Auteur découvert par Mnémos à la fin des années 1990, prix Julia Verlanger en 1998 pour Mémoires Vagabondes, Laurent Kloetzer vient de publier son cinquième roman, Cleer (co-écrit avec sa femme Laure sous le pseudonyme de L. L. Kloetzer) où il continue d’œuvrer dans la fantasy, mais en frottant le genre au monde des multinationales. Pour les débuts d’Angle Mort, il nous offre un récit faisant entrer en résonance le mythe et l’actualité dans un univers de science-fiction qu’il avait déjà effleuré dans une autre de ses nouvelles pour l’anthologie Retour sur l’horizon.
Ao
de Laurent Kloetzer
Ils suivent tous Ao le fou. Il mène l’exode à travers le désert. Et une foule immense marche derrière lui, une colonne interminable d’humains vacillants et trébuchants, aux yeux et aux bouches desséchés par l’épreuve. Qu’est-ce qu’ils espèrent ?
Quand la nouvelle de l’approche de la maladie a atteint Syrtis Minor (la ville que les bédouins appellent Alali), les foules des bidonvilles sont parties en premier. Elles forment maintenant l’avant-garde du cortège. On racontait qu’un homme était venu de l’autre côté de la mer, qu’il parlait comme un chef ou comme un prophète, et qu’il leur avait enjoint de quitter la ville s’ils voulaient être sauvés. Il leur disait qu’ils trouveraient le salut, de l’autre côté du désert et des montagnes. Quel salut ? Les camps de réfugiés ? Les chambres d’embarquement ? Mais l’homme nommé Ao parlait avec autorité et ils l’avaient cru. Ils ont pris leurs maigres affaires, sont montés dans des bus rouillés pour ceux qui en avaient les moyens et se sont engagés sur la grande route transsahélienne. Ils ont constitué l’avant-garde de l’exode. Maintenant, ils sont loin devant, là-bas, dans la poussière… Peut-être qu’ils sont déjà morts de soif.
Les journaux avaient un peu parlé de lui. Terroriste, activiste ou bien illuminé… Personne n’avait pu dire avec précision d’où il venait. Et avec le Contrôle de Sécurité sur l’information, il était difficile d’en savoir plus. Ao était venu dans les beaux quartiers, il était venu au Centre Administratif et au Pôle de Recherche, des amis d’amis l’ont croisé, l’ont entendu.
« Un bel homme, il présente bien. Un de ces gourous de secte qui veulent percer en politique. Dans peu de temps, on le verra sur les plateaux télé. Il est médiatique. »
On ne l’avait pas vu sur les écrans. La maladie avait frappé et les habitants des bidonvilles étaient partis. Certains cyniques s’étaient réjouis : la ville devenait plus fraîche et plus vivable, la consommation d’eau baissait, la prospérité serait bientôt de retour.
Mais l’hémorragie d’habitants a continué. Chaque jour, des familles entières se sont mises en chemin sur la transsahélienne, malgré le bitume défoncé et souvent recouvert par le sable. Il est devenu difficile de trouver une femme de ménage, un assembleur ou une prostituée, et, les comités de régulation des flux ayant classé la zone en orange, l’immigration et les déplacements sur la côte étaient interdits. Seule la route du désert restait ouverte car elle ne menait nulle part.
Peu à peu, la vérité a filtré. La ville était classée rouge mais l’administrateur avait caché l’information pour ne pas affoler la population. On disait qu’il espérait encore convaincre les comités de régulation de revoir leur classification. C’est sans doute pour cela que les policiers de la Delta avaient reçu l’ordre d’abattre tous les malades rencontrés dans les rues… Les hôpitaux étaient presque vides, on ne voyait pas ces morts en sursis titubant sur les trottoirs, comme dans les news des autres cités.
Mais les bureaux se sont vidés peu à peu. On voyait souvent partir des voitures qui ne revenaient jamais. L’activité s’est réduite, le commerce a périclité. L’administrateur a décrété la loi martiale. Et les rumeurs ont continué de plus belle :
« Ils suivent le fou, mais ils n’ont peut-être pas tort. Du temps de la guerre du pétrole, des réserves d’eau ont été cachées le long de la transsahélienne. Et, de l’autre côté, la zone serait encore classée verte… Le fou connaît sans doute les réserves. Il n’a qu’une semaine ou dix jours d’avance. Avec une voiture, on pourra le rattraper. »
La loi martiale ne servait à rien quand les policiers eux-mêmes désertaient, tant ils craignaient la maladie. La ville agonisait, saignant sa population par toutes ses artères, et on a découvert un matin que l’administrateur lui-même s’était engagé sur la route avec son escorte et sa famille, dans une file de limousines blanches.
Ça a été la fin. Tous ceux qui restaient sont partis en vrac, en quelques heures. Les très riches et les très pauvres, les simples d’esprit, les clochards, le curé et l’imam. Ils se sont engagés sur la route, derniers d’une file interminable, ils ont laissé la ville derrière eux.
Maintenant ils marchent, suivant ceux qui les précèdent, aidant parfois les traînards, les abandonnant le plus souvent au bord du chemin. Au bout de quelques jours, les voitures sont tombées en panne faute d’essence, on a porté les réserves à dos d’homme, de cheval ou de chameau. Certaines oasis étaient désertes, d’autres non, encourageant tous les espoirs ou faisant rire les plus cyniques.
Y a-t-il vraiment quelqu’un à la tête de la colonne ? Quel est ce chemin qui nous mène de plus en plus loin sur les terres de la mort ? Les pauvres et les illettrés qui marchent devant sont bien incapables de mener tout un peuple, c’est connu. Et le long de la file, de bivouac en bivouac, les craintes circulent encore : Ao n’aurait jamais existé. Il ne serait qu’une invention des plus ignares et des désespérés. Qui croire ? Que penser ?
À cela j’ai ma propre réponse, que je donne à ceux qui m’accueillent pour partager avec moi un peu d’eau. Voici ce que je leur dis :
Parfois je me laisse distancer par les voitures à bras et les marcheurs, je me laisse dépasser par les derniers, les malades, les mourants, par des silhouettes dont on devine à peine l’humanité sous les chiffons dont elles s’enveloppent pour se protéger.
Je reste seul, comme abandonné par le navire qui s’éloigne, et quand je sens venir l’angoisse, je me retourne.
Et là, à l’horizon, écrasé sous le soleil éblouissant, je devine un marcheur. Je ne sais s’il est fou, sec et affaibli ou bien fort et droit. Parfois il disparaît et je me dis qu’il a fait un détour pour aider un mourant à passer. Mais à chaque fois il est réapparu.
Je ne peux pas l’attendre, il est trop loin. Je presse alors mon cheval pour rejoindre les autres. Mais il y a une chose dont je suis sûr, croyant en cela mon cœur plus que mes yeux. Ao marche derrière nous, derrière nous tous. Il est le dernier.
■
E.I.A.E.
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Laurent Kloetzer, 2010
par Laurent Kloetzer
publié dans N° 01
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Un bien beau texte que celui-là ! Bravo et merci.
Et longue vie à « Angle Mort » ! (si je puis dire)
Sylvain
Je l’avais déjà faite, celle-là, Sylvain. 🙂
J’avais déjà écouté cette nouvelle magnifique, tout en poésie, lue par l’auteur lui-même. Je l’ai redécouverte avec grand plaisir.
Merci Angle Mort !
A.C.
Vraiment bon. Rapide critique sur ma page Babelio. http://www.babelio.com/livres/Kloetzer-Ao/216211
surprenant c’est bien du kloetzer.
Du tout bon, j’ai beaucoup aimé. Cela m’a donné envie de lire d’autres choses de ce Kloetzer !
J’en profite pour vous complimenter sur ce que vous faites mais aussi sur la qualité de votre site, aussi bien d’un point de vu graphique que le reste.
Merci Angle Mort !
En ce qui concerne l’actualité de Laurent Kloetzer, je ne peux que recommander son superbe et intrigant dernier roman, CLEER, paru chez Denoël.