Après deux années de silence, mais d’un silence de lecture, la revue Angle Mort revient pour un treizième numéro. Entre temps, nous avons reçu, à notre grande surprise, le prix de la ‘meilleure revue européenne’, décerné par la Société Européenne de Science-Fiction lors de la convention d’Amiens qui s’est tenue en juillet 2018. Et quelle belle surprise ! Toute l’équipe d’Angle Mort remercie chaleureusement les membres du jury pour cette récompense. Les problèmes qu’Angle Mort rencontre sont, malheureusement, toujours les mêmes : les faibles ventes des numéros précédents, ainsi que la difficulté à obtenir des financements auprès des diverses institutions culturelles, ne nous permettent pas de payer tous nos contributeurs (les écrivains, les traducteurs, les artistes). Nous essayons toujours de les rétribuer pour leur travail, pour leur œuvre, mais cela ‘limite’ grandement notre action (pas de traduction de textes longs, par exemple), ça la ralentit aussi (nous passons pas mal de temps à préparer des dossiers de financements qui n’aboutissent pas toujours). Nous remercions nos lectrices et lecteurs, les occasionnel·le·s comme les plus assidu·e·s, pour leur patience. Nous espérons qu’elle ne sera pas vaine et que vous apprécierez ce numéro !
Vous y trouverez un appel, rédigé par le comité éditorial d’Angle Mort, intitulé ‘Futurs Matériels’. Il propose une première thématisation possible de la revue et invite à la collaboration. Cet appel ne vise pas à cloisonner les publications à venir de la revue, mais simplement à formuler une de leurs lignes directrices, à exprimer ce à quoi nous sommes particulièrement sensibles. D’autres thématisations possibles s’ajouteront au fur et à mesure des numéros.
Un article inédit en français du physicien José Halloy vient à la suite de cet appel. Il trace des pistes pour la recherche scientifique sur la durabilité de ce qu’il appelle les ‘machines vivantes’.
Après cela, place aux quatre nouvelles de science-fiction :
D’abord la nouvelle ‘Sing’ de l’écrivaine suédoise Karin Tidbeck, qui s’apparente à une science-fiction anthropologique façon Ursula K. Le Guin. Ensuite, une nouvelle de l’auteur chinois Han Song, ‘Le Voyage téléphonique’, dont l’œuvre contraste par le ton plus sombre qu’elle adopte comparée avec d’autres œuvres du genre traduites du chinois. Puis c’est au tour d’H.V. Chao, écrivain américain, de nous faire visiter son ‘Musée du Futur’ et de nous montrer les paradoxes que recouvre toute entreprise de ‘patrimonialisation’ du futur. Enfin, le numéro s’achève sur une nouvelle percutante du français Jean-Marc Agrati ; ‘Le Filtre à air’ pourrait bien constituer, en effet, un des meilleurs épisodes de la série Black Mirror. Le tout est servi sous une couverture de l’artiste polonais Robert Proch. On note que c’est bien la première fois qu’Angle Mort réunit une équipe aussi internationale !
Appel : Futurs Matériels
Dans un éditorial précédent publié en juin 2012 et intitulé « Obsolescence », l’équipe fondatrice de la revue Angle Mort expliquait que la littérature de science-fiction avait perdu sa capacité à parler du monde présent. Leur argument était le suivant : la science-fiction ne fait que répéter l’imaginaire historique qu’elle s’est créé au cours du siècle dernier (stagnation autour de thèmes devenus classiques) au lieu de suivre les évolutions culturelles, technologiques et scientifiques du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. D’après eux, le Sense of Wonder, le vertige cognitif autrefois propre à la science-fiction, se voit dépassé par celui provoqué par la science ou par les langages créés à travers les nouvelles technologies d’information et de communication. C’est ce constat que nous souhaiterions réviser aujourd’hui.
Plutôt que de dire que la science-fiction a coupé ses liens avec la réalité, nous affirmons qu’elle n’a jamais été aussi présente dans le monde. Même ses thèmes les plus classiques (comme la conquête du système solaire, l’exploitation spatiale, les « augmentations » du corps humain, ou encore l’avènement de la singularité) sont à l’étude par des compagnies de milliardaires en vue de mises en œuvre – il est vrai – plus ou moins concrètes. Comme l’avait si bien dit James Ballard, on ne reconnaît plus ce qui est réel de ce qui est fictionnel.
C’est notre sens de la réalité qui est à l’épreuve. Parler de sens de la réalité, ce n’est pas parler de ce qui est vrai et de ce qui est faux selon les critères de la logique formelle, mais de la façon dont on éprouve la réalité du monde dans la vie de tous les jours. Et dans le cadre de nos expériences quotidiennes, il n’y a pas toujours d’opposition stricte entre le vrai et le faux, le réel et l’irréel, mais il y a toute une palette de choses, d’événements ou de situations qui paraissent plus ou moins acceptables, vraisemblables, tangibles. Parce que les méthodes et les processus par lesquels on apprend à connaître le monde qui nous entoure sont l’objet de controverses.
Nous savons, par exemple, que l’activité humaine détruit concrètement notre environnement. Nous savons que les sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons ne sont pas soutenables, puisqu’elles consomment des quantités de matière et d’énergie toujours croissantes que la Terre n’est pas en mesure de regénérer à une échelle de temps humaine. Nous savons donc que notre niveau de vie est réellement menacé et que beaucoup des objets techniques qui nous entourent ne seront peut-être plus reproductibles – ou en tout cas pas comme ils le sont aujourd’hui – dans un avenir proche. On dit souvent qu’Internet est un univers virtuel, mais on ne rappelle jamais assez que pour disposer d’Internet, d’ordinateurs, de smartphones, de tablettes, il existe toute une infrastructure matérielle et énergétique dont le coût environnemental – et social – ne fait que croître. Nous disposons de mines qui épuisent (car rendus inutilisables après transformation) les stocks de métaux disponibles ; de mineurs exploités dans des conditions de travail indignes ; de raffineries pour traiter les métaux récoltés ; d’usines pour fabriquer les composants informatiques, puces, circuits imprimés, etc. ; de pétrole pour transporter les matières et les composants tout au long du processus de fabrication et de vente ; de data centers consommant une énorme quantité d’énergie pour être alimentés et refroidis… Aussi pourrait-on se demander quel est le coût carbone (donc réel) d’un tweet, d’un like, d’un email, ou du site internet de la revue Angle Mort ? La « révolution numérique » est-elle durable ou ne constitue-t-elle qu’un moment dans l’histoire qui s’achèvera dès lors que les ressources manqueront ?En revanche, on ignore jusqu’à quand nos sociétés industrielles perdureront. Les réactions face à ce problème sont extrêmement diverses parce que les façons dont on éprouve sa réalité sont diverses. Nous vivons dans un monde où un climatosceptique se fait élire – par le truchement d’un système électoral peu démocratique – président d’une des plus grandes puissances ; où des survivalistes se préparent à l’effondrement à venir ; où des chercheurs et des spécialistes militent pour d’autres formes d’organisations sociales, politiques et économiques (négawatt, low tech, décroissance, etc.) ; où d’autres scientifiques travaillent pour des compagnies privées afin de développer l’exploitation spatiale et continuer la course à la consommation matérielle et énergétique, à l’industrie et au capitalisme, au-delà de la Terre ; où de simples citoyens constituent des collectifs pour défendre leur environnement. Dans ce contexte où la réalité ellemême est problématique, comment savoir quoi faire ? Quelle position prendre ? Comment la science-fiction peut-elle intervenir ? L’a-t-elle déjà fait ?
Par-là, ce que souhaite Angle Mort, c’est réunir chercheurs, ingénieurs, écrivains et lecteurs de science-fiction pour les faire travailler ensemble sur ces questions, revisiter les œuvres du genre – les classiques et les oubliées – et produire de nouveaux textes, scientifiques autant que fictionnels, vrais et faux, délirants mais tout de même crédibles, se demandant quels sont nos avenirs vraisemblables et, parmi ceux-ci, lesquels sont désirables ? Il s’agit donc d’un appel, intitulé « Futurs Matériels », auquel chacun est libre de répondre, de participer comme il l’entend, d’apporter ses vues, ses connaissances, ses expériences et ses critiques. Ce projet vise à faire d’Angle Mort un espace éditorial intermédiaire, hybride, entre science et science-fiction (plutôt qu’une revue dédiée spécifiquement au genre, puisque d’autres font très bien ce travail) publiant des nouvelles, des articles, des articles-nouvelles, des interviews, et toute autre forme d’écriture-enquête tirée d’histoires vraies ou d’investigations-fictions et qui, ce faisant, problématisent la réalité, la mettent à l’épreuve et nous donnent à voir le temps
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