Anita Schleif :
Avez-vous réfléchi à ce que vous ferez si vous n’êtes pas jugée apte à embarquer pour cette mission ? Plusieurs reportages ont démontré combien il est difficile pour les navigants réformés de se réintégrer dans la société ; les femmes, en particulier, sont souvent traitées en parias. En tant que femme, justement, que ressentez-vous à l’idée que la procédure Kushnev vous rendra définitivement stérile ?
Rachel Alvin :
Je ne pense jamais à l’échec. Je n’en vois pas l’intérêt. Je veux concentrer toute mon énergie sur la réussite. Quant au fait de devenir stérile, c’est une simple décision, comme choisir d’avoir des enfants ou non. La vie n’est qu’une succession de choix, et quand on prend une certaine direction, on ferme forcément la porte à d’autres possibilités. Si les navigants ont du mal à se réintégrer dans la société, c’est parce que ce métier est une vocation. Toute personne qui choisit de suivre une vocation trouve la vie ordinaire difficile et déroutante, qu’on soit artiste, missionnaire ou mathématicien. La procédure Kushnev fait partie du métier, voilà tout. C’est principalement une question de volonté, de volonté résolument tournée vers un seul objectif.
Transcription de Shooting the Albatross : les femmes du programme spatial Aurora, un film d’Anita Schleif.
Les effets visibles de la procédure Kushnev étaient divers et variés ; chez Rachel, cela avait accentué ses taches de rousseur. Plus sombres qu’avant et légèrement enflammées, elles ressortaient comme des points de rouille. Il faisait chaud dans le wagon, et l’odeur corporelle de Rachel, saumâtre et un peu âcre, était particulièrement prégnante. Anita regarda l’homme assis en face d’elle essuyer du revers de la main la sueur sur sa lèvre supérieure, puis hisser sa mallette sur ses genoux et en tirer le Times. Elle le vit fixer Rachel par-dessus son journal, comme le faisaient toujours les civils avec les navigants, en particulier les femmes. Il quitta le train deux arrêts plus loin, laissant Rachel et Anita seules dans la voiture.
Rachel se leva et essaya d’ouvrir la fenêtre, mais le système de fermeture, avec son loquet rongé par la rouille, s’avéra trop résistant pour elle. C’était un mécanisme désuet, qu’Anita se souvenait avoir connu du temps où elle était à l’école. Elle était surprise de le retrouver. Elle pensait que tous les trains à compartiments vieillots avaient été mis hors service des années auparavant.
Elle se leva à son tour et ouvrit la fenêtre en décoinçant le loquet rebelle du talon de la main. Une vague d’air chaud s’engouffra dans la voiture, accompagnée par une odeur d’herbe sèche.
— Tu ne dois pas trop faire travailler tes muscles, dit Anita. N’oublie pas ce qu’ont dit les médecins.
— Mais je me sens si inutile. Je ne peux presque plus rien faire, maintenant.
— Les choses que tu peux faire sont différentes, c’est tout. Tu le sais mieux que n’importe qui. Alors arrête de te fustiger.
Rachel se tourna pour faire face à la fenêtre. Ses cheveux clairsemés se soulevèrent dans le courant d’air, dégageant son visage. Anita se demanda si Rachel serait autorisée à conserver ce qu’il lui restait de cheveux, s’il faudrait les raser, ou s’ils allaient bientôt tomber de toute manière. Elle songea à lui poser la question pour les besoins du film, avant de se rendre compte qu’elle n’avait pas envie de savoir. Comparé à d’autres aspects du processus, ce problème-là était anodin. Mais elle avait toujours adoré les cheveux roux de Rachel.
— Je suis allée au supermarché avec Serge, hier soir, dit brusquement celle-ci. Juste après ton départ. Je voulais l’aider à faire les courses. Mais c’était peine perdue, ça a été trop pour moi. Il a fallu que j’aille m’asseoir dans la voiture. C’est difficile à expliquer ; c’est comme si tu te noyais dans la couleur et dans le bruit. La vue de toute cette nourriture m’a donné la nausée. (Elle marqua une pause.) Nous avons essayé de faire l’amour, mais c’était sans espoir. Quand il a essayé d’entrer en moi, ça m’a fait tellement mal que j’ai dû lui dire d’arrêter. Ils nous ont donné un lubrifiant spécial, mais ça ne marche pas, du moins pas avec moi. Serge m’a dit que ce n’était pas grave et j’ai arrangé le coup pour lui, bien sûr, mais je voyais bien qu’il était affecté. Il a mis une éternité à s’endormir. (Elle se tourna vers Anita. Ses yeux, autrefois bleu foncé, avaient adopté un turquoise délavé, opaque comme de la chaux.) Est-ce que tu iras le voir quand je serai partie ? Je sais qu’il aime bien discuter avec toi.
Anita acquiesça.
— Bien sûr.
Elle se demanda si ce n’était pas une façon détournée de l’autoriser à coucher avec Serge, de lui dire qu’elle pouvait la remplacer, peut-être. Elle savait que ce serait tentant pour eux deux, mais elle devait faire en sorte que cela ne se produise pas. Elle aimait Serge, oui, mais comme un frère. Tenter d’altérer cet état de choses serait désastreux. Ils feraient mieux de se comporter comme ils l’avaient toujours fait, d’aller au cinéma ensemble, de cuisiner des currys et de parler de Rachel. Serge finirait par rencontrer quelqu’un d’autre et ce serait douloureux, mais au moins leur amitié resterait intacte.
Au cours des six derniers mois, durant la permission de Rachel, mais aussi juste avant, Anita avait essayé de concentrer toute son énergie sur le film qu’elle préparait au sujet des navigantes. L’idée de départ était directement issue de ses premières conversations avec Rachel, et elle avait entamé ce projet presque sans s’en rendre compte. Cependant, de nombreux aspects la dérangeaient encore. Elle n’aimait pas l’idée que les gens puissent faire un rapprochement entre son film et sa propre vie, qu’ils le voient comme une réflexion sur la mort de sa mère. Elle trouvait ce genre de notions intrusives et malvenues. Mais maintenant qu’elle avait commencé, il lui était impossible de reculer. Et à un certain niveau, supposait-elle, les gens auraient raison de penser que le film avait une résonance personnelle ; sauf que le sujet n’en était pas sa mère, bien sûr, mais Rachel.
Désormais, Rachel produisait moins de dix millilitres d’urine par jour. Sa peau était devenue plus épaisse, et avait perdu la plus grande part de son élasticité. Elle ne mangeait presque rien et dormait à peine. Le peu de sommeil qu’elle parvenait à trouver était fiévreux et peuplé de rêves.
Les recherches d’Anita avaient fait d’elle une experte de la procédure Kushnev. Rachel avait fait jouer ses relations pour elle, et on l’avait autorisée à rencontrer Clement Anderson, le médecin de l’équipe. Il avait refusé d’être filmé, mais s’était plié à une interview enregistrée, et Anita avait eu la permission de faire quelques brèves prises de vue autour de la base. Elle avait quelques images des navigants dans la cantine de l’équipe qui, elle le savait, rendraient très bien.
— La procédure enclenche un changement définitif dans le développement des cellules, lui avait dit Anderson. Pour parler crûment, c’est une forme de cancer.
Il lui avait donné un dossier rempli de documents, ainsi qu’un DVD où Valery Kushnev détaillait ses théories. Son accent était si prononcé qu’ils avaient dû inclure des sous-titres. La procédure Kushnev s’inspirait des cafards. Les cafards, expliquait-il, formaient l’espèce la plus résistante qui soit. Ils pouvaient supporter des conditions extrêmes et survivre avec presque rien. Si nécessaire, ils étaient capables de mettre en sommeil la plupart de leurs fonctions, régressant jusqu’à atteindre un stade d’hibernation, dans l’attente qu’une amélioration de leur environnement leur permette de reprendre leur vie là où ils l’avaient laissée.
« Durant le voyage proprement dit, les navigants subsistent dans un état de demi-vie, disait Valery Kushnev dans la vidéo. Une sorte de paræxistence dans laquelle les fonctions intellectuelles sont parfaitement préservées, mais sans le stress corrélatif des besoins biologiques. C’est ainsi que nous traversons le vide spatial. Nos navigants sont les nouveaux pionniers. Au sens strict du terme, ils suivent les traces de Christophe Colomb. »
À ce moment du DVD, il se mettait à rire, dévoilant des dents érodées et tachées par la nicotine. Anita avait regardé le film plus d’une dizaine de fois.
— Comment va Meredith ? s’enquit Rachel. Tu l’as appelée, hier soir ?
Anita sursauta sur son siège. L’espace d’un instant, elle avait oublié où elle était.
— Elle va bien, répondit-elle. Elle a réclamé de tes nouvelles.
Il devenait de plus en plus difficile de parler à sa grand-mère au téléphone. Ils avaient droit à des appels illimités au foyer Southwater, mais elle refusait de mettre la webcam, et les voix désincarnées ne semblaient qu’ajouter à sa confusion.
— Comment va ton amie ? avait-elle demandé. Est-ce qu’elle t’accompagnera quand tu viendras me voir ?
— Tu veux dire Rachel, mamie, avait répondu Anita. Elle s’appelle Rachel. Nous sommes venues te voir la semaine dernière.
La mémoire à court terme de sa grand-mère devenait de plus en plus erratique, mais certains jours Meredith Sheener était aussi vive qu’autrefois, impatiente de lire les journaux au petit-déjeuner comme elle l’avait toujours fait. Elle parvenait même à remplir une petite section des mots fléchés, et restait diaboliquement habile aux cartes. Anita avait essayé d’en parler au médecin coordinateur ; elle lui avait demandé si le fait de jouer aux cartes pourrait aider à stimuler d’autres aires de son cerveau, mais il avait écarté sa proposition en secouant la tête, comme si elle lui avait demandé si sa grand-mère pourrait un jour se lancer dans la plongée sous-marine ou apprendre une nouvelle langue.
— Oh, ils ont tous un truc, avait-il dit. Chez certains c’est le backgammon ou les cartes, chez d’autres une mémoire photographique de Shakespeare. Ça ne signifie rien. Le cerveau d’une personne âgée est semblable à un cargo vapeur en train de sombrer : vous trouverez des poches d’air ici ou là, mais le bateau finira quand même par couler. Inutile d’y attacher grande importance, j’en ai peur.
Anita se souvenait de l’expression lasse et tendue sur son visage, celle d’un homme qui a déjà trop souvent eu à affronter ce genre de demandes. Il était grand, gris et émacié, avec des doigts légèrement tordus par l’arthrite.
— Il est plutôt bien fait de sa personne, ce docteur, tu ne trouves pas ? disait sa grand-mère chaque fois qu’Anita lui rendait visite.
Elle savait que Meredith s’inquiétait de la voir toujours célibataire. Elle aurait voulu pouvoir la rassurer, d’une manière ou d’une autre, lui expliquer que son amour pour Rachel la nourrissait autant qu’il lui causait de peine. Elle toucha le pendentif autour de son cou, caressant ses bosses à travers le fin tissu vert de son chemisier. C’était un geste qu’elle faisait souvent en période de stress ou d’incertitude. Le pendentif semblait agir comme une pierre de touche ; il la gardait en contact avec ce qu’elle était réellement.
Il était retenu par une chaîne en argent, figurine de dodo finement détaillée. Un jour, sa grand-mère l’avait emmenée voir le squelette de dodo exposé au Natural History Museum. Anita l’avait contemplé avec une curiosité intense, presque avec révérence.
— Pourquoi est-ce qu’il n’y a plus de vrais dodos ? avait-elle demandé.
Elle avait environ huit ans, à l’époque.
— Les dodos ont oublié comment voler, lui avait répondu sa grand-mère. Ils vivaient sur l’île Maurice, en plein milieu de l’océan Indien. Il n’y avait pas de gens sur cette île, ni de gros animaux ; c’était donc un endroit très sûr. Les dodos n’avaient pas vraiment besoin de leurs ailes. Mais quand des chasseurs sont finalement venus sur l’île, les dodos ne pouvaient plus leur échapper. Des milliers d’entre eux furent abattus. Ils se sont éteints en moins d’un siècle.
Anita avait trouvé cela horriblement triste. Elle avait éprouvé une immense colère envers les chasseurs, avec leurs ridicules chapeaux à plumes et leurs mousquets soigneusement graissés. Plus tard, quand elles étaient rentrées à la maison, sa grand-mère lui avait montré l’île Maurice sur la carte.
— C’était une île paradisiaque, quand les marins l’ont découverte, avait-elle expliqué. Une très grande partie du monde leur était inconnue, à cette époque. Imagine ce qu’ils ont dû ressentir en posant le pied sur une terre que personne n’avait jamais vue avant eux.
Quand elle était petite, elle avait parfois le droit de porter le pendentif en guise de récompense, mais le jour de ses seize ans, sa grand-mère lui avait offert le dodo en argent en déclarant qu’il lui revenait.
— Il appartenait à ta mère, avait-elle dit. Elle l’a porté jusqu’à la veille de sa mort.
Elles eurent une petite dispute en arrivant à Charing Cross. Anita voulait accompagner Rachel jusqu’à Northolt, mais Rachel insistait pour terminer seule le trajet.
— Comment est-ce que tu vas te débrouiller ? dit Anita. Et tes bagages ?
Rachel ne pouvait pas porter de charges lourdes, car ses os étaient encore à un stade friable. Il y avait aussi le problème de la sécurité. Quelques navigants avaient été agressés durant les derniers mois, sans doute par des gangs du métro, même si, à une exception près, les incidents avaient eu lieu de nuit.
— Je n’ai qu’une seule valise, répondit Rachel. Il ne m’arrivera rien. (Elle posa sa main sur le bras d’Anita ; ses doigts étaient brunâtres et ressemblaient à un fagot de brindilles sèches.) J’ai besoin d’un peu de temps pour trouver mes marques. Si tu me suis jusqu’à la ligne d’arrivée, je vais chialer comme une fille.
Anita essaya de rire. Elle se souvint d’une autre conversation qu’elles avaient eue, de la dispute qui avait éclaté entre elles le matin où Rachel avait reçu son ordre de mission.
— Tu ne vois pas que c’est trop tard pour ça ? lui avait crié Rachel. C’est trop tard depuis que j’ai reçu la première série d’injections. Tu ne crois pas que j’aurais plutôt besoin d’être soutenue ? Est-ce que ça t’est déjà venu à l’esprit que je pourrais avoir peur, moi aussi ?
Pour finir, Anita l’accompagna dans le métro. Elles entrèrent dans un café juste à la sortie de la station Leicester Square. Il semblait frais et accueillant, vu de l’extérieur, mais la climatisation était déréglée et le cou ainsi que les aisselles d’Anita furent bientôt humides de sueur. Rachel, bien sûr, ne remarquait plus qu’à peine les changements de température. Elle trempait ses lèvres dans son eau minérale, par petites gorgées, tandis qu’Anita buvait son verre de jus d’orange. Le liquide glissait dans son œsophage en longs filets glacés. Au bout de vingt minutes, Rachel demanda l’addition et se leva pour partir.
— C’est l’heure. Plus nous essayons de différer, pire ce sera.
Elle sortit un mouchoir de sa poche et se tamponna les yeux, même si Anita était convaincue qu’il s’agissait là d’un geste machinal ; les glandes lacrymales de Rachel s’étaient asséchées depuis un bon moment.
Une fois dans la rue, Anita se retourna et la prit dans ses bras.
— Je t’aime, dit-elle. Je t’aime tellement.
— Je sais, répondit Rachel. Je le sais bien.
Elles empruntèrent l’escalator vers la ligne Piccadilly. Un jeune aux avant-bras cerclés par deux mambas tatoués aida Rachel à monter dans la rame.
— Vous partez bientôt là-haut, hein ? dit-t-il. Je trouve que vous assurez à mort.
Il la conduisit vers un siège, gentiment, presque tendrement. Les portes de la rame se refermèrent dans un glissement. Anita leva la main pour lui faire signe, mais le visage de Rachel était tourné de l’autre côté. Elle discutait avec le garçon aux tatouages de serpent. Anita le vit rejeter la tête en arrière, ses yeux verts plissés dans un rire silencieux.
Une fois revenue à Charing Cross, Anita téléphona à Serge. Il semblait distant et préoccupé, et pour la première fois Anita se dit qu’il avait peut-être commencé à voir quelqu’un d’autre. Elle n’avait jamais directement parlé de lui à Rachel. Anita avait vu sa présence de tous les instants comme une preuve de dévotion. C’était une attitude qu’elle admirait, et qui tempérait ses accès de jalousie les plus mordants. À présent, elle se demandait si elle n’avait pas tout bêtement été aveugle.
— Je ne serai pas là pendant quelque temps, l’informa-t-elle. Je descends rendre visite à ma grand-mère. Je devrais être absente un ou deux jours.
Elle ne savait pas pourquoi elle lui disait ça. La décision d’aller voir sa grand-mère lui était venue spontanément, quasiment au cours de la conversation. Elle plaqua le téléphone tout contre son oreille, essayant de saisir chaque nuance, de détecter le moindre changement suspect dans le ton de sa voix.
— On se voit dans deux jours, alors, dit-il. Toi, ça va, Anita ? Tu es sûre que tu ne voudrais pas passer ?
— Je vais bien. (Tout à coup, il était la dernière personne qu’elle voulait avoir auprès d’elle.) Je viendrai te voir dès que je rentrerai.
Elle prit le train à London Bridge, puis changea de nouveau à East Croydon. De chaque côté des rails, les champs étaient jaunis et craquelés. Il n’y avait pas eu de pluie digne de ce nom depuis avril. Les sécheresses estivales étaient désormais monnaie courante, et on disait qu’elles le deviendraient de plus en plus, même si Anita se souvenait d’en avoir déjà connu dans son enfance. Les pompes à eau dans les rues, les « heures sèches » entre onze et seize heures. Un de ses amis d’école, Rowland Parker, avait passé six mois entiers sans se laver.
— C’est mon devoir patriotique, disait-il.
Ses amis l’encourageaient et pariaient pour déterminer combien de temps il tiendrait. Il puait comme un rat musqué, mais la peau sous ses vêtements était lisse et propre. Son odeur avait attiré Anita ; elle était sauvage, vitale et étrangère, d’une certaine façon. Elle se souvenait d’avoir touché son pénis, de la réaction immédiate et surprenante de celui-ci.
Ce fut Rowland Parker qui la mit au courant, pour sa mère.
— Ta maman est morte dans l’incendie, c’est ça ? lui avait-il demandé. Cette explosion, dans la fusée. Il y a des trucs là-dessus sur Internet. C’est mon frère qui me l’a dit.
Ils étaient assis côte à côte au bord de l’Old Pond, sur la plateforme en béton depuis laquelle les gens plongeaient dans le lac, autrefois. Maintenant il n’y avait plus d’eau, évidemment, juste une trentaine de centimètres en hiver. En été, le lac se changeait en une masse de végétation dense où l’on trouvait surtout des berces, des ronces et des orties sèches, mais aussi d’autres plantes comme des coquelicots ou des digitales, qui ne poussaient pas ailleurs. Sa grand-mère disait que c’était parce que la terre sous l’Old Pond restait toujours légèrement humide. Le béton était brûlant sous la plante de ses pieds. Elle plissa les yeux en regardant entre ses cils le soleil de l’après-midi.
— Ma mère est morte dans un accident d’avion, affirma-t-elle.
C’était ce qu’on lui avait toujours dit.
— Oh, répondit Rowland Parker. Désolé. Mon frère a dû se tromper.
Il lui lança un regard en coin avant de baisser les yeux vers ses mains. Ses pieds se balançaient au-dessus du lac asséché. Elle trouvait qu’il avait de beaux pieds, longs et fins, comme ceux d’un petit gitan. Trois gros boutons de moustique ponctuaient sa peau juste au-dessus de la malléole. Ils formaient une ligne presque droite, trois points rose-rouge.
— Ce n’est pas grave, dit Anita. Je ne l’ai jamais connue. J’étais bébé quand elle est morte. Je ne me souviens pas du tout d’elle.
Elle ne savait pas quoi penser, et ceci fut, à neuf ans, sa première expérience de l’incertitude. Si ce que disait Rowland était vrai, alors ce qu’on lui avait dit avant ne l’était pas, ou du moins ce n’était pas l’entière vérité. Le monde, autrefois constitué de lignes droites et d’espaces clairs, était soudain plus sombre, peuplé d’ombres crochues. Quand elle rentra à la maison ce soir-là, elle se mit à regarder sa grand-mère, presque à l’étudier, en se demandant qui elle était au juste. Meredith Sheener, jeune femme de cinquante ans à peine, aux cheveux épais formant une masse volumineuse au-dessus de sa tête. Meredith était-elle vraiment sa grand-mère, ou un imposteur envoyé pour lui mentir ? C’était une idée effrayante, mais Anita ne pouvait pas nier qu’elle y trouvait aussi quelque chose d’excitant. Elle mangea son dîner sans rien dire, plongée dans ses réflexions. Elle se demanda ce qui se passerait si elle oubliait comment parler, exactement comme le dodo avait oublié comment voler. Elle se demanda ce que ça ferait d’être muette jusqu’à la fin de sa vie.
Ils avaient une muette à l’école, Leonie Cercueil ; mais on se moquait d’elle à cause de son nom plutôt qu’à cause de son silence.
Sa grand-mère parla la première.
— Tu vas bien, ma chérie ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de désagréable, aujourd’hui ?
Anita fut brièvement tentée de répondre non ; ce serait plus énigmatique et plus en accord avec le sérieux de la situation. Mais pour finir, la franchise de la question la rendit incapable de résister à l’envie d’y répondre.
— Rowland m’a dit que maman est morte dans une fusée. Est-ce que c’est vrai ?
Meredith Sheener avait répondu immédiatement, et sans faux-fuyants. Ce fut cela plus qu’autre chose qui persuada Anita que sa grand-mère disait la vérité. Elle lui raconta que Mélanie, sa mère, était morte à bord d’une fusée qui s’appelait Aurora One. La fusée avait été sabotée, et avait explosé lors du décollage. Toutes les personnes présentes à bord avaient été tuées sur le coup, et plusieurs membres du personnel au sol avaient péri dans l’incendie qui avait ravagé la base de lancement. Le père d’Anita en faisait partie.
— Les journaux n’arrêtaient pas de nous harceler, lui raconta Meredith. C’était terrible pour toutes les victimes, bien sûr, mais ils s’intéressaient en particulier à Mélanie parce qu’elle était la seule femme.
— Mais quelle sorte de gens peuvent vouloir faire exploser une fusée alors qu’ils savent qu’il y a des personnes à l’intérieur ?
Malgré sa détermination à se montrer adulte et détachée devant cette nouvelle, Anita sentit son cœur se serrer dans sa poitrine.
— Des gens très mauvais, dit sa grand-mère. (Elle soupira, pencha la tête et se frotta les yeux du dos de la main.) Certaines personnes pensaient que c’était mal d’envoyer des êtres humains dans l’espace. Ils se plaignaient du prix que cela coûtait, et disaient que cet argent devrait servir à nourrir les pauvres, à bâtir des écoles, des hôpitaux et des églises ici, sur Terre. Mais ce n’était pas le problème principal. Ils pensaient surtout que les êtres humains ne devraient pas s’élever au-dessus de leur condition, que si les gens étaient censés voler, ils seraient nés avec des ailes. Un blasphème, ils appelaient ça, un défi lancé à la face de Dieu. Ils se donnaient le nom d’Anges Gardiens, mais ce qu’ils faisaient vraiment, c’était tuer des gens.
Anita retomba dans le silence. Les sentiments se bousculaient en elle. C’était excitant de savoir que sa mère avait été une femme de l’espace. Elle ne l’aurait admis devant personne, à part peut-être Rowland Parker, mais c’était aussi excitant que sa mère ait été quelqu’un d’assez important pour que des gens aient envie de la tuer. Excitant, mais terrifiant. Elle se sentait brusquement exposée, comme si sa vie pouvait être également en danger.
Elle se demanda s’il était possible de ressentir du chagrin pour quelqu’un dont elle ne se souvenait pas, qui était relié à elle de fait, mais pas dans la réalité.
Anita demanda à sa grand-mère si elle pouvait avoir une photo de sa mère, pour la mettre dans sa chambre. Elle avait déjà vu des photos d’elle, bien sûr, des tas, images désormais si familières qu’elles lui faisaient l’effet d’être des captures d’écran, des clichés qui reléguaient sa mère dans le domaine public, comme une actrice ou un politicien. Elle se disait que posséder une de ces photographies rendrait peut-être sa mère plus réelle.
Meredith Sheener alla dans sa chambre, et en revint peu de temps après avec une chemise en carton rouge. Elle contenait deux photos ; la première était une copie de celle que sa grand-mère conservait sur sa coiffeuse, et montrait sa mère lors de sa remise de diplômes, à Oxford. La seconde, inconnue d’Anita, montrait Mélanie en chemise à carreaux, un bébé dans les bras.
— C’est toi, âgée de huit mois, lui dit sa grand-mère. C’est la seule photo que j’ai de vous deux.
La gorge d’Anita était toute contractée et bloquée, comme si un gros poids y descendait en appuyant contre sa trachée. Quand elle demanda d’un ton hésitant s’il y avait des photos de son père, sa grand-mère secoua la tête.
— Je suis désolée, ma chérie, mais je n’en ai aucune. Je connaissais à peine Malcolm, pour tout te dire. Ils n’ont été mariés que six semaines.
AS :Pouvez-vous me parler un peu de votre engagement dans le programme spatial ? Vous aviez déjà derrière vous une belle carrière de chimiste industrielle, vous étiez très respectée par vos collègues, et votre avenir était prometteur. Certains diraient que vous avez sacrifié votre humanité sur l’autel du projet Aurora. Qu’est-ce qui, à l’origine, vous a donné envie de faire ça ?
RA : Je m’en souviens très clairement. Quand j’avais onze ans, j’ai vu un film qui s’appelait Voyage en direction du soleil. Il ne parlait pas du tout de voyage dans l’espace, mais des premières traversées en bateau vers l’Amérique et les Antilles. J’avais appris tout cela à l’école, évidemment, mais ce film a rendu les choses plus réelles, en quelque sorte. Je n’avais jamais été aussi emballée par quelque chose de toute ma vie. Ce qui m’excitait surtout, c’était l’idée que notre monde avait été dangereux, autrefois, que d’immenses régions de notre planète restaient inconnues. Les hommes qui s’embarquaient pour ces voyages en mer ne savaient pas où ils allaient, et encore moins s’ils reviendraient. Ils risquaient leur vie par soif d’aventure, et cette idée m’électrisait. Plus tard, j’ai commencé à lire des choses sur les premiers pionniers de l’espace, et toutes ces impressions me sont revenues. J’imagine qu’elles ne m’avaient jamais vraiment quittée.
Rachel Alvin avait contacté Anita par email pour lui dire combien elle avait aimé son court métrage Moon Dogs, lequel tournait autour des courses de lévriers à Hackney. Elles avaient correspondu pendant un certain temps, puis avaient convenu de se retrouver dans un restaurant italien de Soho pour déjeuner. Rachel époustoufla Anita. Plutôt petite, elle s’exprimait avec mesure ; ses traits étaient trop anguleux pour faire d’elle une beauté conventionnelle, mais elle avait quelque chose d’intrépide, une liberté d’esprit qui la rendait irrésistible. Un lien immédiat se tissa entre elles. Plus tard seulement, quand Rachel lui demanda si elle était parente avec Mélanie Schleif, Anita comprit que ce n’était pas son film qui lui avait valu l’attention de Rachel, mais simplement son nom de famille.
— C’était ma mère, répondit Anita. J’avais huit mois quand elle est morte.
— Je n’arrive pas à y croire, dit Rachel. C’est mon héroïne depuis que je suis toute petite.
Elle était devenue très pâle, et ses yeux bleus s’emplirent de larmes. Anita éprouva une bouffée de jalousie, qu’elle réprima aussitôt. Sa mère était morte, après tout. Le plus important n’était pas comment elle avait rencontré Rachel, mais qu’elles se soient rencontrées tout court.
— J’ai quelques trucs qui lui appartenaient, dit-elle. Je pourrais te les montrer, si tu veux.
Le dimanche suivant, Rachel était venue la voir dans son appartement de Woolwich, et Anita lui avait montré les photos qu’elle y conservait, ainsi qu’une tirelire peinte en forme de cochon, un globe terrestre en bois et une biographie de Tereshkova, avec Mélanie Muriel Sheener inscrit au stylo bleu sur la page de garde.
— Ma grand-mère s’est débarrassée de la plupart de ses affaires ; elle trouvait ça trop perturbant de les garder chez nous, comme si un fantôme vivait dans la maison, expliqua Anita. Ces quelques objets sont tout ce qui reste.
Plus tard dans l’après-midi, elles prirent le bus jusqu’à Shooter’s Hill, et Anita montra à Rachel la maison où elle avait grandi, et où Mélanie avait elle aussi passé son enfance. Elle donnait sur la route principale, grande villa victorienne qui avait autrefois été une école, avant d’être divisée en appartements. Anita n’était pas venue depuis que sa grand-mère et elle avaient déménagé, dix-huit mois plus tôt. Elle remarqua que l’extérieur avait été repeint. Cela donnait à la maison une allure différente, plus neuve, presque comme si on avait effacé les années qu’elle y avait passé.
— L’intérieur est immense, dit-elle. Il y a une allée, par-derrière, qui va jusqu’à Oxleas Woods. Il y avait des digitales, là-bas. J’y jouais tout le temps, quand j’étais petite.
Elle aurait bien aimé montrer le jardin à Rachel, mais un cadenas avait été installé sur le portail du côté. Cela lui causa du chagrin, presque de la colère, d’être traitée comme une intruse dans un lieu qui avait été son foyer pendant si longtemps, même si elle savait que de tels sentiments étaient irrationnels. Elle se surprit soudain à regretter de n’avoir pas fait plus d’efforts pour racheter l’appartement.
— J’adorais cet endroit, dit-elle. Je m’y sentais toujours en sécurité.
L’appartement avait été vendu, et l’argent investi pour payer la maison de retraite de sa grand-mère. En raison de sa taille, l’appartement avait été estimé à un prix qui dépassait le budget d’Anita, même si, vu son état de désuétude, il avait fini entre les mains de promoteurs. Elle se disait maintenant que si elle s’était mieux battue, elle aurait pu trouver un moyen de se l’acheter. Elle regarda Rachel, qui prenait des photos avec son portable et contemplait les environs comme une touriste sur un site classé au patrimoine mondial. Elle toucha le dodo sous sa robe et songea combien il était curieux que la présence de Rachel ait provoqué non seulement son retour à cette maison, mais aussi la vague de nostalgie qui l’accompagnait.
C’était comme si ses sentiments grandissants pour Rachel avaient ouvert un compartiment spécial dans son esprit. Elle se demanda alors pourquoi elle ne lui avait pas dit toute la vérité sur les reliques de sa mère, pourquoi elle lui avait caché qu’en plus de la poignée d’objets qu’elle lui avait montrée, il y avait aussi plusieurs cartons remplis de lettres, de journaux intimes et de photos. Elle avait trouvé le tout parmi les papiers de sa grand-mère, et l’avait emporté dans son nouvel appartement de Woolwich.
Elle n’avait jamais examiné à fond le contenu des cartons. Quand elle était petite, elle avait vénéré sa mère comme une héroïne, exactement comme le faisait maintenant Rachel. Mais une fois parvenue en âge d’aller à la fac, elle avait commencé à ressentir le besoin croissant de ne plus être définie par elle.
La maladie de sa grand-mère avait changé la donne, pendant un certain temps, mais à présent Anita voulait de nouveau être libérée de sa mère. Elle voulait Rachel pour elle toute seule.
Quand le train arriva à Shoreham, il était presque vide. Anita descendit sur le quai, et la porte du train claqua derrière elle avec un bruit sourd. Une herbe jaunâtre poussait entre les dalles. Le soleil cognait. Un âcre relent d’algue et d’iode flottait dans l’air.
Rachel avait adoré cet endroit. Enfant, elle avait rarement quitté Londres ; l’idée d’aller au bord de la mer n’avait donc jamais perdu de son pouvoir enchanteur. La première fois qu’Anita l’avait emmenée voir Meredith, Rachel sortait de sa deuxième série d’injections, et sa coordination œil-main était très incertaine. Elle avait renversé une tasse de thé sur elle, se brûlant assez sérieusement. Meredith avait pris la situation en main, tartinant de la Biafine sur les brûlures de Rachel et lui trouvant une chemise propre à enfiler – un machin extravagant avec un haut col en dentelle et des boutons en strass.
— Je ne comprends pas, avait dit plus tard Anita, dans le train qui les ramenait vers Londres. Les vêtements qu’elle portait à la maison étaient toujours tellement ordinaires.
— Peut-être qu’elle se sent libre, maintenant, avait répondu Rachel. Libre d’être ce qu’elle veut au lieu de se conformer aux attentes des autres.
Anita avait trouvé cette idée réconfortante. Elle se sentit émue par la générosité d’esprit de Rachel, par sa capacité à accepter les gens simplement tels qu’ils étaient. Elle tourna le dos à la mer. C’était marée basse, et il n’y avait rien à voir à part des vasières.
Le foyer Southwater n’était qu’à un kilomètre de la gare, mais il fallait une rude grimpette pour l’atteindre. La vue depuis le sommet était sans doute en partie responsable du charme de l’endroit. La maison de retraite pourvoyait aux besoins d’une trentaine de résidents permanents ; avec ses couloirs carrelés et ses pelouses en pente, elle lui rappelait un peu ces hôtels du bord de mer des années vingt qu’on trouvait dans les romans policiers autrefois appréciés par sa grand-mère, ceux d’Agatha Christie et de Dorothy L. Sayers. Le personnel semblait entretenir sciemment cette illusion ; en son for intérieur, Anita trouvait certains d’entre eux plus excentriques que la majorité des résidents. Il y avait quelque chose de chaotique dans cet endroit, et c’était précisément cela qui l’avait convaincue que sa grand-mère y serait heureuse. Le hall sentait le détergent à la résine de pin et les tontes de gazon en décomposition, une odeur qui lui rappelait invariablement le jour où Meredith était venue s’installer ici. Le démantèlement de leur appartement de Shooter’s Hill avait été très dur pour elle ; elle était arrivée au foyer Southwater en larmes et désorientée. Quand Anita avait voulu l’embrasser pour lui dire au revoir, elle s’était accrochée à elle en l’appelant Mélanie. Lors de sa visite suivante, sa grand-mère était différente, mais elle allait mieux. Anita se demanda si Rachel avait raison, si Meredith éprouvait finalement la liberté d’être elle-même.
À l’accueil, le comptoir était désert. Anita hésita, se demandant si elle devait sonner ou monter directement à l’étage. Quelqu’un finit par apparaître, une jeune femme aux cheveux peroxydés et portant des lunettes. Elle poussait un chariot à linge d’une main, tout en serrant dans l’autre une liasse de journaux. Anita crut l’avoir déjà rencontrée lors d’une visite précédente, mais fut incapable de se rappeler son nom.
— Mademoiselle Sheener, dit la femme. Votre grand-mère est dans sa chambre. Elle n’est pas vraiment dans son assiette aujourd’hui, je le crains.
Anita ressentit la surprise habituelle en se voyant interpellée par le nom de famille de Meredith. C’était comme si, d’une certaine manière, elle était devenue sa grand-mère. Elle ne savait pas si le personnel ignorait son vrai nom, ou si cette femme l’avait simplement oublié.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-elle. Pourquoi ne m’avez-vous pas appelée ?
L’infirmière peroxydée fit un pas en arrière.
— Il n’y a pas de quoi s’alarmer, répondit-elle. Elle n’est pas malade ou quoi que ce soit ; c’est simplement un jour sans.
Anita prit cela comme un euphémisme ; cette femme essayait de lui dire que Meredith traversait une de ses périodes de confusion. Moins d’une semaine s’était écoulée depuis sa dernière visite, mais Anita savait que dans le monde de Meredith Sheener, le temps était parfois une notion instable. Cinq jours pouvaient passer sans qu’elle s’en rende compte, ou s’écouler aussi lentement que cinq années. Elle adressa un vague sourire à l’infirmière avant de filer à l’étage.
La chambre de Meredith était au premier, et donnait sur la mer. Elle était spacieuse, lumineuse et remplie d’un monceau de choses. Anita se souvenait d’en avoir vu une partie à Shooter’s Hill, bien sûr, mais il y avait aussi beaucoup d’objets nouveaux : des bibelots en porcelaine et des housses de coussins brodées, des objets exotiques aux couleurs vives qui se bousculaient pour prendre d’assaut la moindre surface. Tout comme les vêtements ostentatoires, ils semblaient plutôt faire partie de la nouvelle Meredith que de l’ancienne. Anita ne put s’empêcher de remarquer une certaine accumulation de poussière. Elle supposa qu’il était impossible pour le personnel de tenir la cadence imposée par le fatras de sa grand-mère.
Meredith était assise dans le fauteuil près du lit. Ses yeux étaient ouverts, mais son regard avait quelque chose de fixe et de vide qui lui donnait l’air d’une étrangère. La respiration d’Anita se bloqua dans sa gorge.
— Mamie, tu vas bien ? demanda-t-elle.
Elle s’agenouilla près du siège de sa grand-mère et prit ses deux mains dans les siennes. Les doigts de Meredith lui rendirent farouchement son étreinte, comme ceux d’un enfant anxieux.
— Je veux parler à Rachel, déclara-t-elle. J’ai quelque chose à lui dire.
Elle semblait soudain pleinement consciente, comme si un interrupteur avait été actionné en elle. Ses yeux flamboyaient d’une vie féroce. Elle donnait l’impression d’avoir rajeuni de vingt ans.
— Rachel n’est pas là, mamie, dit Anita. Sa permission est terminée. Elle repart en avion aux États-Unis la semaine prochaine. Je te l’ai dit hier soir au téléphone.
Elle se sentit submergée par une vague glaciale de pitié mêlée de désespoir. Elle se demanda si sa grand-mère avait ressenti la même chose quand elle avait dû expliquer à Anita que sa mère était morte. Dans un recoin de son esprit, elle lui envia sa capacité à exister dans un monde où Rachel était encore à portée, où son retour imminent était toujours possible. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle baissa la tête en espérant que sa grand-mère avait dépassé le point où elle pouvait remarquer ce genre de choses. Elle avait entendu dire qu’une des principales conséquences de la maladie était l’égocentrisme, l’incapacité à intérioriser les événements du monde extérieur. Mais Meredith libéra une de ses mains et la tendit pour lui incliner le visage, comme elle le faisait quand Anita était petite.
— Tu as l’air triste, dit-elle. Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à Rachel ?
Anita leva les yeux et songea, comme souvent par le passé, combien il était étrange qu’elles se ressemblent aussi peu. La mère d’Anita était blonde et robuste ; elle tenait cela de son père, Clæs Sheener, capitaine hollandais dans la marine, et à en juger d’après les photographies, Anita était sa copie conforme. Meredith Sheener était une femme de petite taille aux traits celtiques, avec une ossature fine et des yeux profondément enfoncés, aux paupières lourdes. Ses cheveux, autrefois noirs, avaient commencé à grisonner peu après la mort de Mélanie.
Anita sentit son cœur s’écraser sous le poids d’une tendresse soudaine. Meredith avait toujours montré une telle force d’âme. Même dans son état d’impuissance actuel, elle pensait en priorité aux autres.
— Non, mamie. Rachel va bien. Si tu veux lui dire quoi que ce soit, je peux lui transmettre ton message la prochaine fois qu’elle m’appelle.
Meredith relâcha son étreinte, et l’éclat farouche quitta ses yeux.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Je voulais lui dire qu’elle est tout le portrait de Mélanie, mais ça n’a plus d’importance maintenant qu’elle est partie.
Elle caressa les cheveux d’Anita, l’air brusquement fatiguée. Anita la fixa sans la voir. Elle pensait aux membres dégingandés de Rachel, à sa poitrine plate, ses cheveux cuivrés et son visage constellé de taches de rousseur. Avant d’entamer la procédure Kushnev, Rachel avait l’habitude de dire en plaisantant qu’elle était déjà plus qu’à moitié cafard. Elle n’avait rien à voir avec Mélanie ; avec leur peau claire et leurs pommettes toutes rondes, Anita et sa mère se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Et pourtant c’était peut-être vrai, après tout. Rachel et Mélanie étaient toutes deux des femmes d’action courageuses, prêtes à mourir pour ce en quoi elles croyaient. Alors qu’Anita s’était toujours contentée de rester à l’écart, en spectatrice.
Sa mère ne l’avait pas suffisamment aimée pour rester sur Terre pour elle, et Rachel non plus. Anita se mit à pleurer.
— Tout est ma faute, mamie, dit-elle. J’aurais dû trouver un moyen de l’arrêter, mais je ne savais pas comment faire. Je l’aime tellement. C’est presque pire que si elle était morte.
Si Rachel était morte, elle serait à l’abri, d’une certaine manière, dans le cocon du souvenir et de l’amour. Dans la situation présente, elle subsistait à l’état de monstre, dédiée à une vie où les sentiments personnels étaient peu de chose comparés à sa vocation, à cette mystérieuse voix intérieure lui disant que sa place n’était pas ici, mais ailleurs. Un ailleurs si éloigné qu’il était impossible pour un esprit normal de le concevoir.
Et pourtant, dans une centaine d’années, quand Anita serait morte et enterrée, Rachel penserait-elle parfois à elle ? Se souviendrait-elle de l’après-midi qu’elles avaient passée ensemble à Shooter’s Hill, des digitales aussi vives que des banderoles dans l’herbe haute ?
Elle enlaça les genoux de sa grand-mère et pleura. L’infirmière peroxydée serait furieuse si elle entrait et la trouvait dans cet état. Elle lutta pour réprimer ses larmes.
— Je suis désolée, mamie, dit-elle. Je ne voulais pas t’inquiéter. Je suis seulement fatiguée.
Sa grand-mère garda le silence, les yeux braqués sur un horizon invisible, les deux mains désormais sagement posées de part et d’autre du corps. Le cœur d’Anita manqua un battement. Pendant un terrible instant d’irréalité, elle se demanda si sa grand-mère était morte, si elle était morte à cause de ses pleurs – ce qui, là encore, serait de sa faute. Puis ses mains bougèrent enfin, froissant la soie mauve de la jupe qu’elle portait. Anita se mit debout et se pencha sur elle avec inquiétude. Le pendentif en forme de dodo s’échappa de sous son chemisier. Il se balança dans l’air en tournant lentement au bout de sa chaîne.
— Est-ce que tu veux que je t’apporte quelque chose ? demanda Anita. Une tasse de thé ?
Meredith Sheener leva les yeux vers elle et sourit, ce qui plissa la peau délicate au coin de ses yeux. Puis elle tendit la main vers le pendentif pour le saisir, comme un petit enfant essayant d’attraper un papillon. Elle le tapota du bout des doigts afin de le faire danser et tressauter, l’amenant aussi près que possible du vol naturel.
— Je m’en suis voulu pendant des années, pour Mélanie, dit-elle. Nous avons eu une terrible dispute, la veille de son départ. Tu étais encore si minuscule, et je lui ai dit qu’elle était folle et égoïste, qu’elle te négligeait au profit de sa carrière. Elle m’a dit que j’étais jalouse, que je voulais la changer en femme au foyer, comme moi. Tout cela était faux, mais je n’étais pas honnête moi non plus, je me servais de toi comme d’un prétexte. Elle a fait une chose très étrange, vois-tu. Elle m’a demandé de garder ce pendentif pour elle. Elle n’avait jamais agi ainsi auparavant, elle ne l’enlevait jamais. Sa meilleure amie le lui avait donné à la fac, et elle le portait constamment, même sous la douche. Je me suis mis en tête que quelque chose de terrible allait se produire. Je ne pouvais pas supporter l’idée de la perdre, tu comprends. (Elle prit la main d’Anita et lui serra les doigts avec une force surprenante.) Je prenais pas mal de photos, aussi, il y a bien longtemps. À une époque, j’ai pensé que cela pourrait me mener à quelque chose, mais avec la naissance de Mélanie, et Clæs qui s’en allait comme ça, tout est devenu si difficile, si compliqué. Je suppose que j’ai laissé les choses m’échapper. Je commençais tout juste à me dire que je pourrais peut-être m’y remettre, reprendre là où j’en étais restée. Mais alors Mélanie est morte, et c’était comme si la marée m’avait laissée échouée derrière elle. Comme quand on marche au bord de la mer au crépuscule, tu sais à quoi ça ressemble ici, quand la marée est basse et que le sable est humide et luisant comme un miroir. C’est magnifique, le crépuscule, mais c’est le moment le plus solitaire de la journée. Je me sentais complètement désorientée, comme si j’avais perdu pour toujours le chemin de ma maison. J’ai même éprouvé une certaine compassion pour eux, tu sais, les gens qui ont fait ça, les gens de Dieu. L’idée du voyage dans l’espace semblait si terrifiante, si dangereuse, comme errer dans une maison remplie de mauvaises choses. Cela me paraissait très anormal, même si j’étais tellement fière d’elle que j’en avais le souffle coupé. (Elle tendit de nouveau la main vers le pendentif, le tenant cette fois entre le pouce et l’index.) Ton amie Rachel était si belle. Je la trouve très courageuse de renoncer à tout ça.
— Elle est toujours belle, mamie, dit Anita. Du moins, elle l’est pour moi. (Elle s’assit au bord du lit. Ses yeux lui paraissaient gonflés, après avoir pleuré.) Viens, maintenant. Allons voir s’il y a du monde dans la salle à manger.
Elle se leva et lui tendit la main. Sa grand-mère la fixa, perplexe, comme si sa main était une apparition miraculeuse. Anita se demanda ce qu’elle se rappellerait de leur conversation. Les nouveaux médicaments donnaient des résultats incroyables, mais le médecin l’avait prévenue de ne pas se montrer trop optimiste sur le pronostic à long terme.
— C’est comme souffler sur des braises mourantes, avait-il dit. On obtient une lueur et un peu de chaleur, mais ça ne dure pas.
Elle avait été frappée par le caractère inhabituel de son mode d’expression, si riche en métaphores, presque comme le langage d’un poète. Elle songea à ses yeux las, ses doigts tordus, à sa gentillesse profonde, en particulier quand il annonçait une mauvaise nouvelle. Il semblait prendre à cœur le moindre échec, comme s’il était personnellement responsable de l’impuissance de la médecine face à la mort.
Je me demande si je pourrais le filmer, pensa-t-elle. Je me demande s’il me laisserait faire, si je lui en parlais.
Les cartons étaient dans le placard sous l’escalier, coincés tout au fond derrière l’aspirateur et la vieille planche à repasser de sa grand-mère. Il y en avait trois : deux gros tamponnés du logo d’une firme de produits alimentaires bien connue, et un autre, moitié plus petit, sans marque distinctive. Elle commença par le plus petit. Elle ne gardait qu’un vague souvenir du moment où elle avait fait les cartons, de ce qui était allé dans l’un ou dans l’autre, mais elle vit presque tout de suite que le troisième contenait surtout les papiers administratifs de sa mère – certificat de naissance, passeport, dossiers médicaux – rien qui ait un intérêt immédiat. Les deux autres étaient plus prometteurs. Ceux-là contenaient des photos et des cartes postales, des lettres d’anciens petits amis, une boîte de caramels en métal remplie de pin’s ainsi qu’un taille-crayons en forme d’Apollo 13. Au fond du deuxième carton, elle trouva trois carnets à dos toilé : c’étaient les journaux intimes de Mélanie. Ils couvraient sa dernière année à Oxford, ainsi que les mois ayant précédé son enrôlement dans le programme spatial. Anita apprit avec surprise qu’elle y était entrée en tant qu’ingénieur au sol. C’était sans doute comme ça qu’elle avait rencontré Malcolm Schleif, même si elle ne trouva aucune mention de lui dans ces pages.
Une carte postale était fichée dans la couverture intérieure d’un des carnets. C’était la reproduction en couleurs de Dodo dans un paysage, du peintre Rœlandt Savery. Une unique phrase était griffonnée au dos, en majuscules noires aux angles pointus : N’oublie pas tes ailes. La carte avait été postée à Oxford, et adressée au nom de Mélanie, à l’appartement de Shooter’s Hill. Elle était signée : Avec toute mon affection, Susanne. Anne déduisit d’après le timbre qu’elle avait été envoyée moins d’un mois avant la mort de sa mère.
Elle passa rapidement en revue les paquets de lettres, dans l’espoir de découvrir un indice sur l’identité de Susanne. Au bout de cinq minutes environ, elle trouva ce qu’elle cherchait : une enveloppe à bulles marron contenant plusieurs dizaines de lettres manuscrites, et à peu près le même nombre de mails imprimés. Tous provenaient de Susanne Behrens, qui écrivait parfois de Hambourg et parfois d’Oxford, mais toujours sur un ton personnel et affectueux.
Étrangement, avec leurs private jokes grivoises et leurs surnoms intimes, les lettres de Susanne conféraient plus de réalité à la mère d’Anita que tous les souvenirs de sa grand-mère mis bout à bout.
Ses mains étaient couvertes de poussière. Elle les essuya sur son jean et partit allumer la bouilloire. Le téléphone sonna au moment où l’eau frémissait. Quand elle décrocha, elle fut accueillie par la voix de Serge.
— Je voulais juste voir si tu étais déjà rentrée, dit-il. Je n’arrivais pas à te joindre sur ton portable. Je commençais un peu à m’inquiéter.
— Ma batterie était à plat, expliqua-t-elle. J’avais oublié de prendre mon chargeur. Je ne suis revenue que ce matin.
Chacune de ces déclarations était un mensonge. Cela faisait trois jours qu’elle était rentrée à Londres, et après le quatrième appel de Serge, elle avait tout simplement éteint son téléphone. Pour une raison qu’elle n’arrivait pas à cerner, le départ de Rachel avait tout changé. Elle ne parvenait pas non plus à oublier le ton de sa voix quand elle lui avait parlé pour la dernière fois, l’impression qu’il avait quelque chose à cacher. Elle aurait bien aimé repousser indéfiniment cette conversation, mais elle savait que c’était impossible. Tôt ou tard, elle allait devoir affronter ce qui s’était passé.
Elle lui demanda comment il allait, et il répondit : « Bien ». Il demanda des nouvelles de sa grand-mère, et elle marmonna une réponse guindée. S’ensuivit un bref silence inconfortable, puis il lui dit ce qui, elle le savait, était la raison première de son appel.
— Écoute, Anita, lança-t-il. Je pense qu’il faut que je te dise que j’ai commencé à voir quelqu’un. Je ne voulais pas que tu l’apprennes par un autre.
Elle s’appelait Bella Altman, et elle était compositrice de musique électro.
— Tu as sans doute déjà entendu certains de ses morceaux, en fait, poursuivit-il. Elle a fait des centaines de musiques de pub. Difficile d’y échapper.
Il eut un petit rire tendu qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. Elle comprit qu’il attendait de lui dire cela depuis leur dernier coup de fil ; peut-être même avait-il voulu le lui dire avant.
— Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ? demanda-t-elle. Tu ne crois pas que tu devrais plutôt en parler à Rachel ?
Il y eut un nouveau silence gêné.
— Tu crois qu’elle a besoin de le savoir ? dit-il enfin. Ce n’est pas comme si elle pouvait le découvrir par elle-même.
Il était en train de lui demander la permission de traiter Rachel comme si elle était morte. Non, pensa-t-elle brusquement. Il cherche à savoir si tu comptes le lui dire toi-même.
Elle ressentit une vague de colère, si froide et si profonde qu’elle sut que ce serait irréversible, que si Serge et elle se revoyaient, ils seraient des étrangers l’un pour l’autre.
— Je ne vais pas aller cafter, si c’est de ça que tu as peur, dit-elle. Ce que tu fais ne me regarde pas. C’est Rachel qui m’intéresse, pas toi.
Elle attendit un instant pour voir s’il ajouterait quoi que ce soit, puis elle raccrocha. Elle remplit sa tasse de café avec de l’eau chaude et repartit trier les lettres de Mélanie. Elle se demanda quel pourrait être le meilleur moyen de retrouver Susanne Behrens.
Les vols civils vers les États-Unis avaient atteint un coût prohibitif, mais Clement Anderson avait appuyé sa demande de visa, ce qui lui avait permis de faire passer une partie du billet en subvention de recherche.
Un officier subalterne l’attendait à l’aéroport, et l’escorta jusqu’à un motel situé à un court trajet en bus de la base. Les protocoles inévitables se succédèrent ensuite, deux jours de débriefing et de papiers à remplir. Elle avait demandé si elle pouvait filmer toutes ces modalités, mais sa requête avait été poliment rejetée.
L’équipage d’Aurora 6 était désormais maintenu en isolation plus ou moins permanente. Chaque membre était autorisé à recevoir une ultime visite avant le jour du lancement, trente dernières minutes avec un ami ou un parent de l’extérieur. Anita avait pu parler plusieurs fois à Rachel au téléphone, mais elle avait toujours supposé que la visite reviendrait à Serge. L’invitation l’avait prise complètement par surprise.
Finalement, on l’amena dans une pièce quasiment vide, mis à part une table, deux chaises, et un canapé bas en skaï marron dans un coin. Il y avait un panneau de verre fumé sur une paroi, et elle supposa qu’il s’agissait d’un miroir sans tain. Au bout de dix minutes d’attente, la porte s’ouvrit et Rachel apparut. Elle était vêtue d’une combinaison grise, en soie ou en substitut synthétique. Ce qui restait de ses cheveux était en grande partie caché sous un bonnet étroit, qui rappela à Anita les charlottes que portaient les chirurgiens en salle d’opération. Les quelques mèches de cheveux visibles avaient un aspect sec et friable, presque comme des touffes d’herbe grillée.
Ses lèvres étaient rouge vif. Elles paraissaient artificiellement plaquées sur son visage, craquelées et granuleuses comme des croûtes.
Rachel ferma la porte derrière elle et s’avança dans la pièce. Ses poignets, qui pointaient hors des manches de la combinaison ample, étaient squelettiques, ses ongles épaissis et noirs. Ses yeux étaient durs et vitreux, à peine humains. Les seules traces de sa beauté subsistaient dans la ligne délicate de sa mâchoire et dans son arcade sourcilière noble.
Anita quitta la table et alla à sa rencontre. Une douleur lancinante naquit sous son sternum, comme si elle essayait de retenir son souffle sous l’eau.
— Est-ce que je peux te toucher ? demanda-t-elle.
— Bien sûr que oui, dit Rachel. Viens là.
Elles s’enlacèrent. Au toucher, le corps de Rachel lui fit l’effet d’un amas de tubes de verre maintenus ensemble par des bandes de papier et des bouts de corde. Elle sentait l’ensilage, ou encore les restes de tonte sur le tas de compost au foyer Southwater. Elles s’assirent de part et d’autre de la table en formica. Anita toucha la main de Rachel, en se faisant la réflexion que depuis l’autre côté du miroir sans tain, elles devaient ressembler à deux actrices dans une scène de prison quelconque.
Elle part vraiment là-haut, songea Anita. Pour la première fois, la vue de son amie provoquait en elle non du chagrin ou de la colère, mais de l’émerveillement.
Elles discutèrent à voix basse. Rachel lui demanda comment allait Meredith, et Anita lui parla de sa quête de Susanne Behrens.
— Je veux l’interviewer pour le film, expliqua Anita. D’après ses lettres, on dirait qu’elle connaissait ma mère mieux que personne.
— Le film sera fantastique, dit Rachel. Ta mère aurait été si fière de toi.
Anita lui caressa le dos des mains. Alors que leur demi-heure touchait à sa fin, elle détacha le pendentif dodo de son cou et le tendit à Rachel. La chaîne était encore imprégnée de la chaleur de son propre corps.
— Emporte-la avec toi, quel que soit cet endroit où tu vas, dit-elle. C’est ce qu’elle désirait le plus au monde.
Les yeux en diamant de Rachel parurent scintiller. Elle referma ses doigts sur la figurine en argent, très lentement, comme si toucher quoi que ce soit de solide lui était désormais douloureux.
— Je vous emporterai toutes les deux, répondit-elle. (Sa voix était réduite à un chuchotement sec, comme des herbes hautes se balançant dans la brise.) Je n’aurais pas pu y arriver sans toi.
Il fallut un certain temps à Anita pour trouver un exemplaire de Voyage en direction du soleil. D’après ce qu’elle en savait, il n’était jamais sorti en DVD, et quand elle localisa enfin une copie vidéo sur un obscur site de fans, elle fut surprise par le coût demandé pour le transférer sur support.
La copie était loin d’être parfaite, mais pour une conversion VHS, c’était plus qu’acceptable. Pour Anita, Voyage en direction du soleil incarnait parfaitement le style épique propre au type de cinéma ayant atteint son apogée vers la fin du XXe siècle. C’était un long film de presque trois heures, regorgeant d’imagerie significative et d’effets spéciaux datés, mais spectaculaires.
Les principaux acteurs étaient Rowan Amherst dans le rôle du capitaine, Hilary Benson dans celui du second, et Aurelie Pelling, qui incarnait Lilian Furness, la fiancée du capitaine – nominée à un Oscar pour sa performance. Anita les trouvait tous les trois impressionnants, même si à ses yeux la star restait indubitablement le jeune Joshua Samuelson dans le rôle de Linden Brooks, le mousse. C’était son premier grand rôle, et il le jouait à la perfection. Le personnage de Brooks était ambigu. Il était intelligent, mais sournois, courageux, mais fourbe, et Samuelson faisait ressortir ces contradictions avec beaucoup de talent et de perspicacité. Anita trouva cela très juste et bien vu que la dernière scène du film soit centrée non pas sur le capitaine à moitié mort de faim ni sur le second mutiné, mais sur le mousse machiavélique.
De tous les membres de l’équipage, il était le seul à s’épanouir dans ces conditions extrêmement difficiles. Sa peau était hâlée au point d’en devenir presque noire, il ne restait plus une seule once de graisse dans son corps, et pourtant ses yeux pâles brûlaient d’une lumière pure, presque extatique par son intensité.
Il volait une main après l’autre dans le gréement jusqu’au nid-de-pie, maigre et aussi agile qu’un singe.
— Terre, s’écriait-il. Terre en vue !
Ses cheveux agglutinés par le sel flamboyaient de rouge contre l’azur du ciel.
Ces images étaient un pur produit d’Hollywood, mais comme toujours avec le grand cinéma, elles faisaient naître l’inspiration et possédaient leur propre beauté. Anita découvrit qu’elle n’avait aucune difficulté à comprendre comment la petite Rachel, sa jeune âme déjà enflammée par des idéaux romantiques, aurait pu s’identifier à ces pionniers de fiction. Le mousse Linden Brooks, avec sa masse incandescente de cheveux roux et son excitation frénétique à la vue d’un nouveau continent, aurait facilement pu être son frère jumeau.
Elle éjecta le DVD du lecteur et le replaça soigneusement dans son boîtier en plastique transparent, consciente que c’était une part de Rachel qu’elle pouvait garder avec elle pour toujours. Elle pensa à son amie, suspendue dans l’espace, son processus interne désormais aussi mystérieux et miraculeux que celui d’une chrysalide, et sentit distinctement un message passer entre elles.
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