Un livre papier a une présence physique forte : sa couverture, sa taille, son poids, voire son odeur pour les obsédés du reniflage. On peut aussi l’offrir ou le recevoir comme cadeau, tomber dessus au détour d’un marché aux livres. Mieux, on peut se l’approprier par le biais de notes en marge, de dédicaces ou de page cornée. Une fois lu, on le range dans sa bibliothèque, marqueur social, étal de savoir et de bon goût.

Dans l’esprit du lecteur, tous ces éléments se combinent pour faire partie intégrante de l’œuvre, ou plus précisément de l’expérience de lecture de l’œuvre.

À l’inverse, un ebook est neutre et intangible. La couverture est typiquement rendue en noir et blanc, et disparaît en cours de lecture. On ne confond jamais le support de lecture (liseuse, tablette) avec l’œuvre qui s’y affiche. La mise en page, polices, typographie sont standardisées, laissées au choix du lecteur. Appauvri de ses composantes physiques, seul subsiste le texte, brut, dématérialisé et dépourvu de ses atours typographiques.

Ainsi se résume souvent l’argument contre le livre numérique.

Dans les faits, la croissances du marché démontre la popularité du nouveau format, en dépit de ces limitations.

Après tout, les avantages ne manquent pas : l’achat se fait à distance, à toute heure et en tout lieu, l’intégralité d’une bibliothèque tient dans l’équivalent volume/poids d’un carnet de notes, les fonctions de recherche permettent de situer une citation sans feuilletage laborieux, et les outils sociaux permettent de partager des extraits avec ses amis en ligne.

Le support numérique enrichit aussi la lecture de quelques atours quasi-magiques. L’offre Amazon, par exemple, promet l’accessibilité universelle aux livres achetés : qu’on se trouve dans un café à Tokyo ou dans un chalet en Suisse, toute œuvre peut être conjurée en quelques instants sur n’importe quel support à disposition (Kindle, ordinateur portable, téléphone mobile). Et pas seulement le texte brut, mais aussi les annotations personnelles, jusqu’à la page exacte en cours.

Toutefois, l’impact du numérique est bien plus profond que ces tours de passe-passe technologique.

Le cas d’école de la musique, qui a subi l’arrivée du numérique avec quelques années d’avance, permet de prendre un peu de recul. Le constat qui ressort du passage du disque au MP3, puis au cloud (Spotify, iCloud, Google Play Music dans quelques jours), c’est l’accessibilité universelle de toute la musique (ou presque) comme prémisse de base. De là, on ne réfléchit plus à manipuler l’objet ; à la place, on associe la musique à une écoute dans une variété de contextes : playlist pour courir, fond sonore dans les transports en commun, portable comme DJ public à une fête, papillonnage d’artistes mentionnés dans un tweet ou un magazine.

De la même manière, la littérature numérique substitue à l’objet livre la seule expérience de lecture. C’est d’ailleurs flagrant dans les approches marketing respectives : les éditeurs vendent tel ou tel roman, symbolisé par sa couverture, voire une photo du livre ; Amazon & cie vendent l’expérience de lecture, à travers des images de gens lisant béatement à la plage ou dans le train. Ils ne présentent plus la littérature comme un produit, mais comme un service. Le livre n’est plus l’essentiel, c’est la lecture qui le devient.

Cette reformulation sous-tend un changement fondamental dans le monde de l’édition, dont les symptômes sont bien connus : les éditeurs s’inquiètent, la faillite guette les librairies et les bibliothèques assument un rôle de plus en plus incongru.

La balle est aujourd’hui dans le camp des plateformes de vente en ligne (Amazon, Apple, Kobo/Fnac, ePagine, Immatériel, etc.), ce qui n’est pas forcément dans l’intérêt des lecteurs. Qu’on reproche ou non à ces géants d’avoir fait dérailler la fragile chaîne du livre, on ne saurait trop répéter le danger de leur nature propriétaire et fermée. Amazon ne se prive pas de retirer des ebooks achetés des comptes de ses clients, sous des prétextes douteux. Le lecteur est en droit de se demander si les œuvres ainsi acquises, non contentes d’être souvent bardées de DRM et dans un format incompatible avec les liseuses concurrentes, ne sont pas en fait en location conditionnelle. La vigilance est de mise et tous les choix comptent.

Cependant, cet oligopole menaçant ne représente que la partie émergée de l’iceberg, et il est facile de passer à côté de tout un écosystème de services qui se développe et innovent autour de la littérature. Or c’est là qu’il nous faut porter toute notre attention.

Pour reprendre l’analogie du monde musical : les labels et les disquaires ne sont plus la face visible de la musique. Le public passe aujourd’hui avant tout par des services comme Spotify, Deezer, iTunes, Last.fm, YouTube, SoundCloud ou Songkick. Réorganisation des intermédiaires, avec l’apparition de portails construits sur et autour du patrimoine musical existant.

Les services de littérature numérique restent encore relativement confidentiels, mais gageons qu’avec la multiplication des liseuses et tablettes, les plus réussis ne le resteront pas longtemps.

Des candidats embryonnaires, nous retenons entre autres Goodreads et Readmill (réseaux sociaux de lecture, de partage et de découverte), Kobo Reading Life (plateforme d’échange sociaux autour de livres et de passages), les Kindle Singles (fiction, essais ou journalisme en ebook de longueur moyenne) ou Unbound (sorte de Kickstarter dédié aux projets littéraires).

Certains misent sur l’auto-publication en ligne et l’aspect communautaire, parfois couplé à un espoir de mise en vente, comme Figment, Jottify ou Wattpad (ce dernier apparemment populaire mais horriblement orienté fan fic et ado).

Dans d’autres cas, il s’agit simplement de recycler des canaux de diffusion existant pour y glisser de la fiction, comme les podcasts, Twitter, ou tout récemment, Little Printer, une mini-­impri­mante qui produit chaque matin une bande d’information sur papier, dont des micro-nouvelles de Jeff Noon.

Plus professionnel, StoryBundle propose une sélection d’ebooks par des auteurs indépendants. L’originalité ? Le lecteur paie ce qu’il veut et choisit le pourcentage qui va aux auteurs, à la plateforme et… à une œuvre de charité au choix. Le récent HumbleBundle, dédié à la science-fiction, proposait des textes de Neil Gaiman, John Scalzi, Cory Doctorow, Kelly Link ou encore Lauren Beukes – excusez du peu !

Toutefois, l’un des services les plus emblématiques reste probablement Byliner, un site hybride qui intègre plusieurs concepts de manière fluide. Éditeur, d’une part, qui publie des textes originaux de fiction et des essais de longueur moyenne, à l’achat notamment via Kindle Singles, mais aussi sur d’autres plateformes. Agrégateur, d’autre part, qui répertorie par auteur des textes publiés ailleurs en ligne. Fournisseur de contenu, enfin, en permettant aux lecteurs de s’abonner à leurs auteurs favoris et de parcourir le catalogue par affiliations ou recommandations. Une approche originale qui se démarque par la qualité de son interface et le sérieux de ses choix éditoriaux – on y trouve par exemple un roman original sérialisé de Margaret Atwood.

De ces quelques exemples, on devine déjà différents axes : l’aspect social, l’aspect découverte et recommandations, la fiction sur abonnement ou encore la publication modulaire ou régulière. Il est encore trop tôt pour juger lesquels sont les plus prometteurs.

Ce qui est certain, c’est que l’écosystème qui englobe le livre numérique va continuer à s’enrichir. Ce qui ne l’est pas encore, c’est de savoir si le résultat se substituera avantageusement à la mémoire du livre papier.


Avec ce numéro 8, Angle Mort atteint son deuxième anniversaire. Deux ans de dur labeur chronophage pour une équipe entièrement bénévole1, mais un nombre de lecteurs croissant et des critiques qui, au-delà des encouragements, valident un certain nombre de nos choix éditoriaux. Fiers du parcours accompli, certes, mais aussi à la croisée des chemins. Doit-on continuer ainsi, sans rien changer à la formule ou tenter de prendre de l’ampleur en essayant de mettre en pratique les nombreuses idées qui nous titillent ? En l’état actuel des choses et malgré tous nos efforts, nous ne pouvons en faire plus.

En attendant, nous espérons, une fois de plus, vous offrir de bons moments de lecture avec ce numéro et les interviews des auteurs correspondants aux textes (à l’achat du numéro seulement).

Theodora Goss et Vandana Singh, deux jeunes femmes qui écrivent en anglais (l’une est d’origine Hongroise, l’autre est Indienne), nous offrent deux textes de science-fiction aux antipodes l’un de l’autre, mais qui démontrent la multiplicité du genre. Si la première pousse une expression dans ses derniers retranchements, la deuxième mêle mathématique et émeutes raciales pour un résultat vertigineux.

Du côté francophones, deux auteurs déjà publiés en ces lieux reviennent avec des textes qui leur ressemblent. Jean-Claude Dunyach nous fait le récit d’une étrange invasion tandis que Léo Henry nous transporte dans un monde post-apocalyptique loin des clichés.

Une livraison, une fois de plus, concoctée avec enthousiasme et passion, mais également avec tristesse. Un de nos amis et un des plus grands auteurs de science-fiction française, Roland C. Wagner, nous a quitté brutalement l’été dernier. Nous avons pensé à lui et à ses proches durant toute la conception de ce numéro.

  1. 1Si la rédaction est bénévole, nous nous efforçons tout de même de rémunérer le mieux possible nos collaborateurs extérieurs, auteurs et traducteurs.