« Dieu mesure sept cents millions de kilomètres de long, cent quarante millions de kilomètres de large et autant d’épaisseur. Il pèse environ seize grammes.
— Dieu, hein ? (Anna Chatila affiche une grimace qui peut passer pour un sourire.) J’ignorais que vous aviez le sens de l’humour, Eilen. Ce qui ne sert à rien en astrophysique, d’ailleurs. Nous laissons ça aux physiciens théoriques. Donc, reformulez ! »
Je la fixe avec un brin de nervosité, les mains croisées sur mon ventre qui commence à vraiment s’arrondir. Elle est assise devant le tableau noir de son bureau, qu’elle utilise de préférence aux écrans pour matérialiser d’un coup de craie les intuitions fulgurantes qui lui ont valu son poste. Ses cheveux poivre et sel sont couverts de poussière blanche, elle possède un regard suffisamment énergétique pour déclencher une supernova et je la vénère depuis qu’elle m’a accueillie en post-doc. J’en ai également une trouille bleue.
« Quelque chose, un nuage de particules ionisées d’un type inconnu, vient d’être repéré, mesuré et quantifié, au cœur du système solaire. Il y a une grille énergétique sous-jacente, des interactions fines à peine détectables, mais qui sont là, je peux vous l’assurer, et tout un tas de caractéristiques topologiques tordues – une des hypothèses que nous avons émises avec Max est que ça distord localement l’espace de Riemann.
— Et ça ne pèse que seize grammes, pour un tel volume ? Vous l’avez découvert comment ? »
Je hausse les épaules devant la question sous-entendue. Seize grammes, en astrophysique, ça n’existe pas, c’est en dessous du seuil de mesure. S’attacher aux détails qui dérangent, c’est le style de Chatila. Si elle peut détruire une théorie élégante au moyen d’un petit fait tout moche, elle a l’impression d’avoir gagné sa journée.
« J’ai testé un nouvel algorithme de filtrage. On a poussé au maximum les paramètres de détection des satellites et j’ai utilisé la totalité de mes crédits de temps machine pour le faire tourner. (Je ne juge pas utile de mentionner que Max m’avait aussi cédé la plus grosse partie des siens après une discussion qui avait duré une partie de la nuit – nous n’avions même pas eu la force de nous faire un câlin après.) La grappe de supercalculateurs mouline à fond depuis deux jours pour éliminer le bruit de l’ensemble des signaux. C’est bien seize grammes, ça ne pèse quasiment rien, c’est immense et je ne sais pas ce que c’est. Mais c’est bien là, et je crois…
— Vous croyez ?
— Je crois, enfin je suis presque sûre, que c’est vivant. »
Chatila ne me demande pas de sortir. Elle ne prend pas l’air préoccupé de la directrice de recherche dont un des membres de l’équipe vient de péter les plombs en beauté. Elle n’évoque même pas ma grossesse, dont nous avons tacitement décidé de ne pas tenir compte pour la poursuite de mes travaux. Au lieu de cela, elle se laisse aller en arrière dans son fauteuil, saisit la pomme entamée juchée sur le moniteur et mord dedans avec énergie. Cela produit un crac ! sonore qui me donne l’impression que c’est moi qu’on vient de fendre en deux.
Elle mastique avec satisfaction, déglutit, repose la pomme. Puis elle me dévisage avec sérieux, en s’époussetant machinalement les cheveux.
« Vivant, répète-t-elle avec lenteur. Peut-être même conscient. Et, vu la taille que vous lui prêtez, Dieu est un terme acceptable, en première approximation. Je n’aurais jamais cru que je dirais ça un jour : Dieu, en première approximation. C’est quoi, le développement de Taylor de la fonction d’existence de Dieu ? Non, ne répondez pas. Qu’est-ce que vous ne m’avez pas dit qui donne un sens à tout ce fatras ?
— Il y a les interactions multi échelles dans le plasma, bredouillé-je. Et les tenseurs énergétiques qui sont complètement… (Elle lève la main pour m’interrompre.) Il faudra que vous jetiez vous-même un coup d’œil aux données, si vous ne me croyez pas. Et…
— Et ?
— Il est en train de s’en aller. »
Quand je ressors dans la lumière de l’après-midi, je cligne des yeux comme si j’émergeais d’une caverne. Je me sens moite, un brin nauséeuse ; je vais avoir besoin de changer de sous-vêtements. Je prends le temps d’acheter une crème antivergetures à la pharmacie du campus avant de rejoindre la cafétéria où Max m’attend. Je l’ai laissé devant un expresso, sa tablette branchée sur le réseau de radiotélescopes en orbite lunaire. S’il a pris le temps de finir son café, c’est qu’il s’est fait du souci pour moi.
Je me recoiffe machinalement avant de le rejoindre et je le bipe pour le prévenir de mon arrivée. Max a tendance à s’immerger profond dans le flux de données brutes. Il a horreur qu’on le débranche, même quand c’est moi. Alors, j’ai codé un avatar qui clignote dans un coin de l’écran quand j’ai besoin qu’il revienne dans le monde réel. C’est un papillon, un monarque bleu, qui bat des ailes de plus en plus vite.
Je fais un crochet par les toilettes et je le rejoins au moment où il range ses écouteurs dans la poche de sa chemise. Je lève les deux pouces en l’air.
« Elle ne t’a pas virée, commente-t-il sobrement.
— J’ai le droit de continuer à explorer cette piste en plus de mes autres travaux. Et je dois lui faire un point dans quatre jours. Venant de sa part, c’est presque comme si elle me décernait une médaille.
— Ce truc sera encore là dans quatre jours ?
— C’est justement le problème… (Je m’assois en face de lui et contemple la tasse de café intacte.) Tu t’es connecté là-haut pendant combien de temps ?
— J’émerge à peine. J’ai engrangé de la routine. Pourquoi ?
— Je peux boire une gorgée de ton expresso ?
— C’est le tien… J’ai fini le mien et j’en ai commandé un autre pour toi quand tu m’as poké. Faudrait changer ce papillon, mettre une image plus sexy.
— Genre une des virtuagirls strip-teaseuses bourrées de virus qui traînent sur le réseau ?
— Genre toi, avec le minimum de fringues. Je sais où trouver une caméra 3D. Tu me dois toujours un fantasme en échange de mes crédits de calcul.
— Rien ne vaut la réalité, souris-je. En plus, on a intérêt à en profiter rapidement, la fenêtre de tir va se refermer bientôt.
— Tu rigoles ? J’ai regardé sur Internet, on recommande de faire l’amour jusqu’au huitième mois de la grossesse.
— Ce n’est pas moi que tu dois convaincre, mon chéri, mais Chatila. (Je trempe prudemment mes lèvres dans la tasse et bois une gorgée tiède, juste comme je l’aime. Mes nausées s’atténuent un peu.) Je dois estimer d’ici vendredi la vitesse de progression de notre nuage avec une précision suffisante pour en parler au séminaire d’équipe. Ça veut dire que je vais devoir rassembler une masse phénoménale de données sur notre fantôme non mesurable. »
Il me décoche un sourire qui me fait fondre.
« Je viens de lancer un programme de collecte en t’attendant. Je me doutais bien que ce serait la première question qu’elle te poserait. C’est non trivial, comme problème, d’ailleurs. Ce truc est si évanescent qu’il ressemble à un microtreillis de singularités dont les masses seraient nulles. Ça m’a donné une idée ou deux, et j’ai codé de quoi les mettre à l’épreuve. Résultat dans quatre heures. Ça te laisse largement le temps de me prouver ta reconnaissance ! »
Plus tard, allongée sur le futon de notre minuscule appartement d’étudiant, je savoure les instants liquides qui suivent les moments de câlins avec Max. Des glouglous de cafetière filtrent de la cuisine. Je glisse un second oreiller sous ma nuque pour me redresser un peu et essuie le filet de sueur qui s’est formé entre mes seins. Je ne suis pas croyante, le sexe est ce qui se rapproche le plus d’une révélation divine, pour moi.
Max se glisse sous la couette en me tendant un mug odorant.
« Il est en train de bouger, lui souris-je en avalant une gorgée brûlante.
— Tu parles du bébé ?
— Bien sûr. (Je hausse les épaules.) Je vais être une mère obsessionnelle, et je retarderai l’expulsion jusqu’au dernier moment.
— Ça me va. Tu veux jeter un coup d’œil aux simulations ?
— Il ressemble à quoi ?
— À un nuage de micropoints, crétine. Tu espérais quoi ? Le barbu de Michel-Ange ?
— Pas de symétries remarquables ?
— Non… (Il se mordille la lèvre.) Enfin, je ne crois pas. Faudrait en parler à un cristallographe. Voir s’il se déforme en bougeant. On n’aura pas assez de puissance pour tout calculer, tu sais, on prend juste des photos.
— On est les paparazzis de Dieu. Je peux ravoir du café ?
— Seize grammes, bordel. Je me demande encore comment on a fait pour le repérer.
— Ce n’est pas “comment”, la vraie question. C’est “pourquoi”. Tu sais ce que m’a demandé Chatila, juste avant que je sorte de son bureau ? “C’est parce que vous aviez décidé qu’il était là que vous l’avez trouvé ?” »
Je ne dors pas beaucoup jusqu’au séminaire du samedi matin. Chatila a laissé entendre aux autres membres de notre groupe de recherche que j’ai peut-être trouvé quelque chose qui mérite d’être démoli en séance. Tout le monde a prévu d’être là. Ça veut dire une douzaine de collègues prêts à me lapider en toute amitié, avec des arguments imparables. Notre hypothèse de Dieu est encore fragile, elle est aussi loin d’être viable que le fœtus que j’abrite. Et, comme lui, elle commence à donner des coups de pied aux pires moments.
Max m’a aidée à préparer ma présentation. J’ai deux films et diverses théories avortées – toutes nos idées brillantes ont fini par nous claquer entre les doigts, mais je tiens peut-être le début d’une piste. Une hypothèse de cinglé, née à quatre heures du matin d’un mélange de frustration sexuelle et d’une terrible envie de faire pipi. On a codé ça dans la nuit de vendredi et ça tient la route. Pour l’instant.
J’appréhende le tir de barrage des questions. Pour nous, scientifiques, les pierres et les bâtons font moins mal que les mots.
Je monte sur l’estrade en serrant les fesses. Max n’est pas là, il ne fait pas vraiment partie du groupe. Ce n’est pas un théoricien, c’est un observateur. Nous formons un couple un brin scandaleux d’après les critères sociaux de l’université, l’association contre-nature des simulations et des observations. Sa présence me manque. À la différence des autres, j’aime bien les faits, même quand ils sont contrariants. C’est sans doute ce qui nous a rapprochées, Chatila et moi. Je sens son regard braqué sur moi (elle se met toujours au premier rang, jambes étendues, un sac de pommes sur les genoux). Je prends une grande inspiration avant de cliquer sur ma souris et de lancer le diaporama.
J’ai colorisé le nuage divin en utilisant des échelles de densité, puis en fonction des relations potentielles entre des particules si éloignées que l’idée même de mesurer leurs interactions est ridicule. Il a fallu ruser, bâtir un fantôme de château avec une poignée de grains de sable. Mais le résultat est assez convaincant, visuellement parlant. On dirait une grosse amibe englobant le soleil et les planètes intérieures, avec des zones plus sombres autour de la Terre. Il s’étire dans le plan de l’écliptique et se dirige lentement vers les planètes extérieures. D’après nos extrapolations, il frôlera Neptune dans quelques semaines.
« Donc, annoncé-je, ça ne pèse rien, c’est tellement peu dense qu’on pourrait le croire inexistant et ça se déplace de sa propre volonté. Comme un condensat de Bose-Einstein qui aurait décidé de voir le monde. »
Je m’interromps pour affronter leurs regards effarés – on pourrait entendre tomber une épingle tellement le silence est pesant. Même Chatila a cessé de mastiquer. Je me sens devenir moite. Ce truc est peut-être une forme aiguë des symptômes associés à la grossesse, quelque chose que Max aurait attrapé aussi, par contagion.
« À part nous, qui d’autre l’a détecté ? »
Ça, c’est Danvir, arrivé du Rajasthan deux ans plus tôt, dans le cadre d’un échange avec l’université de Jaipur. Personne ne le voit jamais travailler, mais il publie néanmoins beaucoup. Il a une façon presque sexuelle de coller son nom dans les articles des autres, en s’introduisant par la moindre ouverture. Max l’a surnommé Kamasoutra.
« J’ai surveillé les bases de données des articles en prépublication, déclare Chatila en détachant soigneusement chaque mot. Nous sommes seuls sur ce sujet. Plus exactement, Eilen est la seule et elle le restera jusqu’à nouvel ordre. Si quelqu’un d’autre s’amuse à publier là-dessus sans mon accord, je lui garantis une mort universitaire rapide et douloureuse. »
Elle arrache un énorme morceau de pomme d’un air féroce et le mastique bruyamment. Je baisse la tête pour cacher mon sourire, puis relance l’animation.
« Nous n’avons pas beaucoup de données antérieures exploitables, expliqué-je. Tout ce qui provient des radiotélescopes orbitaux n’est conservé que depuis dix ans, sous forme compressée. J’ai vérifié, le nuage était déjà là lorsqu’on a effectué les premières observations. (Je lève la main pour interrompre le brouhaha.) Il ne bougeait pas, à ce moment-là. Je pense qu’il est ici depuis bien plus longtemps qu’on ne peut l’imaginer.
— C’est toi qui lui as fait peur ? » lance une voix dans le fond.
Je hausse les épaules, sans pouvoir m’empêcher de sourire. Max m’a dit exactement la même chose la veille. Il s’en va parce qu’on l’a repéré. Plus j’y pense, plus je trouve ça idiot.
Je clique pour relancer ma présentation. Les dernières planches sont consacrées aux hypothèses que j’ai esquissées. J’en démolis moi-même la plupart.
« Le problème, dis-je en zébrant le nuage de mon pointeur laser, c’est qu’il est trop léger. Vu sa taille, il devrait peser des tonnes, même avec une densité aussi faible. Or, ce n’est pas le cas. On a refait dix fois les mesures, y compris avec les instruments lunaires. Seize grammes, c’est impossible. L’existence de ce truc est déjà une impossibilité majeure. Là, on passe carrément à la vitesse supérieure ! À moins que… »
Je m’interromps pour soigner mon effet, mais un grognement de Chatila me fait reprendre en hâte le fil de l’exposé.
« J’ai refait mes calculs avec Max. Puis j’ai réfléchi à ce que je voyais et à ce que je ne voyais pas, à ce qui est mesurable et à ce qui nous échappe. En admettant qu’une particule isolée n’ait qu’une durée de vie très éphémère, ses caractéristiques massiques et électromagnétiques deviennent fonction d’une probabilité d’existence qui peut être nettement inférieure à un. Donc, le poids total théorique du nuage peut être très élevé, mais ses composants n’existent pas simultanément. C’est de la matière évanescente, pas tout à fait là, un treillis de potentialités, peut-être de l’information à l’état pur. Un archipel de la mer subquantique. À chaque instant, seuls quelques grammes sont présents dans notre réalité. Le reste est dans les limbes, en attente d’existence. »
Cela déclenche une explosion de questions, comme si j’avais rassemblé par inadvertance trop de matière fissile au même endroit. Le séminaire réunit des cosmologistes et des physiciens des particules, des spécialistes des hautes énergies et des théoriciens des supercordes. Autant de visions de l’univers que de participants, avec néanmoins un point commun : ce que j’ai découvert ne s’insère dans aucun de leurs modèles.
Et chacun d’eux est persuadé d’avoir raison.
« La densité doit varier localement, dans ce cas », lance une voix haut perchée.
Je frémis intérieurement. Alicia est sur le sentier de la guerre. Les choses sérieuses commencent.
« Le nuage se déplace comme une goutte de liquide visqueux, en accélérant dans l’axe de son plus grand diamètre. Il n’y a pas de variations détectables de la densité, sauf peut-être autour de nous, sur Terre, parce que là on ne peut rien mesurer.
— Pourquoi ?
— Il y a cette planète, là (je frappe le sol du pied), qui empêche toute observation fine. »
Deux ou trois rires bienvenus jaillissent. Alicia a essayé de me piquer mon mec il y a un an, juste pour s’amuser. Je la déteste. Max ne s’est aperçu de rien, à ce qu’il dit, et je le crois à moitié. Il a dû se rendre compte de quelque chose et le classer dans la rubrique « pas le temps pour l’instant », comme quand il se trouve face à un évier plein de vaisselle sale. En même temps, sa zone d’observation favorite se situe au-delà des trois millions de kilomètres. Alicia était peut-être trop près pour qu’il la remarque.
« J’aimerais pouvoir te répondre, Alicia. Vraiment. On ne sait quasiment rien sur ce nuage et on n’aura pas beaucoup de temps pour en apprendre davantage, vu la façon dont il accélère. Je préfère ne pas formuler d’hypothèse à ce stade. »
Ce que je viens de dire est un mensonge. J’ai le sentiment, impossible à justifier, que la densité du nuage est plus forte autour de nous. J’ai appris à me méfier de mes intuitions, à les soumettre impitoyablement à l’épreuve des faits, en les martelant comme une épée pour en affiner le fil. Mais celle-là refuse de disparaître. Le nuage est apparu pour nous, je suis prête à le jurer. Cela rend son départ encore plus intrigant.
Un des cosmologistes lève le doigt.
« Aucune émission de quelque nature que ce soit ? (Je secoue la tête.) Rien dans le spectre de la bande d’hydrogène ? Aucune tentative pour… (Il déglutit.) entrer en contact avec nous ? »
Je n’essaie même pas de répondre. La question se recroqueville et meurt à mes pieds.
« Hé, je pense à quelque chose, lance l’un des jeunes thésards. Vos techniques de filtrage du bruit cosmique, on peut les utiliser pour d’autres sortes de mesures ? Je cherche à qualifier la composition des éjectats solaires. Ça m’aiderait pour le papier que je prépare !
— Rien ne s’y oppose, a priori, dis-je lentement. (Je prends une grande inspiration.) Je n’aurai pas vraiment le temps de t’aider, mais Max pourra peut-être te laisser utiliser ses algorithmes d’extraction si tu as du temps-machine disponible à lui refiler. Tu veux que je le lui demande ? »
Chatila brandit au-dessus de sa tête une main armée d’un trognon de pomme et l’agite comme un sémaphore. Les discussions d’arrière-plan se taisent aussitôt.
« On ne se disperse pas, les enfants ! Merci pour cette présentation, Eilen, même si elle n’a convaincu personne, et surtout pas moi. Dans tout ce fatras, il y a au moins de quoi faire un bon article sur vos méthodes de traitement du signal et de filtrage des bruits de mesure. Je veux un premier jet dans quinze jours. Les autres, vous avez le droit d’affûter vos arguments pour le prochain séminaire sur ce sujet, mais ça reste interne à l’équipe pour l’instant. Inutile de se ridiculiser. J’ai été claire ?
» Eilen, dans mon bureau dès que vous aurez fini de ranger ! »
Pendant que les chaises raclent le sol et que les gens quittent la salle sans me regarder, je débranche le rétroprojecteur et range ma tablette. Alicia part la dernière, non sans m’avoir lancé un sourire en coin que je feins de ne pas remarquer. Même si je sais que Chatila s’énerve du moindre retard, je prends le temps d’aller aux toilettes et de me passer du déodorant. Dans des moments comme celui-là, même ma propre odeur m’incommode.
Chatila m’accueille d’un « fermez la porte ! » brutal. Elle repose la sortie papier qu’elle était en train d’examiner et me contemple fixement, lèvres pincées. Son bureau est recouvert de tracés couleur du nuage, à diverses échelles.
« Ne faites pas cette tête-là, je ne vais pas vous manger, grogne-t-elle. Ni vous virer, même si certains l’imaginent. Je vais me contenter de vous engueuler officiellement à la fin de cette conversation, pendant que vous maintiendrez la porte entrebâillée, pour que tout le couloir en profite. Je serai particulièrement odieuse, ça va me défouler et ça entretiendra mon aura de salope sans cœur. (Elle hausse les épaules.) Les auréoles ont besoin qu’on les frotte de temps en temps pour les faire briller. »
Je dois avoir l’air totalement ahurie. Chatila me désigne la seule chaise libre d’un index péremptoire et se penche vers moi, les coudes sur le bureau, la figure mangée par ses cheveux gris. Je fais de mon mieux pour ne pas reculer.
« Vous ne comptiez pas vous en tirer comme ça, Eilen ? (Elle fronce les sourcils et s’abîme un instant dans ses réflexions.) Ce que vous avez trouvé est peut-être le truc le plus explosif que j’aie vu passer en trente ans de carrière et vous le balancez sur un plateau à cette bande d’imbéciles prêts à tout pour se faire un nom. Vous n’êtes pas stupide, vous êtes naïve. La stupidité, j’ai appris à faire avec. La naïveté, c’est une faute professionnelle.
— C’est vous qui m’avez demandé… bredouillé-je.
— D’évoquer le sujet. De chercher des pistes. De tester prudemment des théories plus ou moins farfelues avec vos collègues. Pas de balancer vos résultats complets à la face du monde, avec vos hypothèses les plus intéressantes en prime. Si j’avais manifesté le plus petit début d’intérêt pour votre découverte, vous vous seriez retrouvée avec une demi-douzaine de poignards plantés dans le dos. Vous n’êtes pas prête pour ça. Pas encore. »
Elle rassemble les représentations du nuage en une pile bien nette et me les tend.
« Reprenez vos tracés. Officiellement, je considère qu’il s’agit d’un effet secondaire indésirable de vos poussées hormonales et je le clamerai à la face du monde dans cinq minutes, quand vous sortirez. Officieusement, je vous ordonne de continuer à creuser le sujet, mais je vous défends de m’en parler autrement qu’en privé.
» Et maintenant, la question la plus importante : Eilen, avez-vous essayé de communiquer avec ce truc ? »
Le bébé choisit ce moment pour se rappeler à mon bon souvenir. La douleur rayonne de mon ventre jusqu’à mes reins.
« Bien, murmure Chatila quand je réussis à secouer négativement la tête. Vous ne pensiez pas que c’était possible ? »
Un nouveau spasme achève de me tordre sur ma chaise ; je manque d’éclater en sanglots. Chatila attend patiemment que la crise s’apaise, avant de poursuivre :
« En théorie, si vous captez, vous pouvez émettre – il suffit souvent d’inverser les champs. Mais je doute que ça marche dans ce cas précis, compte tenu de la nature de ce que vous avez détecté. Vous êtes sûre de vos extrapolations sur l’accélération de votre nuage ? »
Elle me tend un mouchoir en papier puisé dans la boîte accrochée près du tableau. Une fine poussière de craie tourbillonne dans la lumière diffractée par les persiennes.
« Je ne suis sûre de rien, dis-je en reniflant. Mais je crois qu’il sera parti avant qu’on ait pu tenter quoi que ce soit.
— Vous le regrettez ? »
Elle se penche encore plus près de moi et martèle :
« Parce que si vous avez le moindre regret, c’est le moment de le dire, Eilen. Là, on s’approche vraiment de la limite à ne pas franchir. J’accepte de croire que vous avez trouvé ce truc sans le chercher. Je prends votre hypothèse de Dieu pour ce qu’elle est – je ne suis pas totalement dénuée d’humour, même pendant les heures de boulot. Mais ne tentez pas de communiquer avec lui, quoi qu’il puisse être. N’y songez même pas. Oubliez même que nous avons évoqué le sujet. Et, surtout, évitez d’en parler à Max. »
Quelque chose dans son ton me fait grincer des dents. Elle doit s’en apercevoir, car elle se recule et écarte d’un geste brusque la mèche grise de son front. Ses yeux clairs vrillent les miens.
« Bon Dieu, regardez-vous, me lance-t-elle. J’étais dix fois plus dure que vous, à votre âge, et ça a failli ne pas suffire. Si je ne vous avais pas protégée lors du séminaire, ils vous auraient écorchée vive. Fichez-moi le camp, mais restez sur le pas de la porte suffisamment longtemps pour que je puisse vous balancer quelques épithètes bien choisies. Et, Eilen… »
Je me relève, la gorge serrée.
« Vous croyez que votre nuage est capable de percevoir quelque chose d’aussi minuscule que vous en train de s’agiter à l’intérieur de son immensité ? »
Je replie instinctivement les mains sur mon ventre gonflé ; Chatila soupire :
« Oubliez cette question, d’accord ? Et sortez de mon bureau. »
Dix minutes plus tard, je quitte le bâtiment pour affronter le soleil du début d’après-midi, sur la pelouse du campus. Le ciel d’un bleu métallique nous enferme dans l’illusion efficace d’un monde clos, replié sur lui-même, tandis que le nuage que j’ai détecté s’arrache à notre présence et nous abandonne. Je ne peux m’empêcher de frissonner. J’ai envie d’une salade de fruits frais, avec de la chantilly et du chocolat.
Je mets le tout sur le compte de ma grossesse et me hâte de rejoindre la cafétéria.
« Cette bonne femme raconte n’importe quoi », murmure Max sans lever les yeux de sa tablette.
Le monarque bleu s’agite toujours dans le coin de la fenêtre active. Le battement saccadé de ses ailes ressemble à un clin d’œil. Dans la salle à manger, les employés sont en train de débarrasser les tables. J’ai pu obtenir de la chantilly et du sirop de chocolat, mais pas de fruits. Le mélange, trop sucré, colle à la cuillère. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi nécessaire.
J’ai décrit à Max le déroulement du séminaire et la scène qui a suivi. Chatila n’a pas mâché ses mots quand j’ai quitté son bureau. Le couloir du labo était désert, pourtant je suis persuadée qu’il y avait des gens à l’écoute derrière chaque porte. J’ai joué mon rôle en silence, mes graphiques inutiles serrés contre ma poitrine. Le battant s’est refermé dans mon dos avec un claquement sec, définitif. Un coup de grâce.
Ce qui m’a fait le plus peur, c’est l’éclat fiévreux dans l’œil de Chatila. Parce qu’il n’était sans doute qu’un reflet du mien.
« On ne peut pas communiquer avec le nuage, poursuit Max sans quitter des yeux son écran. Pas en utilisant le réseau de détection en orbite lunaire. Il n’émet pas. J’ai essayé de le hacker, juste pour voir.
— Tu avais promis d’arrêter.
— Exact. Je me sers d’un compte fantôme, donc, techniquement, ce n’est pas moi. (Il s’étire, l’air satisfait.) T’inquiète pas, j’ai juste joué avec cinq minutes, sans rien casser. Il n’y a même pas de système de sécurité, juste des routines de maintenance bas niveau pour éviter que les capteurs se désalignent. En fait… »
Dans le reflet de son visage sur l’écran, je vois ses yeux se plisser, comme s’il venait de mordre dans un citron. Sa bouche se tord, il souffle bruyamment à plusieurs reprises. Je connais ces symptômes. Eh merde…
« En fait, on peut, dis-je à sa place. Et tu viens de trouver comment. Tu es un génie et Chatila va nous lapider à coups de pommes quand elle l’apprendra.
— Les routines d’alignement des capteurs, murmure-t-il sans m’écouter. Elles sont obligées de communiquer entre elles lors des phases de calibration, donc elles émettent. Faudra trouver sur quelle longueur d’onde, mais c’est un détail.
— Je crois que je vais vomir », l’interromps-je.
Et je joins le geste à la parole.
Tacitement, Max et moi avons décidé de laisser le sujet en suspens pour le moment. Il m’a ramenée à la maison après avoir nettoyé lui-même la flaque maronnasse à grands coups de serpillière. C’est un truc à se faire interdire de cafétéria, mais les employés ont été sympas, compte tenu de mon état. Je me suis longuement rincé la bouche à la fontaine d’eau glacée, sans parvenir à chasser tout à fait le goût écœurant du chocolat.
Je me suis mise à sangloter durant le trajet. Le monde qui m’entoure est en train d’acquérir une nouvelle dimension et cela me terrifie. Ma gynécologue m’a pourtant prévenue : même si les grossesses sont des accidents cosmiques, la Terre ne s’arrête pas de tourner pour autant. J’ai néanmoins le sentiment que, cette fois, les choses vont être différentes.
Heureusement, Max fait ce qu’il faut pour que je m’endorme.
Le samedi est le jour des catalogues. Je mets de côté tous ceux que je reçois pendant la semaine – depuis que je suis enceinte, les organismes publicitaires s’en donnent à cœur joie – et je les feuillette en prenant mon petit déjeuner. Tout ce dont bébé va avoir besoin est disponible en quinze variétés et au moins autant de couleurs. J’ai déjà commencé à meubler sa chambre et à remplir ses placards, mais nous devons suggérer des idées de cadeaux à tous les membres de nos familles.
Max tripote sa tablette à la recherche d’informations délirantes pour occuper le week-end. D’après lui, le monde est devenu si compliqué que la logique et le bon sens ont besoin d’un jour de repos hebdomadaire, comme les humains. Donc, de temps en temps, il repère des nouvelles qui échappent à toute classification et il me les lit à haute voix, avec son sourire en coin qui me donne envie de l’embrasser à chaque fois.
« Regarde, on peut te greffer sous la peau une microcaméra pour des échographies de contact, connectable à toutes les tablettes du commerce. Pour présenter le nouvel héritier à toute la famille via Skype. Tu peux même rajouter des micros autour du nombril afin que le futur bébé profite de la conversation en quadriphonie.
— Ta mère adorerait ça. Tu peux me passer une serviette ? »
Je balaye d’un revers de main les miettes éparpillées sur les catalogues tandis que Max saute d’un lien à l’autre avec la dextérité d’un acrobate. La cuisine sent l’ail et le pain grillé. Je me suis tartiné le ventre de crème antivergetures qui rajoute des relents d’huile d’argan à l’ensemble.
« N’empêche, reprend-il en se versant du thé, si tes algorithmes d’élimination du bruit astrophysique avaient leur équivalent en biologie, on obtiendrait une échographie 3D fine du fœtus qui déchiffrerait jusqu’aux expressions faciales. On verrait le moment exact où il commencerait à nous ressembler.
— Tu as encore regardé Alien ? »
On se met à rire tous les deux, comme à chaque fois. Nos conversations du petit déjeuner sont des écheveaux d’idées mal démêlées, et nous adorons tous les deux tirer sur les mêmes fils.
« J’ai relancé la simulation, hier soir, dit-il en me regardant droit dans les yeux. Je n’avais pas sommeil. (Il fait mine de rougir.) J’ai un peu triché avec les priorités pour avoir accès à suffisamment de temps-machine. Et j’ai un truc à t’annoncer. »
Il pose sa tablette contre la bouteille de vinaigre et l’oriente vers moi, avant de rapprocher sa chaise de la mienne. Derrière son épaule, je distingue le futon à moitié défait, la couette en boule, et je fais une croix sur ma grasse matinée. Le nuage a priorité.
« Si tu pouvais lui parler avant qu’il s’en aille, tu lui dirais quoi ? »
Je réfléchis, les sourcils froncés, pendant que la fenêtre de simulation ronronne. Max a mobilisé toutes les ressources libres de la ferme de processeurs de la fac et les images du nuage en train de s’enfuir s’affichent quasiment en temps réel. Il a accéléré. La Terre est encore à l’intérieur de son immensité, mais plus pour très longtemps.
« Juste “Au revoir”, dis-je.
— Même pas “Bonne chance” ?
— Pour que ça signifie quelque chose, il faudrait qu’il ait ses propres dieux. »
Max hoche la tête.
« Pas de regret, donc, tu es sûre ? (Je frémis intérieurement en pensant à Chatila.) Parce qu’on ne peut pas vraiment communiquer avec lui. Les routines de calibration des capteurs se contentent d’échanger des paquets de bits aux contenus prédéfinis. Il n’y a que la puissance du signal qui est modulable. »
Nous nous regardons et l’idée nous vient au même moment. Il est peut-être un peu plus rapide que moi, mais je préfère croire que nous avons réagi ensemble. Lors d’un orgasme partagé, personne ne prend de photos pour le finish.
« On peut juste crier… commence-t-il
— …en espérant qu’il nous entende », complété-je.
Je passe l’après-midi du samedi dans les bras de mon observateur favori, à jouer avec les concepts théologiques les plus tordus que ce truc nous inspire. Comme toujours, c’est Max qui commence :
« Ce sont des spermatozoïdes divins qu’Il a lâché dans la galaxie jusqu’à ce qu’il trouve un ovule de la bonne taille. Notre Terre.
— Il est en train de s’en aller, bâillé-je.
— Bon, il se retire, OK. Ça ne veut pas dire que la fécondation n’a pas eu lieu. D’ailleurs, il nous a fait à son image : creux à l’intérieur, à peine capables d’être détectés, et contraints d’aller de l’avant sans savoir pourquoi.
— Au début, on était des amibes, dis-je en me déplaçant un peu sur le futon.
Le bébé m’appuie sur la vessie. Les battements rapides d’un deuxième cœur se superposent aux miens.
— Parle pour toi. Mes ancêtres étaient des chimpanzés tout à fait honorables.
— Tu crois qu’il rentre chez lui ?
— Quand tu mesures sept cents millions de kilomètres de long, tu es chez toi partout. »
On rit, doucement.
« Est-ce que tu veux mettre Chatila au courant de notre projet ? »
Je me suis déjà posé la question, mais ce que nous allons faire n’a aucune importance à l’échelle du monde. C’est juste une idée à nous, une décision qui nous appartient de plein droit. Faire un dernier coucou au nuage. Je suis celle qui l’a vu le premier, après tout.
Je secoue la tête et je m’étire, avant de replier les jambes et de sortir maladroitement du futon. Nue, je prends la direction de la cuisine, consciente du regard de Max sur mes fesses et sur mes hanches.
« Je te propose un pique-nique demain soir, sur la colline d’en face. En principe, le ciel sera dégagé, on pourra lui dire adieu.
— Un peu avant minuit, répond-il en pianotant sur sa tablette. Ou juste après. (Le staccato de ses ongles sur l’écran souple sonne comme une averse.) Je me demande si les constellations cesseront d’avoir un sens quand il ne sera plus là. »
Le dimanche soir, nous décidons de nous y mettre sérieusement. Il nous reste une grosse journée avant que le nuage ne quitte définitivement l’orbite terrestre, à condition que son accélération reste constante. L’instant exact de son départ demeure flou. Il ne possède pas de frontière précise. C’est nous qui traçons les contours de Dieu… Est-il assez dense pour être conscient, d’ailleurs ?
D’un commun accord, Max se charge de la programmation – d’après lui, ce n’est pas un véritable défi, juste un script de maintenance à bricoler. On ne veut rien casser, le réseau de capteurs circumlunaire est un outil précieux dont tout le monde se sert. De mon côté, j’ai rassemblé toutes mes données et mes hypothèses sur le nuage en un gros paquet compressé que j’ai dupliqué et sauvegardé sur notre réseau de recherche. Après son départ, il sera incroyablement difficile de continuer à l’observer. Je me suis demandé si cela aurait encore un sens.
Je mets en place un verrou temporel sur ma sauvegarde. Dans quarante-huit heures, tout ce que j’ai copié sera rendu public. Je respire un bon coup, puis lance l’ordre d’activation avant de m’enrouler dans la couette qui garde encore la chaleur de nos corps.
Quand je me réveille en pleine nuit, la vessie désagréablement écrasée, les chiffres lumineux de l’horloge à projection glissent sur le plafond blanc comme s’ils s’enfuyaient. Je reste à les contempler un long moment avant de me rendormir.
Le lundi matin, j’envoie un message laconique à Chatila pour dire que je ne viendrai pas au labo. Je prétexte des nausées ; ce n’est pas totalement faux. Je travaille une paire d’heures sur l’article décrivant mes algorithmes de filtrage de données d’observation. Pour trouver Dieu, on a littéralement fouillé dans les poubelles, traqué les résidus des résidus à la recherche d’informations signifiantes.
Et on a eu la chance qu’il s’en aille juste à ce moment-là.
Max dort toujours, enroulé dans la couette. Sa tablette ronronne sans lui ; il a dû se lever à l’aube pour relancer ses tests avant de se recoucher. De temps en temps, une fenêtre s’ouvre pour montrer brièvement le noir de l’espace ou un morceau de la face cachée de la lune, baigné de lumière cendrée. J’ai l’impression de contempler l’intérieur de sa tête pendant qu’il rêve.
Dans le coin inférieur droit de l’écran, le papillon a rejoint son cocon.
Je prends la voiture pour rejoindre le Mall et je traîne au milieu des boutiques, dans une salopette toute neuve que mon ventre ne remplit pas encore tout à fait. Rien de ce que j’essaye ne me va. J’ai repéré la cabine de prise de vue 3D en arrivant et je me résigne à mettre à jour le profil tridimensionnel de ma carte de consommatrice. Mes seins ont à peine grossi, ce qui est frustrant. Mes hanches, par contre, prennent une courbure singulière. Pendant que le treillis de lumière laser glisse sur ma peau nue pour me mesurer, je pense au nuage qui nous enveloppe encore pour quelques heures et je me demande si une parcelle de lui se mêle à ma chair en ce moment même ; si je suis spéciale, choisie. Si mon bébé a senti sa caresse immatérielle.
Mon profil s’affiche sur l’écran-miroir. Les principales déformations par rapport à mon image précédente sont soulignées de rouge. Il est temps que je commande de nouveaux dessous.
Ça m’occupe toute l’heure suivante.
Avant de rentrer, j’achète une glacière portative que je remplis de sorbets aux parfums variés : tous les fruits qu’on adore et un certain nombre qu’on ne connaît pas. Max m’a bipé, sans laisser de message. Il est réveillé, tout va bien ; j’ai de quoi lui faire lever les yeux de sa tablette, il me tarde d’essayer mes achats.
Puis Chatila m’appelle. Deux fois de suite. En s’énervant chaque fois sur le répondeur.
« Est-ce que vous savez ce que vous faites ? (Sa voix est si dure qu’elle martèle mes tempes.) Rappelez-moi, Eilen ! Au nom de tout ce en quoi vous croyez, réfléchissez ! »
Je balance la glacière sur le siège arrière de la voiture, à côté de mes sous-vêtements neufs, et je rentre en roulant sur la voie réservée aux véhicules lents. Le ciel est strié de lignes blanches laissées par les avions de l’après-midi. Je pianote nerveusement sur mon volant. Max n’a pas été assez prudent en programmant le réseau de capteurs ; on est dans une merde noire, lui et moi.
« Personne n’a pu détecter quoi que ce soit, s’indigne-t-il quand je lui fais écouter le message du répondeur. Le nouveau script est déjà chargé dans les mémoires du système et j’ai effacé toutes mes traces depuis longtemps. À mon avis, elle bluffe.
— Pas son genre.
— Ce n’est pas le mien non plus de me faire prendre quand je pirate. (Il a une grimace outragée et me tend son téléphone.) Que dirais-tu de l’appeler ? »
Chatila décroche à la seconde sonnerie, la bouche pleine de pomme. J’entends quelqu’un ramasser des papiers et sortir du bureau, pendant qu’elle me fait patienter avec une ou deux phrases creuses entrecoupées de bruits de déglutition. Puis la porte se referme avec un déclic.
« J’ai examiné avec soin le contenu de votre fichier de sauvegarde, me lance-t-elle. Et je l’ai détruit. (Elle se racle la gorge.) Je vous rappelle que l’espace de stockage du réseau de recherche est sous ma responsabilité. Avant que je vous laisse ruiner votre meilleure chance de faire carrière dans mon équipe, nous allons avoir une petite conversation. Du genre à sens unique : je parlerai, vous m’écouterez. Je vous autoriserai juste un ou deux “oui, chef” à des moments convenablement choisis. »
Max, qui a branché ses écouteurs en même temps que les miens, lève les poings vers le ciel en signe de victoire.
« C’est pour ça que vous m’avez appelée ? demandé-je stupidement.
— Vous pensiez que je me souciais de vos nausées ? Franchement, ma petite, je commence à vraiment m’inquiéter pour vous. Je suppose que Max est à côté de vous ? (Nous échangeons un regard effaré.) Transmettez-lui l’ordre de vous inviter au restaurant, ce soir. Vous avez besoin qu’on vous empêche de réfléchir jusqu’à demain matin. Huit heures trente dans mon bureau ! »
Elle raccroche abruptement, sans me laisser le temps de répliquer. Je tends le téléphone à Max et me glisse dans ses bras. Il me serre très fort contre lui.
« Tu sais, mon chéri, murmuré-je à son oreille, ce truc a raison de s’en aller. Je crois qu’on n’aurait pas su quoi faire de lui.
— On continue, tu es sûre ?
— Oui. (Le bébé en profite pour manifester sa présence ; je suis prise d’un tremblement nerveux que Max calme d’une pression savante le long de mon dos.) Tu en as autant envie que moi. »
Quand nous garons la voiture sur le parking en haut de la colline, il est dix heures du soir. Nous sommes seuls, isolés du monde par les grondements de l’autoroute en contrebas. Les conteneurs qui servent de poubelles aux pique-niqueurs du week-end luisent d’un éclat métallique. Je contemple les lumières de la ville à nos pieds, le nuage serré des étoiles humaines qui scintillent de tous leurs feux. Nous avons peuplé la nuit de nos pensées, lumineuses et rectilignes. Les messages entrecroisés qu’elles me lancent sont tous semblables.
Regardez-moi. J’existe.
Je sors du coffre une couverture pour nous protéger des aiguilles de pin et nous partons vers notre clairière préférée, en nous tenant la main. Les pots de sorbets tintent doucement dans la glacière, une cuillère en plastique multicolore plantée dans chacun d’eux comme une balise. Je ramasse une belle écorce ourlée de résine, mais comme je ne sais pas quoi en faire, je la repose là où elle était. Autour de nous, les arbres forment un rideau de plus en plus épais, jusqu’à ce que la trouée apparaisse. Nous nous arrêtons au milieu de nulle part, dans un endroit apprivoisé grand ouvert sur le ciel.
La Voie lactée ruisselle au-dessus de nos têtes. Un souffle de vent agite les branches et nous apporte l’odeur des pins, mêlée à celle de la ville. Pour la première fois depuis deux semaines, je me sens détendue. Je desserre les sangles de ma salopette avant de lever les yeux vers le ciel. J’aperçois une étoile filante, mais je suis à court de vœux.
Max déroule la couverture et s’accroupit dessus, la glacière entre les genoux. Nous avons laissé nos tablettes à l’appartement. La simulation du nuage tourne toujours, mais nous savons qu’elle ne nous apportera rien de nouveau. Avant de partir, nous avons décidé que minuit serait l’instant de l’arrachement. Ça nous laisse deux heures pour goûter à tous les parfums des sorbets.
Nous nous embrassons, pour tester divers mélanges. Max m’enveloppe de sa veste et nous parlons de ce que nous allons faire ensuite, des articles qu’il faudra écrire, de bébé qui a déjà bouleversé nos vies au-delà de ce que nous avions cru possible. De Chatila, aussi. Demain, notre entrevue ne se passera peut-être pas comme elle l’a planifié.
« Ça va être l’heure », murmure Max.
Il m’aide à me relever et nous faisons ensemble à haute voix le décompte des secondes. Arrivés à zéro, nous nous mettons à crier à tue-tête durant de longues minutes et nous agitons les bras vers le ciel, aussi invisibles que nous l’avons toujours été, pendant que le treillis de capteurs en orbite lunaire pulse brièvement dix fois, en guise d’adieu. Puis nous nous laissons tomber en riant à perdre haleine au milieu des pots de sorbet.
Les constellations brillent toujours, telles que nous les avons créées bien des millénaires plus tôt. Le nuage n’est plus là.
Un vol de chauves-souris, dérangées par le bruit, obscurcit un instant le ciel. Je le suis des yeux, en essuyant les larmes de rire qui coulent sur mes joues. Max m’entoure de ses bras et enfouit sa tête dans le creux de mon épaule. Je m’accroche à lui en fermant les yeux.
« Il n’y a plus que nous, princesse. Tu n’as pas froid ?
— Il n’y a jamais eu que nous », dis-je en caressant mon ventre gonflé.
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[…] "Dieu, vu de l’intérieur", nouvelle de de Jean-Claude Dunyach, sur le site de Angle Mort. […]
Putain cette nouvelle est vraiment terrible, tellement… maline ! Et oui, que faire dans cette situation ? Rien…
à part un bisou ?
Remarquable 🙂
J’ai passé un agréable moment à lire cette nouvelle. Je devine déjà que je m’en souviendrais longtemps.
Compliments !
[…] donc adopter Jean-Claude Dunyach. Si vous ne l’avez pas encore lu, découvrez Dieu, vu de l’intérieur dans le numéro 4 de la revue Angle Mort, vous y rencontrerez deux scientifiques pris d’un […]
[…] – Dieu vu de l’intérieur – Jean-Claude Dunyach (SF) Je commence sérieusement à apprécier l’écriture de M’sieur Dunyach, même s’il me laisse toujours ce petit goût de "et après ya quoi". Oui j’ai sérieusement du mal avec les fins un peu ouverte. Par contre j’ai adoré être plongée dans un univers real SF au milieu des chercheurs, de leur vie, de leur travail, ça m’a un peu fait penser à Mars. Seulement j’aurais aimé en avoir un peu plus. […]