Peintre et illustratrice avant de devenir auteure, Hélène Marchetto a publié une poignée de nouvelles et s’adonne aussi à la critique sur le site Les Vagabonds du Rêve. Avec Dahut, elle livre une courte fantaisie inspirée du mythe de la ville d’Ys, baroque, entropique, et pour tout dire inclassable. Une chose est sûre : elle emmène ses lecteurs dans un monde évocateur et marquant !
Dahut
de Hélène Marchetto
Selon la légende, lorsque que le christianisme envahit la Bretagne et s’imposa dans la ville d’Ys sous le règne du roi Gradlon, la propre fille de celui-ci, Dahut, se fiança à l’Océan par défi. Nombre de rumeurs ont fait de celle-ci un être de débauche – elle aurait chaque matin sacrifié un nouvel amant – d’autres y ont vu le symbole de la persistance des cultes anciens.
La seule certitude sur laquelle on s’accorde, c’est qu’elle ouvrit les portes de la digue qui protégeait la ville. Qu’elle se laissa également glisser dans les flots, bien que son père eût voulu la sauver en dépit des objurgations de Saint-Gwénolé, et que l’Océan se retira aussitôt, emportant avec lui sa fiancée.
Ainsi la fabuleuse ville d’Ys fut-elle engloutie.
Un beau visage. De cette beauté hiératique et fragile des vierges aux tympans des églises. Les yeux clos. Un beau visage entre deux eaux. Une toute jeune fille morte que, siècle après siècle, bercent les vagues protectrices. Toute couleur l’a quittée et seule sa lourde chevelure noire ondoie au gré des courants.
Il y a si longtemps… mais elle est restée immuable, vêtue d’algues vertes, et parée de joyaux dont l’or reluit froidement parmi les coquillages.
Cela serait ainsi.
Elle serait morte. Un beau visage. Une pâle jeune fille flottant à jamais entre les eaux, comme elle l’avait toujours su.
Cela serait ainsi et peut-être l’océan serait-il moins vaste que ce qu’elle avait versé de larmes.
Morte.
Ce même rêve. Toujours ce rêve dont elle s’éveille chaque matin les yeux baignés de larmes, avant que sa vieille nourrice ne l’entoure de soies et de mots tendres. Pauvre, pauvre Maëlle, qui la cajole encore comme autrefois et qu’il faut à présent s’endurcir à rudoyer : il faudra l’écarter, la chasser, sans qu’elle sache jamais ce qu’il en aura coûté. Maëlle qui l’aura tant aimée et qui devra apprendre à la haïr si elle le peut… qui la haïra. Oui, elle le devra. Il le faut. Partirait-elle sinon ? Mais elle ne pourra pas, n’est-ce pas ?
Je veux qu’elle me haïsse ! Non, non, je ne veux pas ! Ô Maëlle, comme je le voudrais ! Mais comment en aurais-je le courage ? Il m’en faut tellement déjà pour me souvenir, chaque matin, de ce beau visage… qui est le mien. Je ne vieillirai pas. Jamais. Jamais je ne presserai contre moi les enfants que j’aurai portés ou chéris. Je flotterai sans pensées pour l’éternité, parmi les algues et les épaves, au-dessus d’une cité engloutie disparue de toute mémoire.
Comme cette soie est douce, Maëlle. Comme tes mains sont douces aussi alors que je m’abandonne un instant à tes gestes délicats… mais tu n’en sauras rien et puis que pourrais-je dire que tu ne saurais ? D’ailleurs, si peu de bruit que tu aies fait, Mahaut et Linette sont déjà là… Je ne les aime pas.
Mahaut… je m’en veux pourtant ; son affection est sincère mais je ne supporte plus ses façons caressantes, cette avidité avec laquelle elle me regarde, jour après jour, buvant chaque parcelle de ce corps pour en éprouver le pouvoir. Lorsqu’elle me contemple ainsi au petit jour, mendiant les miettes du plaisir abandonnées par un dernier amant, qu’elle m’exaspère ! Pourtant, je voudrais la plaindre… Pauvre Mahaut, avec son air émerveillé et plein d’envie… qui aurait pu être si heureuse avec un brave artisan dont elle aurait fait le bonheur si une lubie de mon père ne me l’avait attachée ! Je veillerai à ce qu’elle parte avec toi, Maëlle, mais je crains déjà qu’elle ne devienne une vieille femme aigrie au cœur sec et au ventre avide, une autre haïssable Linette.
Regarde-là, celle-là ! Comme elle me scrute de ses yeux en vrille, cherchant une trace, une seule trace de flétrissure sur ma chair blanche ! Si ses regards étaient couteaux, elle la déchirerait pour la jeter aux chiens, cette catin royale qui est tout ce qu’elle aurait voulu être et ne sera jamais ! Linette, la vertueuse, Linette la bienveillante, chargée du soin de mon âme, qui ne me quitte des yeux que pour prier que me soit pardonné jusqu’au moindre gémissement de mes nuits. Y aura-t-elle attaché sa pensée à ces péchés ? Qu’aucun détail n’en soit épargné à son dieu qu’elle remercie pieusement de l’avoir préservée d’amour et de désir !
La vertu, assurément… c’est cette obscénité du cœur qui m’en fait mesurer le prix.
Un matin… eût-elle un seul matin soupiré, compati… un seul regard de regret pour l’un de ces hommes brisés sur les rochers… il y en eut de si jeunes et de si beaux… je l’eusse pardonnée. Mais non.
Elle restera. Je laisserai les clefs sur chacun de mes coffres, qu’elle puisse lisser sur sa peau avide ces caresses de soie et de samit, qu’elle puisse couvrir de bagues ses doigts affamés et s’enivrer de mes parfums… jusqu’à la toute fin.
Mais moi… moi, qui me consolera ? C’est maintenant si proche. Et j’ai si peur. Je voudrais tant avoir du courage… rester debout jusqu’au tout dernier instant… mais je sais que je ne pourrai pas, que mon corps se révoltera et que je voudrai vivre. Je voudrais… Je voudrais…
J’essayerai d’être la plus forte possible… Je tiendrai parole.
À toi, Océan, j’offrirai cette ville promise en gage de noces et tu en laveras toute souillure. Je viendrai à toi de mon plein gré et ton étreinte me purifiera, et la terre avec moi.
Que ce jour est proche, à présent ! Les saisons ont couru si vite ! Ô père, pourquoi as-tu permis cela ? Tant de puissance, tant de fierté ! La richesse coulait de tes mains envers tous… Ô mon père, tu étais la bénédiction des dieux ! T’en souviendra-t-il jamais ?
Mais ma mère est morte et ces gens sont venus. Ces marchands gras et ces ermites maigres. Père ! Père ! Comment t’es-tu laissé duper ainsi ? Ces colonnades de pierre blanche dont tu construis des moutiers, ce sont les os de tes enfants qui meurent…
Lorsque je m’échappe parfois – un court instant de liberté loin de ces suivantes fastidieuses – qu’il est loin le bonheur d’autrefois ! Et ces marchés où tous avaient à cœur de partager une plaisanterie, un morceau de galette, quelques mots gentils avec la petite Dahut !
Sais-tu qu’aujourd’hui, un simple bliaut suffit pour être assaillie par des guenilleux ? Des mendiants, père ! Sur ta propre terre ! Une terre où tu n’aurais jamais permis que le pain manquât !
Quant aux quartiers hauts, je n’ose y passer… les marchands y lâchent leurs chiens. Pense ! Une pauvresse vêtue de toile ! Il est vrai que je cours vite et ces bêtes grasses s’engoncent dans leur lard… mais suis-je Dahut à ces moments-là… n’est-ce pas ?
Lorsque passe Dahut, l’orgueilleuse Dahut couverte de pierreries dans ses atours raidis de fil d’or, alors, comme ils tremblent ! Comme ils tremblent de crainte et de désir mêlés ! Et de respect, père, de ce respect qu’ils ne t’accordent plus. Qui respecte un roi qui oublie ses devoirs ? Et s’ils méprisent en moi cette femme haïssable, toute luxure et magie, ils honorent leur future reine… cette reine qui ne le sera jamais quoiqu’ils ne le sachent point…
Te mêlerais-tu encore à ton peuple, tu verrais leurs regards lorsque je retire lentement mon anneau d’or… On dirait… On dirait… Je ne sais… Quand mon petit Gaël se dirige avec cet anneau vers l’homme que j’ai choisi, qui croirait que ceux qui l’entourent puissent en éprouver du dépit et non du soulagement ? Mais c’est ainsi, père… Ils savent qu’ils mourront, mais ils le veulent à en mourir… Dahut ! La reine Dahut ! Serais-je une souillon difforme qu’ils y aspireraient encore… que leur or, que leurs âmes basses puissent se croire un instant sublimés par cet attouchement royal… Qui ne les vomirait ?
Ô père ! Toi qui as renié le pouvoir qui t’était accordé par les dieux pour sacrifier à l’or des marchands, j’ai désormais le sang de tant d’entre eux sur les mains ! Je ne voulais qu’en sacrifier quelques-uns… si sûre que le sort funeste de leurs plus beaux jeunes gens les porterait à fuir… que les mères du moins y pousseraient leurs époux… mais non ! Elles se signent sur mon passage, elles murmurent d’âpres conjurations mais elles restent, et les fils, et les pères, et ce que laissent les uns accroît la fortune des autres…
Comme je les haïs tous, et comme je voudrais pleurer !
J’aurais tant voulu d’un homme pour m’aimer ou, simplement, à aimer…
Je l’ai trouvé, père, et, lorsque mon petit page lui a porté l’anneau, ta fille dépravée n’était pas moins timide et innocente que ces enfants dont le chant si pur accompagne tes austérités… C’était comme si tout mon cœur chantait sa délivrance car j’avais été perdue et j’étais retrouvée… et il a refusé. Par vertu ? Par mépris ? Au nom d’une autre ? Je ne sais. Cela m’a fait si mal. Peut-être n’était-ce qu’amour-propre ? Je ne sais… j’aurais voulu mourir… mais lui vivrait. J’épouserais un de ces vassaux que tu encourageais et partirais pour ses terres, abandonnant ma cité, ta cité, au culte de l’or…
J’étais si jeune ! Que savais-je de l’amour ? Et de la souffrance ? Dawan, mon beau Dawan, le commandant de ma garde, lui, savait… Alors, il l’a tué. Pour moi. Ainsi ai-je perdu ensemble l’homme que j’aimais – peut-être –, l’homme qui m’aimait… et mon seul ami. Le seul auquel je me sois jamais donnée en cette nuit maudite et qui, à l’aube, s’est jeté sur les brisants sans que j’aie pu l’en empêcher…
Il n’aurait pas souffert que je fusse parjure. Ainsi m’aimait-il et ainsi suis-je restée honorable.
Mais j’étais morte désormais. Je ne me parjurerai donc pas davantage à présent.
L’automne touche à sa fin.
Le mois prochain, les enfants, le peu d’enfants qui vivent encore ici, partiront dans les collines préparer les fêtes du solstice. Maëlle et quelques femmes les accompagneront. Il a fallu que j’y insiste. Son âme si tendre se fend d’abandonner quelques jours son « petit cœur ». Chère, chère Maëlle, qui me voit toujours avec des yeux maternels.
Alors, il sera temps. Linette mettra toute sa fierté à me parer tout en m’abreuvant de sermons hypocrites mais, ce soir-là, je sais que je les supporterai. Non que j’aie le cœur léger mais elle n’existera déjà plus pour moi.
Le pire, ce sera Gaël. Il est devenu un bel adolescent et il m’aime, je crois. Il donnerait sa vie pour moi… et il va la donner. Et je ne le voudrais pas mais, seule, je ne peux y parvenir et j’ai le sentiment qu’il le sait. Dans cette étrange façon qui lui est venue depuis quelque temps de devancer mes ordres, comme s’il pressentait que tout sera bientôt fini… Je lui laisse, presque, le choix de mes amants et il veille à ce qu’aucun ne me soit répugnant. J’ai entendu parler de rivalités et de meurtres entre parents… Je ne suis pas certaine que ce n’ait pas été voulu…
Plus les jours passent, plus je suis terrifiée et plus j’ai hâte que ce soit fini. Parfois, lorsque Maëlle brosse longuement mes cheveux, je ne reconnais même plus ce visage qui me fixe dans le miroir. Une femme très belle aux longues boucles noires. Une peau laiteuse. Des yeux couleur d’océan, mais les vagues qui s’y agitent sont celles de la folie et, lorsqu’elle détourne un peu le regard, elle m’effraye.
La nuit est tombée. Gaël est descendu à la garde du port. Il portait à ces hommes un vin capiteux, de la part de sa princesse, pour fêter l’honneur fait à leur capitaine et les en consoler un peu…
Il va bientôt remonter, accompagnant l’heureux élu qui aura bu avec ses hommes pour se donner quelque audace et, juste avant ma porte, il le tuera. Je ne peux m’empêcher d’éprouver de la honte à trahir cet homme innocent qui mourra sans en avoir reçu le prix mais je ne peux pas. Je ne peux pas le soir de mes noces. Mais il me faut cette clef.
Je sais que Gaël fera vite, et bien. L’effet de surprise… et puis, ce n’est plus un enfant. À lui au moins, j’aurais voulu offrir l’ultime consolation. Mais non… je ne pourrais détruire l’ordonnance de ma coiffure sans retenir Linette auprès de moi et je veux qu’elle soit alors en train de rapporter mes « turpitudes » à mon père. Et puis… et puis j’espère ainsi qu’il restera quelqu’un pour me garder un peu d’amour… Il m’a juré de s’enfuir vers la colline sitôt le meurtre commis. mais tiendra-t-il serment ?
Des pas, des chuchotements, un hurlement… des pas, plus rien.
Je n’aurai pas trop de toutes mes forces pour ouvrir une si lourde porte.
Qui dira jamais le rugissement de joie de l’Océan ? Qui survivra à ce chant sauvage se forcera à l’oublier jusqu’à ne plus l’entendre, nuit après nuit, que dans ses cauchemars.
Et, par-delà cette fureur hurlante, le tocsin qui résonne, encore, encore.
Et au-delà de toutes les clameurs, le seul grondement du galop de Morvarch, cette unique cadence sur laquelle Gradlon est axé tout entier. Il la sauvera cette enfant perdue, figée, qu’il vient d’arracher du bord de la digue, l’Océan devrait-il le poursuivre au bout de la terre ! Son enfant.
Mais voilà soudain qu’elle s’est laissée glisser… Dans l’eau devant eux, il y avait un visage…
Un beau visage. De cette beauté hiératique et fragile des vierges aux tympans des églises. Les yeux clos. Un beau visage entre deux eaux. Une toute jeune fille morte dont la lourde chevelure noire ondoyait au gré des courants, immuable, vêtue d’algues vertes, et parée de joyaux dont l’or reluisait froidement parmi les coquillages.
C’est ainsi.
Elle est morte.
Un beau visage. Une pâle jeune fille flottant à jamais entre les eaux d’un océan de larmes, comme elle l’avait toujours su.
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Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Hélène Marchetto, 2011
par Hélène Marchetto
publié dans N° 04
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