Laurent Kloetzer n’a plus besoin d’être présenté. Il nous avait déjà offert Ao dans le premier numéro d’Angle Mort et c’est avec grand plaisir que nous le retrouvons avec un nouveau texte. Pour nous, il a peaufiné un récit aux limites du fantastique, qui nous confronte à la réalité de nos fantasmes, des tensions érotiques dans un quotidien morne.
Christiana
de Laurent Kloetzer
Elle se tenait presque nue au milieu du bus, entre les mamas avec leurs gros sacs de courses, les dames à poussettes et les inévitables jeunes à casquette. Ligne R7, de gare d’Argenson à mairie de Villeneuve, en pleine heure de pointe.
Yves la détailla pendant quelques instants, stupéfait. Longue, blonde, le regard absent. Elle portait des chaussures compensées blanches, un jean très bas sur les hanches et un soutien-gorge de dentelle à peine masqué par un minuscule gilet de velours noir. C’était la longue courbe de son corps, la ligne qui descendait des seins, se resserrait à la taille et suivait l’ovale allongé des hanches et des cuisses qui avait attiré son regard. Il avait cru un instant qu’elle portait une sorte de chemisier très transparent ; mais non, le soleil couchant jouait sur la peau claire et nue de son ventre.
Elle leva vers lui des yeux tristes et trop maquillés. Il rougit, baissa la tête vers son document technique, la gardant dans un coin de son champ de vision.
Et personne ne disait rien. Que dire, d’ailleurs ? Bonjour, mademoiselle, vous êtes indécente ? C’était le printemps, les gamines de dix-sept ans portaient des hauts moulants et laissaient deviner leur culotte, l’époque voulait ça. Mais elle… tout était ouvert, visible, offert : la peau de ses seins jouant avec la dentelle des bonnets, la ligne de son cou, les creux légers des clavicules, le nombril, le ventre fragile, dévoilé.
Il feignit de regarder par la fenêtre pour la voir de nouveau. Le bus se traînait avec douceur dans la circulation. La fille s’était assise, indifférente à son entourage. Ses lèvres étaient maquillées d’un rose soutenu. Les jeunes, les mères de famille, tous auraient dû la regarder de travers, la traiter de mots orduriers, mais ils ignoraient la créature de magazine, excitante et vulgaire, descendue parmi nous.
Il fallait oublier l’apparition. Se concentrer sur l’entretien, s’il voulait avoir la moindre chance d’entrer chez Premier Solutions.
Il se planta. Il fut pitoyable lors des questions techniques, mesurant sa propre incompétence, humilié par des questions triviales qui le laissaient démuni. Il portait sa cravate de soie ridicule, cadeau de ses beaux-parents, il aurait voulu l’arracher de son cou d’autant que Cédric Matthieu (le recruteur) n’en portait pas.
« Vous comprenez que le poste exige une grande disponibilité et une bonne capacité d’adaptation aux exigences client. Est-ce un domaine où vous vous sentez à l’aise ? Quels sont vos points forts ? »
Il pensa à la fille et répondit sans croire à ses propres mots.
Isabelle était rentrée depuis longtemps quand il arriva à l’appartement. Elle paraissait préoccupée, comme souvent ces derniers temps, mais elle écouta d’un air intéressé le récit de l’entretien, l’encourageant à rappeler Cédric Matthieu pour un autre poste si sa candidature en tant que consultant n’était pas retenue. Yves renâcla, il n’aimait pas ce genre de connards.
Il finit son apéritif. Isabelle se tenait près de la fenêtre, prenant une de ces poses blasées de lady victorienne qu’il avait découvertes quand ils s’étaient connus. Il devinait ses seins derrière le pull de cachemire, ses hanches fines sous la jupe qui descendait aux chevilles. Ces vêtements s’accordaient à sa silhouette maigre et délicate, mais elle serait tout aussi bien sans. Il se leva sans la quitter des yeux et ferma le rideau. Elle sourit, rêveuse.
Il revit la fille à la gare d’Argenson, le lendemain matin. Elle portait un manteau long, cintré, elle attendait le bus. Dans l’infime entrebâillement du manteau, il distingua la dentelle blanche du soutien-gorge… Était-elle une prostituée ? Une belle Ukrainienne importée par on ne sait quelle mafia… Mais trouve-t-on ce genre de créatures dans une banlieue pauvre ?
Un conducteur de bus vint lui parler, un gros type avec une veste noire trop serrée, la tête ronde, exsudant le malaise ; elle leva les yeux vers lui sans un mot ni un sourire. Le type lui parlait, se balançant d’une jambe sur l’autre, feignant l’assurance, la faconde méditerranéenne, ses mains devenaient familières, tripoteuses. Mais qu’il dégage ! Elle laissait faire, indifférente, et ne répondait rien.
Elle planta soudain le gros type et monta dans le bus de la ligne R7, celle qui mène chez Premier Solutions, vingt minutes de trajet depuis la gare. Yves décida de rappeler Cédric Matthieu.
Il entra chez Premier début mai, pour un poste technique plutôt mal payé. Il partait tôt et rentrait tard, ce qu’Isabelle lui reprocha avec colère un soir de fatigue.
« Je croyais qu’ils devaient déménager sur Paris ? Tu passes trois heures dans les transports chaque jour là ! Pars tant que tu es en période d’essai ! »
La plupart des managers sortaient de chez IS Consulting, des frimeurs de machine à café. Yves s’était acheté quelques cravates pour ne pas déparer, mais n’en aimait aucune. Il les enlevait dès qu’il montait dans le bus.
Elle réapparut le cinquième jour, un vendredi soir. Le même manteau entrouvert, le pantalon si bas qu’on distinguait le sillon de l’aine. Elle se tenait à la barre centrale, le regard ailleurs, comme toujours, séparée de lui par une bande bruyante de sales jeunes qui raillaient les passagers et énervaient le chauffeur ; Yves plongea dans son livre, ne voulant pas devenir leur cible. Ils ne prêtaient pas attention à elle.
Il ne se passait pas une semaine sans qu’il l’aperçût. Parfois à l’aller, le plus souvent au retour, le soir, vers vingt heures. Il montait dans le bus avec impatience, le corps frémissant quand il l’apercevait. À la gare, le gros con de chauffeur venait parfois discuter avec elle, elle le laissait toujours approcher… Pourquoi ?
Il s’assit une fois juste à côté d’elle et observa pendant tout le trajet son reflet dans la vitre. Elle avait les ongles coupés très court, les yeux maquillés trop sombre ; il se gorgea de tous les détails qu’il pouvait saisir, mèches de cheveux, duvet presque invisible saisissant le soleil, gouttes de sueur, frontières de tissus prêtes à s’ouvrir…
Il pensait à elle durant les réunions interminables, les soirées-films, les longs repas de famille. Il se la figurait avec précision, dessinait sur les blocs-notes ou sur les nappes les longues courbes de sa silhouette. Il pensait à elle quand Isabelle tentait d’une voix terne et lasse de l’impliquer dans ses soucis infinis. Son épouse ressemblait de plus en plus à une sauterelle. L’odeur de sa peau devenait agaçante.
Un soir d’été, il dut rester chez Premier jusqu’à vingt-deux heures pour réinstaller un serveur. Il s’affala dans le bus, les yeux fatigués, rêvant d’une terrasse à Paris où s’installer et prendre une bière fraîche.
Elle se tenait au milieu de la rotonde. Il changea de place pour l’avoir dans son champ de vision. Il n’avait pas dîné, quelque chose trembla très fort dans sa poitrine. Un passager descendit à la mairie, il ne restait plus qu’eux deux. Yves ne bougea pas, elle ne pouvait pas ignorer qu’il la dévorait du regard. Elle restait indifférente.
Il pourrait monter dans le train avec elle, elle le suivrait jusqu’à Paris, ils iraient boire un verre ensemble… Elle marcherait à côté de lui sur les Grands Boulevards illuminés, éclairée par les vitrines des magasins de luxe…
Elle descendit à la gare, mais ne prit pas le train, attendant on ne savait quoi dans la lumière crue des lampadaires. Quelques bus tardifs rentraient au dépôt, ballet de gros animaux aux yeux jaunes rejoignant leurs tanières. Il laissa partir le train pour Paris et resta à observer la fille de loin. Il prendrait le train suivant, dans vingt minutes.
Elle fit quelques pas vers la zone industrielle. S’arrêta. Tourna la tête et le regarda, pour la première fois. Il la rejoignit.
Ils étaient face à face, elle le fixait avec une moue absente où il voulut voir une sorte de défi. Le manteau cintré était entrouvert sur une peau nue du cou à l’aine. Il lui prit le poignet, elle résista juste un peu. Les pans du vêtement s’écartèrent, flottant dans l’air chaud. Dans un soupir douloureux, Yves la dévoila toute entière, tel qu’en rêve.
Il l’emmena à l’hôtel Campanys qui dressait sa façade lumineuse au-dessus de la voix ferrée. La réceptionniste le regarda en biais, mais ne prêta pas attention à la fille.
Elle se reflétait dans tous les miroirs de l’ascenseur. Il lui enleva le manteau avant le troisième étage, pour mieux la voir. Dans la chambre elle ne portait plus rien. Il appela Isabelle, la voix transformée.
« Ils m’ont envoyé à Lyon, c’est urgent, tout est planté là-bas. Je te donne le nom de l’hôtel dès que j’arrive. »
Elle avait la peau hâlée, vivante, à peine parfumée. Elle était docile et perdait toute réserve pendant l’amour, se tordant comme un serpent, gémissante, la peau perlée de sueur et le visage chaviré. Elle ne disait rien et acceptait tout. Il combattit le sommeil, s’épuisa en elle avec une joie fiévreuse.
À son réveil, elle était partie, ayant emmené toutes ses affaires. Il avait encore sa carte de crédit et tout son argent liquide.
Il prenait maintenant le bus avec plus d’impatience que jamais. Il la rencontra le mardi soir, le vendredi, le mercredi. À chaque fois, il l’emmena au Campanys, les nerfs à fleur de peau, repoussant le sommeil de toutes ses forces.
Il quitta l’hôtel à six heures du matin, marcha le long de la voie ferrée. Un mauvais remords le rendait nauséeux. Le cri le surprit : « Connard ! Connard ! »
Puis vint un coup qui le jeta à terre. Le gros chauffeur de bus le surplombait, hurla, le frappa au ventre, à la tête, le sang coula. Yves se protégea la tête, tenta de protester, de dire que ce n’était pas lui, qu’il fallait parler, trouver un accord…
« Elle est à moi ! À moi ! »
L’averse de coups ne dura pas. L’autre tomba assis sur le talus, malheureux et ridicule, murmurant sans cesse : « Connard, elle est à moi, elle était à moi… »
Yves se redressa. Veste, chemise et pantalon étaient tachés. Il vomit dans l’herbe. L’autre gémissait dans son coin, insupportable de veulerie. Yves se rapprocha, rassurant, posa la main sur l’épaule du gros et lui passa sa maudite cravate autour du cou, étouffant vite les sanglots. Il suffit alors de serrer assez fort et assez longtemps. Le grondement du train de banlieue juste au-dessus d’eux écrasa les derniers gémissements du pauvre type.
Il jeta sa cravate dans la Seine et inventa pour la police et l’hôpital une histoire d’agression crédible. Le médecin le mit en arrêt pour trois jours. Quand il rentra chez lui en milieu de journée pour raconter ses mensonges à Isabelle, il constata qu’elle était partie et ne reviendrait plus. L’amertume de son départ fut vite balayée par la joie impatiente de l’enfant qui peut ouvrir son cadeau de Noël avant l’heure.
Il l’attendit toute la soirée à la gare routière. Quand elle apparut, plus tôt qu’il ne pensait, il la jeta dans un train vers Paris. Elle portait un chemisier rouge, d’un tissu transparent et froissé. Alors qu’ils étaient encore dans le train bondé, il détacha les trois boutons du vêtement et posa une main sur elle. Personne ne réagit, elle fut nue avant Saint-Lazare, et les hommes d’affaire continuaient à parler dans leur téléphone et les vieilles dames à caqueter, alors Yves éclata de rire.
Ce fut une époque intense et fiévreuse. Il l’installa chez lui, lui offrit des vêtements et un téléphone grâce auquel elle recevait ses ordres. Il l’emmena sur les Grands Boulevards, la déshabilla sur la place Vendôme, sortit avec elle dans des boîtes de nuit où, avant, il ne mettait jamais les pieds. Elle était à lui, maintenant. À lui.
Au bureau, la fatigue et l’assurance le rendaient agressif, dominateur, ça lui réussissait. On finit par le nommer consultant, il ne portait plus de cravate dans les locaux et mangeait à la table de Cédric Matthieu.
Un jour, en fin de repas, ce dernier s’exclama :
« J’ai pris le métro en revenant de chez IS et j’ai vu un truc à vous faire aimer la RATP. Assise en face de moi, il y avait une bonasse blonde, presque à poil. »
La nuit avait été longue pour Yves et il s’endormait presque, mais le récit de Matthieu lui donna un coup d’adrénaline.
« Elle portait un truc qui descendait jusque-là (rires), un chemisier fermé avec un seul bouton là (rires) et les nibards comme ça, à l’air, comme des petits oiseaux. Si ma fille s’habille un jour comme ça, je la lapide, pas besoin d’être taliban ! Et c’est pas tout, je reprends le bus à la gare, et je la revois !
— T’es sûr que c’est pas toi qui l’aurais suivie plutôt ? (rires)
— Justement, tu racontais pas que ta femme était en vacances ? »
Encore des rires des autres, on demanda à Yves d’aller chercher un café pour tout le monde. Yves acquiesça d’une voix blanche, se leva et quitta les locaux de Premier sans savoir où il allait, se retrouvant dehors, assommé par le soleil.
Au bout d’une demi-heure d’attente, un bus blanc éblouissant de la ligne R7 arriva à l’arrêt. Il était totalement vide. Yves s’assit tout à l’arrière et sortit son téléphone, l’appelant elle pour lui demander de le retrouver chez lui, à Paris, dans une heure, pas plus.
Elle ne décrocha pas. Quelque chose sonnait sous le siège d’Yves. Il se baissa, ramassa le téléphone clinquant qu’il lui avait offert et se mit à pleurer.
■
E.I.A.E.
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Laurent Kloetzer, 2013
par Laurent Kloetzer
publié dans N° 09
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