Deatry avait choisi la porte parce qu’il voulait voir la tête que ferait le Fumier. Du coup, Raymond Farkas – son partenaire – se retrouvait dans l’allée, sûrement trempé et de mauvaise humeur. Le couloir sentait le moisi et la bouffe chinoise. Il y avait deux appliques entre la 307 et les escaliers ; la plus proche de Deatry était grillée. Des voix télévisées étouffées provenaient des autres chambres, mais la 307 restait silencieuse.
Deatry demeura longtemps debout dans le couloir, étourdisseur dégainé, mais pointé vers le sol, doigt sur le pontet. Il avait le passe, mais il ne pouvait pas bouger. Le souvenir du verre blindé qui tousse dans l’atrium. Une banlieue ensoleillée, de la musique à cordes, des badauds en pièces. Du sang sur le faux marbre. Des échardes d’os blanc dépassant de la chair mutilée et des lambeaux de peau.
La main qu’il tenait.
Deatry transpirait. Le type de la 307 mettait lui aussi ses victimes en pièces, l’une après l’autre, avec savoir-faire, mais sans la moindre considération politique – en tout cas pour autant que Deatry le sache. Pourquoi cette association de souvenirs qui le paralysait ?
Il sursauta en entendant la détonation vrombissante, inimitable, d’un tir d’étourdisseur au-delà de la chambre, de l’autre côté de la porte.
Il se débattit avec le passe, le laissa tomber, utilisa son pied. Le chambranle céda dans une pluie d’échardes, la porte cogna contre le mur, et Deatry entra, balayant la pièce vide de son arme.
Des rideaux dansaient à la fenêtre. Le tir était venu de l’allée. Deatry se jeta dans les escaliers de secours. La pluie de novembre s’abattit, glacée, sur sa nuque. Pas de lumière, à l’exception du damier des fenêtres des bâtiments voisins.
Il descendit le colimaçon de métal à toute vitesse, la rambarde de fer froid défilant sous sa main, et atterrit sur le béton cabossé. L’odeur des poubelles humides régnait, lourde, puissante. À côté d’un conteneur, une montagne de sacs. L’un d’eux grogna et se leva. Quelqu’un. Deatry braqua son étourdisseur.
« C’est moi, dit l’homme en levant la main. Ray.
— Nom de Dieu, fit Deatry. Tu l’as touché ?
— Ouais, mais il avait sûrement un de ces gilets disperseurs.
— Tu as vu son visage ?
— Non.
— Alors…
— T’inquiète, on n’a pas tout perdu. J’ai eu l’occase de sentir sa lame. Et elle est drôlement affûtée. »
La chemise de Farkas était humide, mais en l’absence de lumière, comment être sûr que c’était du sang ?
Alors, Raymond Farkas brandit un module plat fait de métal noir. Deatry rangea son arme dans son étui et le prit. Farkas vacilla, et Deatry dut lui agripper l’épaule de sa main libre.
« Il l’a laissé tomber », dit Farkas avant de s’effondrer. Deatry lâcha le module pour essayer de rattraper son partenaire.
L’aube avait commencé à faire pâlir le ciel lorsque Deatry retourna chez lui et gravit l’escalier extérieur, récemment posé, pour gagner le premier étage. Une fois rentré, il se posta quelques minutes à la fenêtre avec une cannette de bière, l’esprit vide. Le secteur était aussi silencieux que possible. Deatry savait que sa femme, qui occupait le rez-de-chaussée de leur étroite maison de ville, n’allait pas tarder à se réveiller. Parfois, lorsqu’elle voyait de la lumière ou l’entendait rôder après une nuit blanche, elle venait jusqu’à la porte verrouillée qui séparait les deux moitiés du logement pour discuter. Deatry détestait ça. Il appelait Barbara son « ex-femme », bien qu’en vérité, ils n’aient jamais officiellement divorcé. Un divorce aurait entraîné l’application immédiate du Décret d’Occupation de l’Espace, qui les aurait forcés à quitter la maison relativement spacieuse qu’ils avaient légalement occupée en tant que mari et femme. L’autre vérité (du moins, celle que Deatry admettait) : ils aimaient plus la maison qu’ils ne s’étaient jamais aimés. Le Décret d’Occupation de l’Espace n’était qu’une loi parmi beaucoup d’autres vouées à encourager la tradition sacrée du mariage. Le DOE n’existait pas à l’époque des premières noces de Deatry, si bien que cette occurrence précise du sacré avait pu partir à vau-l’eau de manière traditionnelle. Deatry éteignit sa lampe, déroula son Apple VI Scroll et l’alluma. Écho blanc l’attendait.
« Salut, tapa-t-il.
— J’étais presque endormie. »
Les mots apparaissaient rapidement : elle tapait vite et sans faire de fautes.
« Laisse tomber, je sais qu’il est tard. Je voulais juste te faire coucou.
— Et c’est fait. Mais ne coupe pas. Je… tu m’as manqué toute la journée.
— Toi aussi », tapa Deatry, et il le pensait.
Pourtant, il était heureux qu’Écho blanc, Kimberly de son vrai nom, ne soit pas physiquement capable de monter une volée de marches pour frapper à sa porte.
« Tout va bien ? demanda-t-elle.
— Super. C’est Farkas. On a suivi un tuyau, il s’est fait taillader et c’est au moins en partie ma faute.
— Comment ça ? »
Deatry décrivit brièvement ce qu’il s’était passé.
« Je ne vois pas en quoi c’est ta faute, dit Kimberly.
— J’étais à la porte. Et j’ai attendu trop longtemps. Jackie Boy a dû flairer le piège. Bref, laisse tomber. Comment a été ta journée ?
— Merveilleuse et solitaire.
— C’est ça, la vie dans les grandes villes. Enfin, le côté solitaire, surtout. Les merveilles sont un peu plus difficiles à dénicher, mais tu sais y faire. »
Au terme d’une longue pause, durant laquelle Deatry commença à penser qu’elle s’était déconnectée, Kimberly tapa : « La solitude n’est PAS une fatalité. »
Les doigts de Deatry restèrent suspendus au-dessus du clavier comme des oiseaux-mouches en quête de nectar. Pas question de se laisser encore entraîner dans cette conversation.
« Brian ? »
Il laissa passer quelques battements de cœur, puis tapa : « Mince, je suis désolé. Barbara est à la porte.
— Fais le mort.
— Ah ! Impossible. Elle sait que je suis là. Elle était déjà debout quand je suis rentré. Les lumières étaient allumées. Elle a dû m’entendre. »
Sa Majesté des Mensonges. Mensonges qui flottaient au-dessus de lui comme une vilaine écharde de sa personnalité.
« D’accord, tapa Kimberly.
— Je suis sincèrement navré.
— Oui. » Puis : « Ce n’est pas grave. Je dois dormir, de toute façon. Seule, comme toujours. »
D’ordinaire, il savait la faire changer d’humeur, mais il était vraiment crevé. Conscient de la nullité de sa réponse, il tapa quand même : « Je suis VRAIMENT désolé. » Et : « Je dois y aller. » Et : « Bonne nuit. »
Il soupira, éteignit le Scroll et le laissa reprendre sa forme tubulaire. Alors, Dieu lui joua l’un de ses mauvais tours : il y eut un coup hésitant à la porte intérieure, suivi d’un autre, plus agressif, et de la voix de Barbara : « Brian ? J’ai fait du café. »
Deatry se tourna sur sa chaise et lança un regard las à la porte. Il attendit tout en l’imaginant, de l’autre côté. Elle n’insista pas et, au bout d’un moment, ses pas battirent en retraite dans les escaliers.
Inspecteurs de parapolice, Deatry et Raymond Farkas travaillaient dans un secteur miteux de la conurbation Seattle-Tacoma. Les habitants payaient leur salaire. Rien ne les y obligeait, bien entendu : on était en pays libre. Et les paradétectives étaient, en retour, libres d’ignorer les enclaves qui ne payaient pas, même si Deatry ne l’avait jamais fait et ne comptait pas le faire de sitôt. La vraie police criminelle se consacrait aux secteurs plus huppés et aux patrouilles antiterroristes, activités aussi gourmandes en ressources qu’un bébé affamé.
Deatry se faufila jusqu’au labo de la vraie police, où il avait encore quelques amis de sa vie passée. Il montra le module à un homme qui ressemblait à un croisement entre un œuf dur et un vautour en blouse blanche.
« C’est un Cher Disparu », expliqua le dénommé Stuhring.
Un vieux souvenir remua brièvement les déchets entassés au fond des pensées de Deatry.
« Le truc avec les morts ?
— Ouais. Un type à l’agonie, mais toujours conscient, du genre qui a encore toutes ses billes ; ou alors, c’est prévu par testament. On branche le type et on fabrique un de ces bidules à partir de ses schémas engrammiques. Ça lui grille la cervelle, mais il n’aurait pas fait de vieux os dans tous les cas. Au final, ce cher oncle Ned peut encore te parler et te répondre aussi bien que le vrai, tout ça. Un tour de passe-passe. Ça a bien marché, au début, puis le côté glauque de la chose l’a tuée.
— Celui-ci fonctionne encore ? »
Stuhring fouilla dans une boîte, essaya quelques câbles, trouva un modèle adapté et brancha le module à un ordinateur.
Au bout d’un moment, « Allô ? » apparut sur l’écran.
« Ça marche, dit Stuhring.
— Ça ne parle pas ? »
Suthring haussa les épaules. « Tu vas devoir bidouiller. Prends l’adaptateur. Tu pourras le brancher à ton Scroll, si tu veux. »
« Allô ? » apparut sous le premier « Allô ».
« Pourquoi il répète ça ? demanda Deatry. Il est cassé ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Demande-le-lui. »
Deatry tapa : « Vous êtes cassé ? »
Ils attendirent, mais rien d’autre n’apparut.
« Tu as ta réponse, dit Stuhring.
— Peut-être. »
Deatry éprouvait une impression bizarre. Il débrancha le Cher Disparu et glissa l’adaptateur dans sa poche.
Il retrouva Raymond Farkas dans un bar de la Deuxième avenue, l’Arbre écarlate, que ses habitués surnommaient affectueusement la Souche sanglante.
Farkas se laissa glisser sur une chaise, la main droite légèrement posée sur les côtes, là où la lame avait entaillé l’os. Il était plus âgé que Deatry, avait environ quinze kilos de trop et sa moustache de morse virait au gris.
« Ça fait mal ? demanda Deatry.
— D’après toi ?
— J’imagine que oui.
— J’imagine que tu as raison. D’après le toubib, c’était soit un rasoir, soit le scalpel habituel du Fumier. Je suppose qu’il s’y connaît. »
Il était à peine midi et ils buvaient des pintes de bière ambrée ; aucun problème, ils travaillaient dans le privé. L’un des avantages du métier. Deatry prit une longue rasade, puis posa son verre sur la table et dit : « Je suis désolé, Ray.
— De quoi ? » Il avait de la mousse dans la moustache.
« D’avoir oublié ton anniversaire, bien sûr. À ton avis ? Désolé d’avoir failli te faire tuer. »
Farkas haussa les épaules. « Je couvrais l’allée. Tu l’as débusqué, c’était à moi de jouer et j’ai merdé.
— Je ne l’ai pas vraiment débusqué. »
Nouveau haussement d’épaules. « Tu voulais me parler d’autre chose ?
— Le module qu’il a lâché. C’est un Cher Disparu. Tu vois ce que c’est ?
— Sans déconner ? Ouais, je vois ce que c’est. »
Farkas avait déjà fini sa bière. Il fit signe à la serveuse, qui lui en apporta une autre. Deatry avait encore un peu de chemin à parcourir avec la sienne.
« Deux pintes pour les parapoulets », lança la serveuse sur un ton amical. Elle avait la quarantaine, jolie dans le genre qui a vécu. Deatry avait déjà visité sa chambre à coucher, et d’autres choses.
Farkas empoigna son nouveau verre et le vida d’un tiers.
« Tu as réussi à en tirer quelque chose ?
— Non.
— Ça pourrait être une bonne piste.
— Il ne parle pas.
— Demande à un technicos de le dépiauter. Comme ça, tu auras au moins la base. Si c’est un parent de notre type, on pourrait même choper un nom. »
Deatry but quelques gorgées.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux pas le démonter ? »
Deatry haussa les épaules à son tour. Le geste n’était pas aussi éloquent que chez Farkas, et il le savait.
« Pourquoi pas ? insista son partenaire.
— La prochaine fois, je prends l’allée.
— Si tu veux. »
Ils burent deux autres pintes et regardèrent le match, une catastrophe. Quand il fut sorti de l’Arbre écarlate, Deatry attendit que son partenaire se glisse dans un taxi. Farkas en était encore à son premier mariage et il avait une fille de quatorze ans. Une fois, Deatry avait fêté les Patriotes de septembre chez les Farkas. Un repas arrosé, mais pas trop, plein de gamins bruyants et adorables. Tout l’immeuble était venu, ça débordait dans la rue. Farkas avait une vie. Deatry voulait que ça continue.
Deux heures du matin. Deatry regardait la fenêtre du tchat, au centre de l’écran de son Scroll.
« Tu me manques, dit Écho blanc, alias Kimberly. Mais je ne veux pas te cantonner à ce TRUC débile. J’ai besoin de quelqu’un fait de chair et de sang. Brian ? Tu comprends ? »
Deatry termina une autre cannette et posa le cadavre par terre, au milieu de la morgue.
Au bout d’un moment, il tapa : « Je comprends.
— Ça fait des mois qu’on discute, dit Kimberly.
— Oui.
— On n’utilise même pas les options du tchat.
— Je croyais que tu aimais le côté écrit.
— En effet. C’est désuet, mignon.
— Mais ?
— Mais je veux te rencontrer. »
Deatry ne tapa rien. Puis, pour rigoler : « Je suis marié.
— Sans blague ? Oh mon Dieu ! ! »
Deatry sourit, mais Kimberly ne se laissa pas distraire.
« Écoute-moi, tapa-t-elle.
— J’écoute. » Il décapsula une autre cannette.
« Nous sommes des blessés ambulants. On en a déjà parlé. Ce qui s’est passé avec mon premier mari. Ta mère et la bombe. La manière dont ton père a laissé tomber. Comment ont fini tes histoires. Tout ça. »
Deatry remua sur sa chaise, saoul, la cannette froide calée entre les cuisses.
« Mais ce serait lâche de ne pas essayer d’aimer à nouveau. »
Deatry posa la cannette et tapa : « Mais je t’aime.
— L’amour à travers un pare-feu, ce n’est pas réel.
— Si.
— Brian. Je veux passer à l’étape suivante. Je veux te rencontrer. Je veux aller me balader avec toi. Je veux sentir ta main dans la mienne. Je veux t’embrasser. Pour de vrai. Pas uniquement dans ma tête. Je veux vivre quelque chose avec toi. Je DOIS réessayer.
— Je sais.
— Ça fait peur.
— Vrai.
— Mais d’une certaine manière, ce qu’on fait est encore plus effrayant. »
Deatry but une gorgée.
« C’est trop… distant, tapa Kimberly. Au début, ça allait, mais ça devient un peu malsain. Je trouve. »
Deatry but encore.
« Alors, je propose qu’on se rencontre. Qu’on aille boire un café, par exemple. Un premier pas, tout simple. Pas la peine que ce soit parfait. Je pense que tu as peur que ça ne soit pas parfait, ou d’avoir le cœur brisé. Se faire briser le cœur, ça ARRIVE. Mais tu dois quand même courir ce risque. Il n’y a pas de vie sans risque. »
Deatry reposa sa cannette, faillit taper quelque chose, se retint.
« Alors, poursuivit Kimberly, lundi prochain, à dix heures du matin, je serai au Nature morte. Tu sais où c’est ? J’y serai.
— Tu porteras un œillet rouge à la boutonnière ? tapa Deatry.
— Naturellement. »
Une longue pause. Puis : « Brian ? Si tu ne viens pas, je ne crois pas que je serai capable de continuer, en ligne, avec toi. Ou plutôt, je ne le ferai pas. Je t’aime, mais tout ça me prive de ce dont j’ai besoin. Une relation amoureuse. Dans la vraie vie. Je ne veux pas te faire de mal, mais je dois me protéger, moi aussi.
— D’accord.
— Tu n’y seras pas, hein ? »
Deatry regarda l’écran.
« Au revoir », tapa Kimberly.
Le Cher Disparu refusait de parler. Tous les soirs, Deatry le branchait à son Apple Scroll et tentait quelques amorces de conversation, en vain. Mais il avait eu une intuition. Au labo de police, lorsque le Cher Disparu avait écrit : « Allô ? Allô ? », Deatry avait flairé quelque chose de plus profond que la réponse automatique d’un programme réagissant à l’impulsion électrique de son démarrage. Il avait senti une présence. Bien sûr, Deatry aurait été le premier à admettre qu’il était un peu cinglé.
Il resta debout toute la nuit de vendredi. Juste avant l’aube, il brancha le Cher Disparu et tapa : « Salut ? »
Le mot resta affiché, seul, sur l’écran. Dix minutes s’écoulèrent.
« Je sais que tu es là », tapa Deatry.
Puis, après encore cinq minutes : « Allez. »
En se relevant, il eut la surprise de se découvrir ivre au point de vaciller. Assez saoul pour que la pièce lui donne l’impression de tanguer, comme des plaques tectoniques pas vraiment réelles, ou un tableau cubiste qui essaie de montrer des objets du quotidien sous plusieurs angles à la fois, par images superposées. Il s’éloigna en titubant de son bureau Miró, renversant du pied plus d’une dizaine de cannettes vides qui allèrent rouler sur le plancher comme des quilles de bowling.
« Allô ? lança-t-il à la pièce vide. Allô, allô ! Nom de Dieu. »
Il se cogna au sofa et s’y écroula.
Au bout d’un moment, Barbara vint toquer à la porte intérieure.
« Brian, tout va bien ? »
Merde, se dit-il, puis il perdit connaissance sans avoir coupé le module.
Le trille perçant du téléphone le réveilla. C’était toujours mieux que les implants auditifs que presque tout le monde portait, de nos jours : avoir des voix qui lui parlaient directement dans la tête était bien une chose dont il pouvait se passer. Il pêcha maladroitement son téléphone dans sa poche. Clignant des yeux, il dit : « Deatry.
— C’est Ray. On a un autre cadavre. Tu veux le voir ?
— Où ? »
Farkas répondit.
Deatry glissa la tête sous une douche glacée et hurla. Il passa une chemise propre. C’était le milieu de la matinée et il n’avait pas encore dessaoulé. Arrivé à la porte, il remarqua le Scroll branché au Cher Disparu, toujours allumé. Son petit haïku foireux flottait encore sur l’écran :
« Salut ?
Je sais que tu es là.
Allez. »
Deatry hésita, laissa le branchement tel quel et sortit.
Il ne pleuvait pas, mais les rues étaient encore trempées depuis la nuit. Des flaques frissonnaient dans le vent comme des amibes extraterrestres communiquant leur solitude. Deatry traversa la rue en les évitant, les épaules tassées sous son vieil imper, les cheveux encore mouillés à cause de sa douche, dégoulinants et pas peignés.
La camionnette du légiste était garée de travers, près du trottoir, tout en lumières rouges clignotantes. Le toubib qui avait la malchance de couvrir le secteur dont relevait ce bloc était une femme appelée Sally Ranger. Deatry la connaissait depuis des années. Une blonde, avec des traits vifs comme ceux d’un oiseau et une silhouette drôlement sensuelle. Toujours vêtue de manière impeccable, même aujourd’hui, comme si elle allait à un rendez-vous d’affaires avec un client important plutôt qu’avec un indigent soigneusement mutilé. Elle rejoignit Deatry avec son bloc-notes.
« Bonjour, dit-elle.
— Ce jour n’a rien de bon, mais ça n’engage que moi. »
Elle lui tendit le bloc. « Signe ici et j’emmène monsieur Vargas.
— Qui est monsieur Vargas ?
— Ton cadavre », dit Sally Ranger en désignant du menton l’allée où trois hommes se tenaient debout au-dessus de ce qui ressemblait à un tas de chiffons. L’un d’eux était Raymond Farkas, les deux autres venaient du bureau du légiste. Ils s’étaient munis d’un brancard à roulettes et d’un sac à viande vide.
« Je vais signer, mais attends une minute avant de le faire enlever. Je veux jeter un œil. »
Il gribouilla son nom sur le formulaire. Sa main tremblait.
« Tu veux un bonbon à la menthe ? », proposa Sally.
Il leva les yeux. « Quoi ?
— Un bonbon. » Elle lui souffla au visage une odeur de sucre et de gaulthérie.
Il fit la grimace.
« Non, merci, une autre fois. »
Elle secoua la tête.
« Quoi ? demanda-t-il.
— Le détective de génie. L’enfant prodige. »
Deatry la connaissait depuis ses jours de vrai policier. Juste avant que son premier mariage ne tombe à l’eau, il avait eu une histoire aussi brève que bordélique avec elle. Lorsqu’elle avait commencé à attendre plus de lui qu’il ne pouvait lui donner, il avait rompu. Sally l’avait mal vécu.
« Il y a une question que j’ai toujours voulu te poser », dit-elle. Ils avaient gagné l’allée et se rapprochaient du trio de vivants et du mort.
« Je t’écoute, Sally.
— Est-ce que tous les génies sont forcément des poivrots ? »
Farkas regarda Deatry sans la moindre expression.
« Non, pas forcément, répondit Deatry. Question de hasard. » Il se tourna vers Farkas. « Alors ?
— Arturo Vargas. Cinquante-deux ans. Sa tête est là-bas, avec d’autres trucs. » Farkas pointa le doigt. « C’est le M.O. habituel du Fumier. J’ai déjà pris des photos. Un flic municipal a bouclé les lieux, mais pas le moindre indice. »
La tête d’Arturo Vargas reposait, nichée dans une boucle humide d’intestins bleu-blanc, à quelques mètres du corps décapité. La pluie emplissait la cavité béante qui avait abrité les viscères de la victime. Deatry étudia la scène pendant quelques minutes, puis dit à Sally : « OK, merci.
— Je t’en prie, répondit-elle.
— Comment avez-vous découvert son nom ? », demanda-t-il à Farkas.
Farkas, les mains passées dans des gants chirurgicaux, brandit un portefeuille en Skaï miteux, un portefeuille de gosse aux bordures décorées d’Indiens, de poneys et de tipis brodés à la machine. Deatry passa une paire de gants, le prit et l’ouvrit. Il contenait un permis de conduire périmé depuis plus de dix ans. La photo d’identité défraîchie montrait un visage joyeux, bien plus jeune et en bien meilleure santé. Il y avait d’autres photos : une jolie femme charnue d’une trentaine d’années et une paire d’enfants souriants. Deatry avait la migraine. Il ferma le portefeuille et le rendit à Farkas.
« Apparemment, il a eu une vie », dit Deatry.
Farkas opina. « C’est une déduction de génie officielle, partenaire ?
— On laisse tomber ces conneries de génie, d’accord ? »
Ils sortirent de l’allée. Le vent humide leur soufflait au visage et Deatry devait tenir son imper fermé. Sally lui demanda : « Si j’étais toi, Brian, je ne perdrais pas le sommeil pour ces cloches. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— On est le dernier recours, dit Deatry. Si on ne s’en occupe pas, personne ne le fera.
— Et ?
— Et rien. »
Elle secoua la tête. « Quel gâchis. » Puis elle monta dans sa voiture et partit.
Deatry et Farkas passèrent le reste de la matinée à quadriller le voisinage et revinrent bredouilles. Au minuscule Q.G. de parapolice que la municipalité mettait à leur disposition, Farkas accéda à la base de données de la Sécurité civile et y entra le nom de l’indigent, dans l’idée de retrouver des proches. Pendant ce temps, le génie et ex-enfant prodige de la police fit une sieste sur le canapé. Le tapotement du clavier de Farkas et ses murmures entraient et sortaient de ses rêves agités. À un moment, Farkas le secoua par l’épaule et lui demanda s’il voulait la lumière.
« Hein ? fit Deatry.
— Je rentre chez moi. Tu veux que je laisse allumé ? »
Deatry bâilla. « Non. Je vais rentrer, aussi. On va manger un morceau ?
— Nan, Sarah reçoit. »
Farkas remit son holster et Deatry remarqua qu’il avait remplacé son étourdisseur par un foudroyeur parfaitement meurtrier et parfaitement illégal.
« Tu vas chasser l’ours ? »
Farkas ne sourit pas. « Ça, au moins, le gilet du Fumier ne pourra pas l’arrêter. »
Deatry passa à la Souche sanglante et commanda une salade César avec un bol de chili. Il était plus de sept heures et il faisait nuit lorsqu’il rentra chez lui. Avant même d’avoir allumé, il se rendit compte que de nouveaux mots occupaient l’écran de son Apple.
« S’il vous plaît, éteignez-moi. »
Et :
« JE VOUS EN PRIE. »
Deatry alluma la lampe de bureau, se débarrassa de son imper. Il mit la cafetière à chauffer et nota mentalement de se ravitailler en café corsé, puis s’assit avec une tasse. Il regarda le Scroll une minute et sentit à nouveau une présence. Il tapa : « Pourquoi voulez-vous que je vous éteigne ? »
Aussitôt : « Parce que je ne le supporte pas.
— Quoi ? » insista Deatry.
Après un court instant : « C’est atroce.
— Qu’est-ce qui est atroce ?
— Ce que je suis. »
Deatry réfléchit un instant, puis tapa : « Vous êtes un schéma mémoriel réactif. Un module interactif.
— J’existe », répondit le Cher Disparu, et Deatry se rappela : le côté glauque.
Il tapa : « D’accord. Vous existez, de la même manière que mon Scroll existe. Ou ma télé.
— C’est plus compliqué. Vous n’êtes pas Timothy. Qui êtes-vous ? »
Deatry hésita, puis tapa : « Deatry. Brian Deatry.
— Ça ne me dit rien.
— Je suis fonctionnaire. Je m’occupe des objets trouvés, comme vous.
— S’il vous plaît, éteignez-moi, monsieur le fonctionnaire.
— Qui est Timothy ?
— Quelqu’un d’autre.
— Sans blague. Quelqu’un d’autre, hein ?
— Je vous trouve très sarcastique, Brian.
— Ça m’arrive, parfois. Qui êtes-vous ? Je veux dire, qui étiez-vous ?
— Joni.
— Joni comment ?
— Cook. Joni Cook.
— Quand êtes-vous morte ? »
Elle lui donna une date, année comprise.
« Il y a vingt-sept ans, tapa Deatry. Quel âge aviez-vous ?
— Trente-deux ans.
— C’est jeune. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je suis tombée malade et je suis morte. Ça arrive à beaucoup de gens.
— Mais vous l’avez vu venir, tapa Deatry. Vous avez imprégné un Cher Disparu pour quelqu’un à qui vous alliez manquer. Qui était-ce ?
— Mon fils.
— Timothy.
— Oui.
— Et vous étiez avec lui il y a une semaine. »
Joni dit : « Le temps ne signifie rien pour moi.
— De quoi parlez-vous avec votre fils ?
— De sa journée. De comment il va. De choses personnelles.
— Quel genre de choses personnelles ?
— Le genre personnel, dit Joni.
— Apparemment, je ne suis pas le seul à faire dans les sarcasmes.
— Peut-être bien. »
Deatry tira son téléphone portable et appela Farkas chez lui.
« Ouais ? répondit Farkas.
— J’ai une piste.
— Comment ça ? demanda Farkas.
— Deux noms. Joni Cook et Timothy Cook. Mère et fils. Joni est décédée. » Il répéta la date que le Cher Disparu lui avait donnée.
« Ton Cher Disparu s’est réveillé, dit Farkas.
— Ouaip.
— Comment ça se fait ?
— Je l’ai laissé allumé toute la journée pendant que j’étais parti. J’imagine qu’il a fini par se sentir seul.
— Seul ?
— Quelque chose dans ce goût-là. Je ne sais pas. »
Sur l’écran, Joni Cook dit : « Allô ? Brian, allô ? »
À Farkas, il ajouta : « Rien n’est sûr, pour l’instant, mais Timothy pourrait bien être notre Jackie Boy. On en aura le cœur net demain.
— Allô ? répéta Joni. Nom de Dieu, ne me laissez plus seule, je vous en prie. »
Le côté glauque.
Deatry coupa le module.
Il n’eut pas besoin de la base de données de la Sécurité civile pour localiser Timothy Cook. Jackie Boy était dans le fichier, à la lettre C, répertorié comme maniaque homicide.
Deatry était superstitieux. Il avait failli faire tuer Farkas. Il ne voulait plus prendre de risques. Il vérifia la batterie de son étourdisseur, le glissa dans son étui, attrapa son imper et sortit, oubliant son téléphone sur le bureau, à côté du Scroll.
Une banlieue morne, neuf heures et demie du soir passées. Deatry était loin de sa juridiction, et probablement très à côté de ses pompes. De vrais chênes vivants plantés le long d’une rue large et calme, éclairée par la lueur irréelle des lampadaires au sodium. Sa carte d’inspecteur lui fit franchir la barrière de sécurité. La résidence de Timothy Cook était un cube dans le style Cape Cod, avec des volets verts, ouverts, et une allée dallée qui conduisait à une porte d’entrée munie d’un heurtoir en bronze poli.
Alors, heurtons.
Deatry toucha le heurtoir – tout en se disant : le pactole ? –, mais ne l’utilisa pas. Son statut d’ex-génie tenait plus à des enchaînements d’intuitions qu’à une quelconque logique Sherlockienne. Debout sous le porche, dans l’ombre vacillante des feuilles, il sut que Timothy Cook était le Fumier. Ce qui l’aidait et ne l’aidait pas. L’homme était encore plus taré qu’il ne l’avait cru. Sûr, disséquer les clodos était une chose, mais mener cette sorte de double vie tordue ? La chambre délabrée en ville d’un côté, cette opulence de l’autre. Découvrir que Timothy Cook était avocat n’avait rien eu de difficile. D’accord, il y avait eu Jack l’Éventreur (Jackie Boy) et la théorie selon laquelle il était une sorte d’aristo, un docteur ou autre. Il y a toujours un précédent, pensa Deatry. Et l’avocat dans sa maison Cape Cod ne manquerait pas de trouver un moyen légal de suspendre Deatry par les couilles pour s’être seulement pointé sous son porche.
Deatry fit demi-tour pour retourner à sa voiture et se forcer à un peu de logique.
Un homme se tenait derrière lui.
La quarantaine, le visage poupin, de rares cheveux roux peignés sur le côté. Un sourire qui n’allait pas plus haut que son nez.
« Je savais que vous alliez venir, dit-il.
— Alors, vous en savez plus que moi.
— Naturellement. Entrons. »
L’homme pointa un étourdisseur sur Deatry.
« Allons, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Passez devant. La porte n’est pas verrouillée.
— Vous êtes Timothy Cook.
— Oui.
— Vous taillez en pièces les habitants de mon secteur. »
Cook gloussa. « Les habitants. »
Deatry calcula ses chances. Rien de prometteur. Il opta pour appeler à l’aide aussi fort que possible. Une tactique qui, dans son secteur, ne lui aurait valu que de l’indifférence ; dans ce quartier, elle s’avérerait aussi efficace qu’un système d’alarme à dix briques. Il ouvrit la bouche et Cook tira.
Il vivait un rêve de méduse, lent flageolement d’invertébré, conscience figée. Peu à peu, la nausée s’imposa. Il essaya de se pencher en avant, se découvrit attaché et vomit sur ses genoux. Ce qui était assez dégueulasse mais, pour son cerveau de méduse, ça avait aussi quelque chose de fascinant.
Un homme en slip faisait les cent pas devant lui en marmonnant. Il avait la peau très pâle. La lumière des lampes jouait sur la lame du scalpel qu’il tenait.
Un petit fragment de Brian Deatry avait peur. Ce fragment essaya de trouver une réponse cohérente à la situation. Il n’arriva jamais qu’au mot : « Non ». Et, même, le son qu’il émit ressemblait plus à « Hon ».
L’homme cessa de faire les cent pas.
« Hon », répéta Deatry.
L’autre vint se poster devant lui, les pieds bien à plat, remuant les orteils. Le scalpel commença à s’élever dans l’air, puis il y eut un bruit soudain, une porte qui s’ouvrait à la volée, et l’homme se retourna rapidement. Le mouvement, trop vif, décupla son image sur les rétines confuses de Deatry. Un flash bleu intense et un son semblable à celui d’un millier d’ampoules électriques explosant au même moment. L’homme s’effondra, la tête près du genou gauche de Deatry. Des relents de porc grillé. Le fragment de Deatry mit un nom sur son visage : Cook. Jackie Boy.
Puis Farkas entreprit de le détacher.
« Qu’est-ce que tu espérais en te pointant ici tout seul ? demanda Farkas.
— He te hauvais ah vie, réussit à répondre le fragment.
— Merci, dit Farkas. Tu as fait du sacré bon boulot.
— Cook. Umé. Fumier, dit Deatry avec plus ou moins de cohérence.
— Oui, j’ai fumé le Fumier, sûr », dit Farkas.
Lundi, à dix heures du matin, Deatry n’était pas au Nature morte.
Le lundi soir, Deatry, sobre comme un chameau, était assis devant son Scroll dans la pièce sombre qui avait été une « chambre d’amis » à l’époque où la maison qu’il partageait avec sa deuxième femme était une habitation sans divisions, hormis celles qui partitionnaient l’âme de Deatry. Il consultait une liste de noms, des femmes avec qui il avait tchaté à divers degrés d’intensité au cours de l’année écoulée ou peu s’en faut. Pendant des mois, ces noms l’avaient laissé totalement froid. À l’exception de l’un d’entre eux. Écho blanc. Kimberly. Certains de ces noms apparaissaient en surbrillance, ce qui indiquait leur présence en ligne, et d’autres restaient sombres. Écho blanc était sombre. Deatry scruta les autres noms un moment, puis se leva et prit une bière. Il regarda par la fenêtre quelques instants. Il pleuvait de nouveau. Des gouttes tremblotaient et glissaient sur la vitre. Il retourna à son bureau. Écho blanc était toujours sombre.
« Je regarde ta photo, tapa Deatry.
— Laquelle ? demanda Joni, la Chère Disparue.
— Un genre de parc. Un lac en arrière-plan, mais ce n’est pas l’été. Quelques nuages, un terrain de jeu. Tu portes une jupe noire, des jambières en laine violette et un drôle de chapeau. »
Deatry avait pris une puce d’images chez Cook, dans son bureau.
« Qu’est-ce qu’il a de drôle, mon chapeau ? demanda Joni.
— Je voulais dire, il est joli et sophistiqué. » Deatry était saoul.
« Je me souviens de cette photo, dit Joni.
— Tu es très belle, dessus.
— Merci, Brian.
— Tu allais souvent dans ce parc ? demanda Deatry.
— Non. Mais j’aurais bien aimé.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— Mon mari n’aimait pas que je sorte sans lui, et il n’aimait pas le parc. Alors, on n’y est allés qu’une seule fois, la fois où il a pris cette photo. Lui aussi, il me trouvait belle.
— Il n’aimait pas que tu sortes ? » Deatry décapsula sa cinquième bière.
« Il disait que c’était dangereux. Avec tous les attentats, les crimes. Mais on vivait dans un quartier tranquille, on avait même un capitaine de la Garde civile. Ce n’était pas si dangereux. J’ai toujours voulu y emmener Timothy pour qu’il joue pendant que je bavardais avec les autres mamans. Ou, parfois, j’avais envie d’y aller seule, juste pour prendre un peu l’air avec un bon bouquin.
— Ce n’est pas trop demander, tapa Deatry.
— Non, je ne pense pas non plus.
— Ton mari a l’air d’être un type sévère. »
Deatry avait commencé à taper « sacré con » au lieu de « type sévère », mais s’était retenu. Puis, il pensa : Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est comme si je me parlais à moi-même, de toute façon. Mais il ne tapa pas « sacré con ».
Après une longue pause, Joni dit : « C’était un homme violent. »
Deatry regarda la photo sur l’écran, près de la fenêtre de tchat. Joni Cook possédait, ou était possédée par, les traits d’une gamine des rues. Son visage était infiniment vulnérable et blindé, ses yeux immenses, sombres. Deatry se sentait attiré par eux.
« Le parc était loin de chez toi ? tapa-t-il.
— Pas du tout.
— J’aurais aimé t’y rencontrer, un jour.
— Je crois que j’aurais aimé, aussi, dit Joni. Tu me sembles être quelqu’un de bien. Au début, j’avais peur de toi. Je ne te connaissais pas et j’avais peur. Mais, maintenant, je vois ta bonté. Ou ta solitude. »
Quoi ? pensa Deatry.
« Quand le module est allumé et que personne ne te parle, tapa Deatry par curiosité, pourquoi te sens-tu mal à l’aise ? » Il avait failli taper « seule ».
« C’est dur à expliquer, dit Joni. C’est comme être isolée dans une pièce vide, sans savoir si quelqu’un va jamais entrer. Jamais. Et même si quelqu’un vient, comme tu es là à présent, il ne pourra jamais me toucher, et je ne pourrai jamais le toucher. C’est comme être dans une pièce vide avec mes souvenirs et rien d’autre, et penser que personne ne me touchera jamais, et se dire que ça s’arrête là et qu’il n’y aura jamais rien de plus. »
Deatry détourna les yeux du Scroll. La pluie tapotait à la fenêtre. Il pensa à la femme du rez-de-chaussée, puis cessa.
Il tapa : « Imaginons que tu sois allée dans ce parc, un jour, et que j’aie été là. »
Longue pause. Puis : « D’accord.
— Imaginons que les choses aient été différentes.
— Oui.
— Disons qu’on se connaissait, mais qu’on ne s’était jamais rencontrés. En personne.
— Nous nous écrivions tout le temps, c’est pour ça qu’on se connaissait si bien.
— Oui, tapa Deatry. Et on n’avait jamais utilisé les améliorations virtuelles du tchat. On s’écrivait, même sans voix.
— Comme les lettres, avant.
— C’est ça, tapa Deatry.
— Et puis, un jour, on décide de se rencontrer.
— C’est ce que je me disais.
— On se serait déjà vus, en photo.
— D’accord, tapa Deatry.
— Et après ? demanda Joni.
— On se retrouve près du terrain de jeu, et j’ai apporté deux cafés, un chacun.
— J’aime le mien avec beaucoup de sucre et un soupçon de crème.
— Je le sais, et j’ai veillé à ce que tout soit parfait. Comme pour faire une bonne première impression.
— Parce que tu es gentil. Tu es quelqu’un de bien.
— Parfois, tapa Deatry. Ça m’arrive.
— Ensuite ?
— J’imagine qu’il y a un banc, quelque part.
— Oui.
— Nous nous asseyons l’un à côté de l’autre, tapa Deatry.
— On est en octobre ; il ne fait pas trop froid. Il y a du soleil, mais l’air est vif. L’eau et le ciel ont des couleurs superbes.
— Ouais, c’est joli.
— Oui.
— On parle de diverses choses, de nos vies, de nos rêves. » Deatry était foutrement bourré.
« J’aime parler, simplement, dit Joni. Mais il y a plus, entre nous, nous nous connaissons depuis longtemps et maintenant que nous sommes assis, si près l’un de l’autre, nous le ressentons très fort.
— Je te prends la main », tapa Deatry et, dans sa tête, il sent sa main et voit le bleu clair du ciel et le bleu plus profond du lac. Il remplit la salle vide. Pour eux deux.
« Je regarde tes yeux, tes yeux si doux, dit Joni.
— Et je t’embrasse sur les lèvres. »
Joni ne répondit pas et Deatry regarda encore la fenêtre et songea à aller se chercher une autre bière, mais il n’en avait pas vraiment envie, aussi resta-t-il où il était, et une partie de son esprit était assise sur le banc avec Joni Cook dans un parc anonyme par une après-midi d’octobre fictive. Alors, Joni dit : « C’est vraiment arrivé, Brian. »
Il ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.
« J’ai rencontré quelqu’un dans ce parc. Un homme. Un homme bon et gentil. Et nous nous sommes tenu la main, et il m’a embrassée, exactement comme tu l’as fait. »
Deatry ne savait pas quoi taper. Plusieurs minutes passèrent et la pièce recommença à se vider. Quand ça arriva, il sentit que Kimberly voulait entrer, ou peut-être Barbara. Enfin, il tapa : « Tu es là ?
— Mon mari l’a su, dit Joni. Et quand il est revenu du travail, il m’a frappée, avec ses poings, de toutes ses forces. Timmy était là. Il voyait souvent son père me frapper, mais pas comme cette fois. Cette fois, son papa m’a tuée. Timmy n’était qu’un petit garçon. »
Deatry voulait écrire quelque chose, mais il en était incapable. Je me parle à moi-même, pensa-t-il. C’est un programme autoréactif. Ouais. Comme un vrai être humain. C’était amusant, mais Deatry ne rit pas. Il regarda la photo de Joni Cook.
« Au fond de moi, je savais que ça finirait comme ça, un jour, dit Joni. J’ai donc noté dans mon testament que je voulais que cette chose soit faite, si le temps le permettait.
— Le Cher Disparu, dit Deatry.
— Oui. Je suis restée dans le coma pendant trois jours. C’est là qu’ils l’ont fait.
— Pour que Timothy puisse encore te parler.
— Un petit garçon a besoin de sa mère, dit Joni. Maintenant, éteins-moi, Brian, s’il te plaît. »
Deatry coupa le module.
La pluie cliquetait contre la vitre comme une horloge.
Au bureau des parapoulets, Deatry et Farkas travaillaient sur des ramettes entières de paperasse pour a) justifier la mort de Timothy Cook et b) justifier la nature transjuridictionnelle de l’opération, sans parler de l’utilisation d’une arme illégale. Au milieu de tout ça, Farkas tendit à Deatry un dossier papier qui détaillait au moins deux des éléments qui formaient la toile de fond labyrinthique de l’affaire.
« La brève et malheureuse vie de Francis Cook, le paternel de notre mec, dit Farkas. Ça donne quelques explications sur les crimes du Fumier, remarque. Pour qui en a besoin. D’après moi, ce genre “d’événement fondateur” n’a pas d’importance. Quand la merde se met à tomber, on serre les dents et on se débrouille pour que la vie continue. Plein de gens y parviennent. Et à côté, il y a des types comme Timmy Cook. »
Deatry lut le bref dossier. Tout s’enchaînait parfaitement. Un : Francis Cook est un docteur et accessoirement un alcoolique qui adore battre sa femme comme plâtre. Deux : un jour, il va trop loin et la tue. Trois : l’enquête de police, la presse et une accusation d’homicide le ruinent, et peut-être que la culpabilité le détruit encore plus. Après le procès, il finit à la rue ; une chute libre du sommet de la société à ses bas-fonds. En guise de coda, il meurt de froid à l’âge de cinquante-huit ans, et son corps n’est identifié que grâce à son dossier ADN. Comme par hasard, environ dix ans après, des sans-abri disséqués commencent à apparaître dans tout le secteur de Deatry.
Sur un banc, sous un ciel d’octobre bleu, Deatry et la chose qui prétendait être Joni Cook étaient assis, bras dessus, bras dessous, et regardaient une voile blanche voguer sur le lac.
Trente ans plus tôt, le monde tressaillit, le verre toussa dans l’atrium d’un centre commercial, des corps dévastés, dont celui de la mère de Deatry. Il avait alors onze ans.
L’événement fondateur numero uno de Brian Deatry.
La main qu’il tenait.
Parfois, la pièce s’obstinait à rester vide. Alors, il n’y avait que leurs voix. Et encore, même pas, seulement la saisie de caractères symboliques dans la fenêtre d’un tchat. Deatry n’avait jamais cherché à savoir comment activer la fonction vocale. Ça l’aurait gêné.
Par une mauvaise nuit, une nuit particulièrement mauvaise, Deatry écrivit ce qu’il n’aurait pas dû écrire. Joni parlait encore de Timothy. Pas Timothy le petit garçon, la victime, mais Timothy l’adulte qui discutait avec elle tous les jours et ne lui avait pas révélé être un maniaque homicide – du moins, ni Joni, ni Deatry n’avaient jamais abordé ce point précis. Ils étaient dans la pièce vide et elle parlait de Timothy, de l’homme merveilleux que son petit garçon était devenu ; pourquoi ne pouvait-elle plus lui parler ? Deatry, frustré, ivre et impatient de rejoindre non pas le paisible lac d’octobre, mais cet autre endroit qu’ils visitaient parfois, l’endroit où son propre corps prenait vie dans sa main, où ils faisaient l’amour de loin ; Deatry et le module autoréactif.
« Ne parlons plus de Timothy », tapa Deatry.
Une pause.
« Pourquoi ?
— Laisse tomber.
— Il est arrivé quelque chose à Timothy ?
— Non, je suis sûr qu’il va très bien.
— Dis-moi, s’il te plaît, Brian. »
Il songea à éteindre le module. N’était-ce pas ce qu’il faisait toujours ? Éteindre le module ? Il y avait un module éteint au rez-de-chaussée. Il y avait un autre module éteint à deux secteurs de là, une relation dépersonnalisée et redevenue un nom éteint dans une liste de contacts. Écho blanc était un module mort ; Kimberly, quelque part, vivait.
Deatry, lui aussi, était un module mort.
Ou il le devenait.
Il regardait encore la vitre, les coulées tortueuses de la pluie, l’éclat terne des lampadaires à sodium, une infinité de solitudes.
Il se retourna vers le Scroll. De nouveaux mots étaient apparus.
« Allô ? »
« Tu es là ? »
Décidément, j’adore regarder les fenêtres, pensa Deatry.
Il tapa : « Joni, écoute-moi.
— Oui ?
— On doit être prudents. Sinon, on risque de se perdre et d’oublier ce qu’on est en train de faire.
— Je ne comprends pas.
— Je veux dire, on va oublier qui nous sommes, et on va se mettre à penser que c’est une conversation réelle entre gens réels.
— Brian, je sais ce que je suis.
— Ça fait au moins un de nous deux.
— Pourquoi joues-tu à être bizarre ?
— Qui te dit que c’est un jeu ?
— Dis-moi ce qui est arrivé à Timothy. Je sais que tu me caches quelque chose.
— Peu importe. Je me parle à moi-même.
— Brian ?
— Je parle tout seul.
— Tu me fais peur. »
Brian tapa : « Timothy est mort. Mon coéquipier l’a abattu parce qu’il était sur le point de me découper en morceaux. Ton fils adorait découper les gens en morceaux.
— Ne dis pas ça.
— C’est la vérité, et tu le sais sans doute depuis le début.
— S’il te plaît, non. Pourquoi mon fils voudrait-il te faire du mal ?
— Je suis inspecteur de police.
— Tu m’as menti.
— Oui.
— C’était si beau, entre nous. Maintenant, tout est foutu.
— Oui, tapa Deatry. Tout est foutu. »
Pas de réponse. Deatry se leva et gagna la kitchenette. Il était à court de bières et de café. Il ramassa son imper, ses clefs et son étourdisseur. Rien que pour se convaincre qu’il s’en foutait, il partit en laissant le module allumé.
Il rentra à deux heures et demie du matin passées. L’Arbre écarlate fermait à deux heures. Étonnamment, Deatry n’était pas saoul. Au cours de la dernière heure, il avait pensé à Joni. Il avait pensé au banc, au beau ciel d’octobre, au lac bleu. À la pièce vide, à sa propre cruauté.
Sur l’écran, l’empreinte engrammique interactive de la mémoire de Joni Cook avait écrit : « Tu t’es servi de moi. »
Il ôta son imper et s’assit. Il n’était pas saoul, mais il avait descendu une paire de pintes et se sentait lucide. Il tapa un long message bavard, puis attendit une réponse. Aucune ne vint. Il attendit, mais il n’y avait rien. Il tapa : « Tu es là ? »
Toujours rien.
Il ouvrit une fenêtre destinée à Écho blanc et tapa un autre message. Lorsqu’il eut terminé, il le relut et le désespoir de ses propres paroles l’écœura. Il l’effaça.
Il quitta son bureau et alluma la télé. De temps à autre, il allait voir si une réponse de Joni l’attendait sur le Scroll. Il n’y en eut jamais. Enfin, il se leva et vérifia que le câble de connexion était branché, s’assura que la veilleuse « ON » du module était allumée. Tout était en ordre. Juste avant l’aube, en repensant à la pièce vide, Deatry éteignit le module, le débrancha du Scroll et le jeta dans un tiroir.
Il somnolait sur le canapé lorsque le module mort appelé Barbara frappa à la porte intérieure.
« Tu es là ? », demanda-t-elle.
Deatry regarda la porte en se demandant : Est-ce que je suis là ? La pluie tapotait contre la fenêtre vide. Il regarda la porte, gagné par une sorte d’urgence. Il regarda la porte et, en pensée, se leva et l’ouvrit.
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