvages censés rehausser des robes d’une soie qui ne l’est pas moins ; bustiers lamés, jeans griffés, cuirs de marque. Des appliques disposées à l’aplomb des bustes dispensent une lumière cosy, et au bout, tout au bout du couloir, gravé au laser dans la masse des portes de l’ascenseur, l’omniprésent W couronné.
Il flotte dans l’air une odeur chimique. Mélange de détergent industriel et de parfum bon marché. J’avance de quelques pas. Tous les deux cadres, l’atroce litanie de photos est brisée par une porte semblable à celle de mon bureau. Verre sablé sur lequel des noms en arc de cercle dessinent à l’horizontale l’organigramme de Woodworth Entreprises : Carmella Woordworth, Jody Woodworth-Reeves, Bob Woodworth III.
Sous l’impulsion, j’entre dans le bureau directorial. Immuable mauvais goût de baron sudiste, blanchi par la lumière spectrale de la lune au-dehors. Quelques notes éparses sur le bureau du vieux, pattes de mouche anguleuses, celles que j’ai vues en marge des livres de la bibliothèque et au dos de la photo coincée dans le Kerouac. Je vais à la fenêtre. La mer est calme et pas une voiture n’emprunte le boulevard qui longe la plage. C’est à peine si j’aperçois une paire de phares filer au loin sur la route escarpée, de l’autre côté de la baie.
Je sors en reculant, referme doucement la porte et…
… je me retrouve face à l’armature de contreplaqué du décor. Un pas encore, et mon talon racle le béton du plateau, renvoyant une écho vide et bien trop long.
Une nouvelle fois, je reçois en plein visage l’éclat d’une puissante lampe torche. Celui qui la tient n’a rien de la bonhomie de George. C’est un grand type tout en muscles, coupe de marines et treillis noir. Il parle sans aménité et m’escorte, méfiant, jusqu’à ma voiture. Je reste un long moment avant de démarrer et ce n’est que lorsque mon ange gardien s’en vient frapper au carreau avec le cul de sa lampe que je me décide enfin à rentrer chez moi.
Il se passe enfin quelque chose. Nous tournons dans son bureau la scène où j’entame mon petit jeu de séduction avec Jody. J’ai saisi le premier prétexte venu pour m’isoler avec elle. Secrètement, c’est dans l’espoir de m’en rapprocher que j’ai rejoint Woodworth. Enfin, c’est ce que Chris m’a expliqué.
Démarrage diesel, pourtant. Pas très inspiré par la banalité de Selena Kindermann. Je la joue à la cool… provocation laid back. Genre Brad Pitt dans Ocean Eleven.
« Naturellement, vous vous en foutez… Quand on est la petite-fille de Bob Woodworth III, on n’a pas à se préoccuper de qui paiera vos études.
— Ah… le coup du ghetto ! Vous êtes gonflé, tout de même. Faites voir vos mains ! Mais dites-moi, c’est en cueillant le coton dans les champs du Mississipi que vous vous êtes fait manucurer comme ça ? »
Je ne me formalise plus des libertés que tout le monde prend avec les dialogues, mais je ne m’attendais pas à autant d’ironie dans sa voix. Elle est censée me trouver charmant. Pas me rembarrer.
« Ha, ha, ha… dans le mille ! dis-je en empruntant à Chris son dégainage d’index.
— Franchement, Trevor, je me serais attendu à mieux venant de quelqu’un comme vous. Mieux que ces sous-entendus vaseux et ce numéro ringard de dragueur de plages.
» Me prendriez-vous pour une de ces dindes que vous ramassez sur le sable pendant vos heures de loisir ? Si c’est le cas, profitez-donc de votre pause de midi pour traverser le boulevard. Je suis sûr que vous trouverez en train de griller au soleil tout ce qui convient à votre libido surchauffée. »
Flint, mon grand, sors ta paire de rames, il va falloir bosser.
Jody me regarde en coin, curieuse de ma réaction. Sous cet angle, avec cette lueur caustique dans le regard, son charme opère à plein. Son chignon impossible, sa chemise blanche et son jean trop bien taillé participe de cette impression générale. Même son jeu emprunté a quelque chose d’unique, de savoureux. Je crois bien que c’est elle qui est en train de me cueillir, finalement.
« Vous avez raison, Jody. On dirait que je me suis fais prendre à mon propre piège.
— Et vous continuez… La contrition maintenant.
— La contrition ?
— Eh bien quoi ? Trop de syllabes pour une blonde, c’est ça ? »
Je ne sais plus trop quoi dire. Elle attend, pourtant.
« Non… Mais j’avoue que vous m’étonnez. Je vous croyais plus insipide. Plus… enfin, moins… Ce que je veux dire, c’est que vous devriez être méchante plus souvent. Ça met votre charme en valeur.
— Je crois que je n’aurais pas mieux comme compliment…
— Non, effectivement. »
Elle me fait rire. On n’est plus du tout dans le script, mais Chris laisse filer.
Jody se tourne vers la fenêtre de son bureau et s’abîme dans la contemplation du stock shot collé au mur.
« Vous savez, Trevor, vous allez vraiment devoir faire un choix si vous voulez rester avec nous.
— Je suis en période d’essai, je sais…
— Je ne suis pas en train de vous parler de ça… »
Elle se perd un peu plus dans la contemplation de ce Pacifique sur papier mat et reprend, comme de très loin : « On est bien ici, vous savez ! Et je sens que vous pouvez y avoir votre place. J’aimerais bien, en tout cas. »
Quelque chose d’authentique affleure dans son jeu. Troublant.
« Moi aussi, j’aimerais bien.
— C’est faux. Pour l’instant, c’est faux ! » Elle se retourne sans hâte.
« Vous nous jugez, Trevor, mais notre vie vaut bien la vôtre, non ?
— De… de quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.
— Au contraire, vous comprenez très bien. Et très bientôt, un choix va se présenter à vous et vous ne pourrez plus reculer. »
Au-dehors, mon regard accroche le vol d’une mouette, poussée par la brise marine vers le parking. Jody ne dit plus rien et le temps semble se figer.
« Coupez ! »
La voix de Chris nous ramène à la réalité. Selena Kinderman passe devant moi en me jetant un regard insaisissable et sort de son propre bureau, m’y abandonnant à l’attention distante de Cassie qui vient de se matérialiser, casque sur la tête et feuille de journée en main.
Le temps que la porte se referme, j’entrevois le buste d’un romain barbu qui se détache sur le mur fuchsia.
Explosé dans mon canapé avec un gros coussin sous mes bras croisés. Une pose très Bill Murray dans Lost In Translation. Tout à fait régressif et rigoureusement approprié. J’ai chopé la rediff’ de trois heures du matin. J’assiste à mon arrivée dans le monde merveilleux d’À l’ombre du destin.
Sensation étrange de dissociation/association. L’homme qui est à l’écran me ressemble, dans son complet pseudo italien en serge satinée, avec le ton sur ton violine de sa cravate. Dans une autre vie, il ressemblerait à un cadre commercial chez Office Depot, dans un trou comme Tallahassee. Mais là, confronté au brushing guerrier d’Angela Woodworth, il a l’air d’un squale. Dangereux et froid. Une menace à l’ordre trouble de ce monde tellement parfait qu’il ne peut pas exister. Les banalités échangées par cet homme et cette femme sont des raccourcis insensés vers une expression moins immédiate d’une guerre en devenir. Sourdent les promesses obscures de complots à venir. Comme un futur surplié qui résumerait tous les conflits du monde.
Les millions de téléspectateurs qui nous suivent aux quatre coins du globe, voient-ils tout ça ?
Savent-ils ce qui se joue dans ces dialogues sans fin ?
Trois jours que j’ai rejoint le casting, et je n’ai jamais autant parlé. C’est tout ce que nous faisons ; et c’est à cela que se résument mes performances d’acteur. Tout est au service du dialogue. Trois caméras et une louma nous filment en permanence, engrangeant de quoi permettre à Chris de reconstituer le puzzle qu’il a, seul, en tête.
J’ai chronométré : pas un plan qui ne dure plus de trente secondes, le premier commandement des Tables de la Loi de Spielberg. Montage ultraserré, pour servir une action minimale. Œuvre au blanc, réduction magistrale, du moins si j’en juge par cet épisode que j’ai sous les yeux.
Ai-je vraiment été si bon ?
C’est maintenant au tour de ma première scène avec le Vieux. L’extrême solennité de sa diction confère à ses paroles, au demeurant banales, une force de conviction que je ne leur soupçonnais pas.
Je comprends que Carmella ne soit pas n’importe qui pour violer ainsi l’interdit édicté. Lorsqu’il rugit, le vieux lion fait encore trembler la savane.
En face de lui, j’ai l’air d’un petit garçon désemparé. J’attends l’imprimatur du patriarche. Je sais qu’en dépit de tout, je ne le trahirai pas.
Quand arrive le moment de la rencontre avec Jody, il transpire de mon embarras une passion qui n’a pas encore éclos, mais qui pourra me mener bien plus loin que je ne le pense. Me faire changer, peut-être ? Me rendre meilleur…
Un frisson me rencogne un peu plus dans mon canapé. Je sais ce qui va arriver. Notre dialogue-univers se déroule sans heurts, jusqu’à ce que, lentement, la jeune femme tourne la tête et que son regard vienne se perdre dans le mien, par-delà le verre feuilleté de mon écran, porté par le temps et le plasma.
« Il vous faudra bientôt choisir », me dit elle. À moi. Rien qu’à moi. Et je sais qu’elle a raison. Je serre un peu plus fort le gros coussin et j’attends de couler dans le sommeil, porté vers un temps-monde où tout est à sa place, où le futile engage des vies entières et où l’inutile devient vital.
Lorsque je suis arrivé à 6 h 30 aux studios, le vigile n’a pas semblé manifester d’étonnement particulier. J’ai garé ma vieille Nissan à côté du coupé Shelby 69.
L’équipe technique est déjà là. Maquillé, je me présente aux costumes, mais je ne laisse pas à l’habilleuse le temps de prendre l’initiative. Je choisis un complet brun et une chemise olive avec cravate assortie. Et lorsque que je retrouve Cassie au bout du bleu, elle affiche pour la première fois un petit sourire énigmatique. Elle me tend la feuille de journée, mais je ne la regarde pas. À quoi bon ? Personne ne suit le script de toute façon… Nous approchons de la rosace et je me laisse pousser vers le pétale de mon bureau où j’attends ce qui se présentera. Je me plante à la fenêtre. En bas, sur le parking, la lumière rasante du soleil accroche des reflets étranges sur la peinture du coupé SLK d’Angela. Quelques joggeurs longent la promenade de la plage et il me semble reconnaître George, mon vigile de l’autre soir, qui quitte son service.
« Vous êtes bien matinal, Trevor. »
C’est la voix de Jody. J’en étais sûr.
« J’ai du travail.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Vous êtes là pour ça.
— Carmody va nous couper l’herbe sous le pied. Il prépare le lancement d’une toute nouvelle gamme de soins. À l’huile d’argan, figurez-vous.
— À l’huile d’argan ? Mais, c’est notre gamme Morocco.
— Je ne vous le fais pas dire.
— Quelqu’un l’aura informé.
— Je ne voulais pas aller jusque-là…
— Voyons Jody ! Je viens de chez Carmody et je connais ses méthodes. Je peux vous assurer qu’il y a un traître chez Woodworth Entreprises.
— Mais qui cela peut-il bien être, Trevor ? »
Sur le parking, une Porsche Boxster vient de se garer. Norwood Fisher en descend, avec son air de chien de berger. Je réfléchis très vite et tout se met en place.
« Je crois que j’ai ma petite idée.
— Allons voir Grand-père ! Nous devons préparer notre riposte. »
Le petit cul de Jody roule dans sa jupe crème. Son chemisier fuchsia est exactement de la même couleur que les murs. Les hauts talons de ses escarpins se plantent en silence dans l’épaisse moquette du couloir directorial et je me dis que ce petit cul, je l’aurai un jour. C’est pour ça, et rien que pour ça que je suis venu chez Woodworth.
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