Je finis par craquer et par ouvrir le mail. J’en recevais un exemplaire par jour depuis deux semaines. Tout donnait à penser qu’il s’agissait d’un spam, sans doute porteur d’un virus assassin qui s’introduirait sournoisement dans la mémoire de mon ordinateur pour détruire ce qu’il y trouverait, mais j’en arrivais à me dire qu’un petit coup d’œil rapide ne pouvait pas faire de mal.
Chaque jour, depuis deux semaines, la même accroche apparaissait dans ma boîte de réception : Voyage Temporel à Prix KC. Chaque jour, depuis deux semaines, je l’effaçais, en même temps que les offres de cachets destinés à améliorer ma vie sexuelle, les propositions de contrats avec des hommes d’affaires africains prospères ou les annonces d’occasions uniques de perdre mon argent dans un casino virtuel.
Jusqu’au moment où, incapable d’en supporter davantage, je cédai à la tentation. Je cliquai sur « Ouvrir » et lus le mail.
À ma grande surprise, le message m’était nommément adressé. Je m’appelle Michæl Frogle. Un nom que la plupart des gens sont incapables d’épeler, sans parler de s’en souvenir. Il était rare que quelqu’un arrive à l’écrire correctement du premier coup.
L’expéditeur futouristic.co.uk avait ajouté à son courriel la photo d’une soi-disant machine à voyager dans le temps qui ressemblait vaguement à un téléphone portable, dont quatre roues encastrées auraient remplacé le clavier.
Cher Monsieur Frogle, disait le mail,
Laissez-moi vous assurer d’emblée que notre offre est des plus sérieuses. Notre machine à voyager dans le temps fonctionne réellement et vous emportera en toute sécurité dans le passé ou l’avenir, à votre choix. Pour en obtenir la démonstration pratique, il vous suffit de cliquer dès maintenant sur le lien :
http ://www.futouristic.co.uk/
Sous ce paragraphe d’introduction était dessinée une horloge, aux aiguilles représentées comme si elles tournaient à toute allure.
Plus bas, le texte poursuivait :
Cliquez sur l’horloge quand vous voudrez, MAINTENANT, dans CINQ MINUTES, CINQ SEMAINES… ou même CINQ ANS. Nous savons déjà à quelle seconde précise vous le ferez, et peu importe quand vous essaierez : la meilleure surprise de votre vie vous parviendra IMMEDIATEMENT.
Suivait un long paragraphe d’informations techniques, où j’entrevis des précisions incompréhensibles concernant nanosecondes, déplacements, inhibiteurs de paradoxes, quantificateurs temporels, tolérance dimensionnelle et que sais-je encore.
Je considérai d’un œil pensif le dessin de l’horloge, en me demandant ce qui se passerait réellement si je cliquais dessus.
Sans céder à cette nouvelle tentation, j’allai à la cuisine me préparer un café, avant de retourner m’asseoir à mon bureau.
Je regardais le logo. Les paumes moites. Une machine à voyager dans le temps. Franchement ? Une escroquerie quelconque, oui… Il était évidemment impossible de voyager dans le temps ? Et pourtant. Plus j’y pensais, plus je me découvrais fasciné. J’en voulais une !
La main posée sur la souris, j’entraînai la flèche jusqu’à l’horloge. Le doigt me démangeait.
Nouveau coup d’œil au texte du mail :
Assistez à la bataille d’Azincourt ! Regardez décoller la fusée de Gagarine ! Découvrez ce qui s’est réellement passé le 11 septembre ! Rendez-vous à votre propre naissance !
Et, enfin :
La RICHESSE à votre portée — en toute légalité !
C’en était assez. La richesse ? Je n’avais jamais rien connu de tel. Quand je cliquai, le dessin se transforma instantanément en photo.
À cet instant précis, retentit un coup de sonnette. Un long coup de sonnette insistant… qui se répéta aussitôt.
Je m’arrachai à mon ordinateur pour aller ouvrir. Et découvris devant ma porte un homme tout de blanc vêtu, à la peau très blanche, aux cheveux blancs, aux dents d’un éclat sidérant. Il tenait à la main un petit appareil qui ressemblait fort à un téléphone portable et d’où partaient des fils de fer plastifiés, attachés au lobe de ses oreilles.
Un journal plié était coincé sous son bras.
Je lui trouvai quelque chose de familier, d’obsédant… qui me mit extrêmement mal à l’aise. On se regarda en chiens de faïence. Il avait l’air aussi surpris que moi.
Il avait l’air d’être moi. À croire que je regardais dans un miroir. On ouvrit la bouche avec ensemble, avant de la refermer.
« Ah ! finit-il par s’exclamer.
— Ah ? » répétai-je. Puis, à la réflexion, après avoir pesé le problème : « Ah !
— Ce n’était pas exactement censé se passer comme ça, déclara-t-il. Pourrais-je parler à Gwendolyn Labelle, je vous prie ?
— Je ne sais pas qui est cette dame.
— Elle ne vit pas ici ?
— Je ne sais pas qui est cette dame », m’obstinai-je. Je commençais à soupçonner une plaisanterie, un gag monté par une émission télé, voire une campagne publicitaire. Pourtant, il n’y avait pas trace de caméras ou de micros dans la rue. « Dites-moi… qui êtes-vous et que se passe-t-il ?
— Je dois voir d’urgence Gwendolyn Labelle. Puis-je lui parler, s’il vous plaît ? En admettant qu’elle soit là…
— Elle n’est pas là et elle n’a jamais été là, en vertu de quoi vous ne pouvez ni la voir ni lui parler ni rien. »
Le type fit un pas en arrière, considéra le mur et les fenêtres de ma maison, fronça les sourcils puis tira de sa poche une petite carte en plastique qu’il scruta d’un œil aigu. Il finit par la rempocher, mais n’en regarda pas moins pensivement quelques secondes de plus l’endroit où elle s’était trouvée.
« Je suis bien à Sunderland ? reprit-il.
— Sunderland ? Ah non, pas du tout, c’est à l’autre bout du pays.
— Seigneur. » Nouvelle apparition de la petite carte. « Je crains qu’il n’y ait un minuscule problème. » Il m’examina comme s’il me voyait vraiment pour la première fois. On se tenait face à face. Malgré ses vêtements et son allure d’une extrême étrangeté, il me ressemblait tellement que j’en avais presque le souffle coupé. « Puis-je me permettre de vous demander votre nom ?
— Je m’appelle Frogle. Michæl Frogle. »
Il recula brusquement en tirant le journal de sous son bras.
« Mais c’est une véritable calamité ! Enfin, peu importe… L’entreprise me paye pour que je fasse preuve d’initiative, et le problème n’est pas insoluble. Je sais exactement quoi faire. Veuillez attendre une petite minute, s’il vous plaît. »
Levant l’appareil à l’allure de portable, il planta le pouce sur l’écran tactile. Décrire ce qui se produisit alors n’est pas facile… mais on aurait dit qu’il scintillait. Il était là, il n’y était plus, il y était de nouveau !
Il tenait toujours d’une main une sorte de téléphone, de l’autre un journal, mais je m’aperçus aussitôt qu’il s’agissait cette fois d’un exemplaire de la Gazette locale — dont le prédécesseur avait apparemment disparu.
« Ah ! répéta le visiteur. Michæl Frogle, je présume ?
— Vous savez parfaitement qui je suis.
— Toutes mes excuses pour la petite erreur dont vous venez d’être victime. Très regrettable. Je ne vous demande qu’une chose, dans le but d’éviter que pareil problème se reproduise à l’avenir, c’est d’oublier ce qui vient d’arriver. S’il vous plaît ?
— Vous voulez que j’oublie Gwendolyn Labelle, de Sunderland ?
— Oui ! Je veux dire… peu importe de quoi il s’agissait. Personnellement, je n’en ai jamais entendu parler. » Il remua les épaules puis se redressa de toute sa taille, planté en face de moi. Notre ressemblance physique était surprenante. « Maintenant, on va faire ça dans les règles. Ravi de vous connaître, M. Frogle ! Je m’appelle Mike, et je travaille pour une entreprise d’une nouveauté radicale, futouristic.co.uk. Je vous apporte votre machine à voyager dans le temps. »
Il leva dans ma direction le petit appareil à l’allure de mobile.
J’entraînai Mike à la cuisine, où je lui préparai un café. Il l’aimait comme moi — noir, avec un soupçon de sucre. À l’abri du soleil éclatant, dans mon environnement familier, sa pâleur, son grand sourire inextinguible et, surtout, son aspect me semblaient encore plus déconcertants.
Son discours était celui d’un vendeur : assistez à la bataille d’Azincourt et tout ce qui s’ensuit.
« Mike, coupai-je. Cette histoire de machine à voyager dans le temps m’intéresse, mais j’ai peur qu’il n’y ait une entourloupe.
— Bon. Je reconnais que vous êtes obligé de nous l’acheter et qu’elle n’est pas bon-marché. Mais je ne vois pas où est le problème, maintenant que vous êtes riche.
— Je ne suis pas riche.
— Une fois que vous aurez gagné à la loterie de samedi, je peux vous assurer que vous le serez, M. Frogle.
— Mais je n’achète jamais de billet. C’est contraire à mes principes…
— Vos principes seront peut-être un peu moins sévères, si je vous donne les six numéros qui vous permettront de remporter le gros lot de la semaine. »
Il déplia la Gazette pour m’en montrer la une : Un de nos concitoyens gagne le gros lot ! Je fixai l’article qui suivait d’un regard sidéré. Les mots « Frogle », « jackpot » et « millions » me sautèrent aux yeux.
« Il s’agit du journal de la semaine prochaine, m’expliqua Mike. Je viens de l’acheter. Je suis passé le chercher dans l’avenir, vendredi prochain, très précisément, pour vous le montrer. Cette semaine, le grand gagnant ne raflera que six millions de livres, mais c’est déjà ça. Maintenant, l’entourloupe, comme vous dites : futouristic.co.uk prend dix pour cent de commission. Il n’empêche que le reste est pour vous. » Il tapota le petit appareil d’une manière significative. « On est bien d’accord, M. Frogle ? »
Je dois reconnaître que j’hésitais. Une méfiance profonde persistait, tapie en moi.
« Comment pouvez-vous me garantir que je vais gagner à la loterie ? »
Nouveau sourire aux dents éblouissantes.
« Disons, l’expertise née d’une longue expérience.
— Vous l’avez déjà fait ?
— Oui. Pas toutes les semaines, hein. Il faut d’abord qu’on trouve le client adéquat, et les gens comme vous ne courent pas les rues. Mais quand on le trouve… » Toux pleine de modestie. « Vous allez être… voyons voir… notre septième grand gagnant de l’année. Nous sommes une entreprise, nous essayons évidemment de faire de l’argent. Et, avant que vous ne posiez la question, cette vente me rapportera bien sûr une petite prime. Mais c’est vous qui avez de la chance. Quand vous aurez touché le jackpot, vous en ferez ce que vous voudrez.
— Comment s’appelle votre entreprise, déjà ?
— Futouristic.co.uk. »
Il me tendit une carte.
Je regardais le journal, posé sur la table devant moi. Il ressemblait fort à tous les autres exemplaires de la Gazette que j’avais jamais vus. J’examinai avec attention la date imprimée sur la première page : c’était bel et bien celle de la semaine suivante. Quant à la dernière page, elle m’apprit que notre équipe de foot allait encore perdre le match à venir, trois à zéro. Ça semblait en effet très probable.
« Je croyais vous avoir entendu dire que c’était légal.
— Ça l’est, M. Frogle. À condition que vous achetiez un billet de loterie et que vous le payiez. Sinon… »
Je me levai. Convaincu.
« Donnez-moi les six numéros. »
Mike n’était qu’un vendeur, en fin de compte. Je m’en débarrassai donc au plus vite après avoir signé tous les papiers, y compris un chèque de six cent mille et quelques livres, garanti par ma maison.
« Ne vous inquiétez pas, me dit Mike en retournant le journal pour me montrer la une. L’hypothèque nous sert juste à nous assurer que vous allez remplir votre part du marché. Vous récupérerez votre droit de propriété dès que vous aurez touché le gros lot, à la cérémonie de remise des prix. Et vous garderez quatre-vingt-dix pour cent. »
Il me laissa en compagnie d’une boîte flambant neuve, enveloppée de film plastique et contenant ma petite machine à voyager dans le temps personnelle. J’ouvris prudemment l’emballage, tirai l’appareil de la mousse protectrice, le tripotai avec tendresse et essayai d’accrocher les cordons au lobe de mes oreilles. Il y avait aussi un CD d’installation, un manuel d’instructions, une batterie, un chargeur et un adaptateur pour voiture.
J’insérai la batterie dans son logement, avant de la mettre à charger.
Puis j’allai à la maison de la presse du coin acheter un billet de loterie, dont je cochai six numéros avec le plus grand soin.
De retour à la maison, je m’attaquai au manuel d’instructions, imprimé sur papier bible et plié de manière à composer une douzaine de segments verticaux.
À première vue, le texte était très complet, mais la traduction en plusieurs langues le gonflait artificiellement. Je lus la Présentation en anglais.
Après les conseils relatifs à la charge de la batterie et autres choses du même genre, la notice se composait pour l’essentiel d’une longue liste d’événements historiques préprogrammés, afin de faciliter une éventuelle visite.
La bataille d’Hastings, le départ du Titanic, le concert des Beatles au Cavern Club, la première représentation de Roméo et Juliette au Globe, la victoire de Björn Borg à Wimbledon… et, dans d’autres régions du monde, la prise de la Bastille, l’attaque de Pearl Harbor, la construction des Pyramides, la Tosca chantée par la Callas, l’assassinat du Président Lincoln, la chute du mur de Berlin…
La liste s’étirait démesurément, abrégé étourdissant de notre passé culturel et historique.
La troisième section avait l’air plus technique, puisqu’elle décrivait en détails comment programmer ses propres destinations, passées ou futures. Je décidai de remettre à plus tard la maîtrise de ce genre de choses.
La préoccupation qui me rongeait me décida à agir ce soir-là, avant de me coucher. Un appel aux Renseignements téléphoniques, et l’opérateur me donna avec un calme détachement le numéro de Gwendolyn Labelle, de Sunderland.
Au bout de quelques sonneries, une voix de femme répondit :
« Allô ?
— Bonsoir. Pourrais-je parler à Mme Gwendolyn Labelle, s’il vous plaît ?
— C’est moi. » Une brusque inspiration, puis ma correspondante enchaîna, d’un ton où perçaient l’excitation et la nervosité : « Michæl ? C’est vous ?
— Heu… oui.
— Alors vous vous êtes souvenu ! Je suis tellement contente que vous repreniez contact.
— Que je reprenne contact ?
— Après la dernière fois. Je sais bien que vous étiez pressé, mais ç’a été si soudain que je me suis demandée si je ne vous avais pas vexé. Je ne savais plus quoi faire. Vous n’imaginez pas comme je suis contente que vous ayez appelé. Je pensais que c’était fini. Quand allons-nous nous revoir ?
— Nous revoir ?
— On ne peut pas en rester là. Après tout ce que vous m’avez dit et nos délicieux baisers… »
J’avais rougi, je le savais. Heureusement, personne n’était là pour le voir. La sueur perlait à mon front. Mon interlocutrice s’exprimait d’une voix basse, confidentielle, complice, la voix d’une femme sensuelle et ardente, d’une amante passionnée, mais aussi d’une parfaite inconnue.
« Mme Labelle… commençai-je.
— Gwendolyn, coupa-t-elle.
— Gwendolyn, êtes-vous bien sûre… je veux dire, vous savez qui je suis ?
— Oh, Michæl, comment aurais-je pu vous oublier ? Michæl Frogle… mais vous avez insisté pour que je vous appelle Mike. Vous pouvez venir à Sunderland ce week-end, Mike ? Je brûle d’envie de vous revoir. »
Elle exhala enfin, un son ténu qui semblait vibrer de passion contenue.
Je me la représentai soudain. Revêtue d’une longue robe rouge sombre, des boucles d’oreille en argent oscillantes dans le cou, ses cheveux sombres relevés de manière à dégager son ravissant visage. Ses yeux soulignés de noir, aux paupières poudrées de joyaux minuscules. Allongée sur un sofa tendu de velours, une flûte de champagne posée sur la table basse, près de ses doigts chargés de bagues…
L’œil de mon esprit, à l’imagination délirante, me montra le scintillement des crocs de vampire démesurés, lascivement posés sur sa lèvre inférieure.
Le téléphone retomba bruyamment sur sa base, car je venais de le jeter. Je m’en écartai d’un bond, terrifié à l’idée qu’il sonne.
Une douche froide, et au lit.
Le lendemain matin, à mon réveil, l’indicateur de charge de la machine à voyager dans le temps était passé au vert. Un semblant de petit déjeuner, une nouvelle lecture du manuel. J’étais enfin prêt.
Mon choix fut plus ou moins le fruit du hasard : la signature de la Magna Carta par le roi Jean, en 1215. J’attachai les petites pinces au lobe de mes oreilles, entrai le numéro de code comme indiqué puis appuyai sur Go.
Une sorte de décharge électrique de faible puissance me traversa, presque agréable, mais autant que je puisse en juger, il ne se passa rien d’autre. Les deux oreilles me démangèrent brièvement. Persuadé d’avoir mal suivi les instructions, je parcourus une fois de plus le manuel, avant d’effectuer une nouvelle tentative.
Nouvel échec, qui me persuada de sélectionner un deuxième événement : la finale de la Coupe du monde de football de 1966, Angleterre contre Allemagne de l’Ouest. Rien.
Le sac de la Maison Blanche par les troupes britanniques, en 1812. Rien.
Le jubilé d’or de la reine Victoria. Rien.
La prise de la Bastille. Rien.
J’explorai Internet, à la recherche du site de futouristic.co.uk, dans l’espoir d’y trouver une aide technique. Au bout d’une demi-heure de tâtonnements, la localisation du site restait toujours aussi mystérieuse et mes questions sans réponse. Un minuscule tournevis me permit de démonter nerveusement l’arrière du boîtier en plastique de l’appareil : quelques fils métalliques, plusieurs cartes à circuits imprimés, une puce mémoire — rien d’inhabituel.
Une angoisse écœurante m’envahissait.
Je pensais au chèque conséquent signé de ma main ; à la manière dont j’avais renoncé à mon droit de propriété.
Tout ça pour un billet de loterie.
Au moins, j’avais ce billet et la certitude de gagner le gros lot. Déjà, je dressais la liste mentale de ce que j’allais m’offrir avec cet argent. Je commençais à redouter le pire, mais je me voyais dans mes fantasmes prendre possession d’une maison plus spacieuse, acheter une voiture de luxe, entamer une croisière autour du monde, faire des cadeaux à mes meilleurs amis.
Je chassai le problème de mon esprit jusqu’au déjeuner, après quoi je décidai de m’éclaircir les idées grâce à une petite promenade. Malgré la crainte persistante d’avoir eu affaire à un escroc, je me cramponnais à un fait indéniable : Mike m’avait montré quelque chose qui ne pouvait exister que dans l’avenir : la preuve que j’avais gagné à la loterie. Comment y serait-il parvenu sans voyager dans le temps ?
Et puis sa société s’appelait bel et bien futouristic.co.uk. Un nom digne d’une entreprise organisant des voyages vers le futur, qu’elle réserve les chambres de ses clients sur la lune et sur Mars ou qu’elle les emporte à travers les années à venir pour leur offrir un aperçu de leurs petits-enfants en pleine croissance, une vision de nos villes mutantes de plus en plus étendues, un avant-goût du réchauffement climatique et de ses effets terrifiants, le gros lot de tous les jeux sans hasard…
Peut-être ne m’étais-je pas servi correctement de l’appareil ? Cette pensée me vint alors que j’errais dans le parc le plus proche. Je m’arrêtai près du lac ornemental, dont les oiseaux d’eau ne me prêtèrent aucune attention.
Tirant de ma poche la soi-disant machine à voyager dans le temps, je l’éteignis puis la rallumai pour la redémarrer. Cela fait, je reliai les fils au lobe de mes oreilles et parcourus une fois de plus le manuel, lentement, soigneusement, en vérifiant que tout, dans la pratique, correspondait aux indications.
Et en me concentrant sur la section finale, Explorer à son Gré.
On y expliquait que l’utilisateur était libre de s’écarter des événements préprogrammés, à condition de saisir les coordonnées de son choix, qu’elles correspondent au passé ou au futur. On pouvait a priori parcourir un millionième de seconde aussi bien qu’un million d’années, même si le fabriquant déconseillait les époques lointaines, sauf aux voyageurs expérimentés. Les siècles plus proches, aux dates reconnaissables, ne présentaient en revanche aucun risque.
Je vérifiai que la notice ne comportait aucune mise en garde spécifique. Rien sur des vêtements particuliers, qui auraient pu faire barrière ; ni sur le fait de se trouver entre quatre murs ou au contraire à l’extérieur ; ou encore à un endroit où le réseau était accessible, en admettant qu’il existe ; pas un mot non plus sur un éventuel assistant, nécessaire à quiconque tentait un voyage temporel. Bref, je n’avais laissé passer aucun avertissement ni conseil.
L’aventure ne me tentait pas. Je voulais juste m’assurer que l’appareil fonctionnait. Retourner cinq secondes dans le passé me suffirait.
Je repris ma promenade en tenant la machine bien en vue et en faisant tourner la roue appropriée pour qu’elle indique cinq secondes.
Puis j’appuyai sur le bouton Go.
Je ne regardais manifestement pas où j’allais, car je m’aperçus aussitôt que quelqu’un marchait d’un pas lent juste devant moi. Je faillis le heurter et trébuchai en cherchant à l’éviter.
« Désolé ! » lançai-je.
Il se retourna. À ma vue, une expression de stupeur horrifiée se peignit sur ses traits. J’étais tout aussi stupéfait et horrifié ! C’était moi, oui, moi, à cinq secondes de moi !
L’autre Frogle tenait, je tenais, une machine à voyager dans le temps aux fils plastifiés attachés au lobe de ses, mes, oreilles.
« Hein ? » s’exclama-t-il d’une voix forte, sous le coup de la surprise.
« Désolé ! » lança alors quelqu’un en trébuchant derrière moi.
Je me retournai, en proie à une stupeur horrifiée. Un autre Frogle se tenait derrière moi.
« Hein ? » m’exclamai-je d’une voix forte, sans pouvoir m’en empêcher.
Il se retourna. Un autre Frogle se tenait derrière lui.
« Désolé !
— Hein ? »
Encore et encore et encore, une file de Frogle s’étirant à l’infini, trébuchant et présentant leurs excuses, se retournant, surpris, se retrouvant moi derrière moi devant moi. Jusqu’au bout du parc, au bout de la rue, au pied de la colline, à perte de vue, hors de vue.
Deux mots résonnaient dans toute la ville, autour du monde, à travers l’univers.
« Désolé !
— Hein ? »
Pris de panique, j’éteignis la machine. Une sorte d’éclair intérieur me secoua, accompagné d’une décharge électrique qui me passa d’une oreille à l’autre. La folie s’évanouit. Les Frogle disparurent. J’étais seul dans le parc, près des oiseaux d’eau qui ne me prêtaient toujours aucune attention. Les oreilles me démangeaient.
Je rentrai avec l’appareil, que je rangeai dans sa boîte. Jamais je n’osai l’en ressortir.
Lors du tirage de la loterie, ce week-end-là, les six numéros gagnants s’affichèrent insolemment sur l’écran télé. Ce n’étaient pas les miens.
Mon chèque fut présenté à l’encaissement le premier jour de la semaine suivante, mais mon banquier, saisi d’un doute, me téléphona pour en vérifier la légitimité. Je lui répondis qu’il ne s’agissait pas d’un paiement autorisé. Il m’assura qu’il comprenait, que ces tentatives de fraude n’étaient pas rares de nos jours et qu’il ne laisserait pas faire. Tout allait bien, apparemment, mais je ne revis jamais le papier par lequel j’hypothéquais ma maison.
Le samedi soir du tirage, une certaine Gwendolyn Labelle, de Sunderland, gagna un peu plus de six millions de livres à la loterie. Elle disparut peu après sans laisser de traces, avec son argent.
Deux semaines plus tard, quelqu’un qui se présentait sous le nom de Michæl Frogle occupait sa maison. Je l’appris quand je rappelai à ce numéro. La conversation fut aussi brève que mystérieuse, Mike et moi nous accusant mutuellement d’avoir commis des horreurs et niant toute culpabilité.
« Désolé ! dis-je pour finir de mon côté.
— Hein ? » dit l’autre Michæl Frogle du sien.
Il jeta son téléphone. Je raccrochai le mien.
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