L’hydravion survole la cime des pins Douglas à une altitude inconfortable. Jay entend la voix du pilote dans le casque, mais il n’écoute pas – le bruit des hélices masque un mot sur deux. Les taches d’argent irrégulières des lacs brillent tout autour d’eux, mais il ne peut pas savoir lequel est leur destination. Ils se ressemblent suffisamment pour que la question soit sans objet.
« Tu as compris ce que j’ai dit ? »
Le pilote a haussé la voix. Jay grogne en retour.
« L’alcool. Ton prédécesseur a dû bricoler un alambic. Vous le faites tous. Moi, je m’en fous ; tant que tu as la tête assez claire au matin pour grimper à l’échelle, le reste te regarde. Mais interdiction d’en vendre aux Indiens. Ça leur fait voir des trucs. Tu verras peut-être passer un Cree ou deux. Même s’il t’échange sa petite sœur contre un bidon de gnôle, tu refuses et tu fais l’innocent. Ce que tu distilles, tu le bois toi-même. »
Jay hoche la tête, car c’est ce qu’on attend de lui. La conversation ne le concerne pas vraiment.
« Non, je suis sérieux, mec.
— Ouais. Pas d’alcool.
— Pas d’alcool aux Indiens. Toi (Le pilote a un geste large qui englobe les arbres, l’horizon bosselé et les lacs.), si tu es capable de surveiller tout ça et de faire ton rapport radio, tu dois pouvoir te surveiller toi-même. »
Jay décroche de la conversation peu après et laisse la voix du pilote, entrecoupée de parasites, décrire une fois de plus les procédures d’appel, faire l’inventaire du matériel et tenter maladroitement de le pousser à parler de lui. Il va passer six mois à plusieurs centaines de kilomètres du plus proche campement humain, à veiller sur une zone de forêt qui était déjà là quand ses ancêtres squattaient dans des cavernes. S’il avait quelque chose d’intéressant à raconter sur lui-même, il ne serait pas ici.
Il se creuse la tête pour trouver une question, n’importe laquelle :
« La pêche est comment ?
— Putain, mec, tu me tues ! Je suis peut-être le dernier type que tu verras jusqu’à la fin de l’automne et tu t’intéresses aux poissons ? »
L’hydravion amorce un virage sur l’aile et le bruit du moteur se fait plus grave.
« On ne va pas te manquer, hein ? » lance le pilote en commençant sa descente.
Jay hoche la tête et, conscient que son geste peut être mal interprété, lâche :
« Ça ira. »
Quand il regarde l’hydravion décoller au bout du minuscule ponton, l’après-midi est déjà bien avancée. Ils ont déchargé les caisses et les sacs de provisions, pointé l’inventaire, vérifié la radio et le générateur éolien. Il a repéré sur la carte l’emplacement des trois tours de surveillance. Demain, il ira explorer son royaume. Un territoire de six cents kilomètres carrés, au sud de la baie d’Hudson, couvert de forêts, de lacs et de tourbières. Il est encore tôt pour les risques d’incendie, mais on a parlé d’éclairs inexpliqués à cet endroit précis. Le dispatcher a préféré l’envoyer en avance. Ça tombait bien, il était disponible.
Des nuages de moustiques et de mouches noires tournoient autour de lui. Un vol d’outardes passe au ras des eaux avant de se perdre dans les roseaux de la rive. La lumière vire peu à peu vers l’orange, le lac se marbre de coulées de feu. Il regarde ses mains, sa peau qui devient cuivre, hume l’odeur de tourbe et de résine. Noyé dans le lent crépuscule des régions du nord, il sait qu’il est censé allumer un feu, préparer de quoi manger, puis pisser sur les braises. Une vie solitaire doit être structurée, rythmée par les rendez-vous quotidiens qui martèlent les heures plus sûrement que la montre à son poignet. Mais ce soir, il laisse les étoiles se refléter sur le lac à ses pieds. Il ignore les moustiques, qui le laissent en paix. Quand il va se glisser dans son sac de couchage, l’esprit engourdi par son propre silence, il songe vaguement à la journée du lendemain, avant de s’enfoncer dans le noir.
Les tours de guet sont en bon état, faciles à repérer avec la carte topographique. Chacune d’elles occupe le sommet d’une crête qui surplombe les étendues de pins rouges et d’épinettes. Sur le chemin, il cueille des baies et dérange des oies sauvages. Leurs cris aigus l’accompagnent un long moment, jusqu’à ce qu’il s’enfonce dans un sous-bois trop épais pour elles. Le vent qui sèche sa sueur charrie l’odeur acide des tourbières.
Il escalade chaque tour, scrute l’horizon quelques minutes pour prendre ses repères, puis coche une case sur le carnet de visite. Il y a des traces fraîches de griffes sur une des échelles de bois, des déjections noirâtres de carcajou près d’un pilier. Il s’attarde sur la dernière plateforme, ses jumelles à la main. Une revue porno traîne dans un coin, enveloppée dans un sac en plastique pour la protéger de la pluie et des fourmis. La forêt l’entoure jusqu’à l’horizon, un moutonnement vert et gris qui se perd dans la brume du ciel. Il est au centre d’un monde qui l’ignore, strié d’oiseaux et d’insectes suceurs. L’orage viendra de l’est, sans doute avant la nuit.
Le lac se couvrira de hachures.
À l’heure de la vacation radio, il accroche sans mal la fréquence du dispatching et prononce les phrases rituelles. On ne lui demande rien d’autre. Le pilote a fait son rapport, chaque chose est à sa place. Le martèlement des gouttes sur le toit de bardeaux, recouvert d’une bâche goudronnée, n’est pas différent des parasites de la radio. Du bruit blanc, un effilochage de pensées. Il prépare ses lignes et ses appâts, renonce à affronter l’humidité du dehors, se dit vaguement qu’il aurait dû rapporter la revue porno. Le temps s’écoule sans rien effacer.
Une lueur à l’ouest, un trait de feu, peut-être un éclair. Trop loin pour que le tonnerre arrive jusqu’à lui. La terre vibre doucement, mais il est déjà endormi dans le fauteuil, la tête inclinée sur le côté comme s’il cherchait à capter la fréquence inaudible des rêves.
« Quoi de neuf ?
— Rien à signaler. »
Un blanc, quelques parasites. L’antique poste de radio cubique est piqueté de points de rouille, mais le micro a été changé.
« Tu m’as déjà dit ça hier. Tu as essayé de pêcher ? »
La voix du pilote est amicale, un brin insistante. Il hausse les épaules, se force à répondre :
« J’ai posé des lignes.
— Et ça a donné quoi ? (La réponse se fait attendre.) Bon, on m’a demandé de te rappeler une dernière fois les consignes : tu signales tout départ de feu, même ceux que tu réussis à étouffer toi-même. Tu signales aussi tout mouvement anormal, passage d’Indiens, ou déplacement inhabituel de gros mammifères. (Il hausse les épaules, c’est la troisième fois qu’il fait ce boulot et les consignes changent encore moins vite que les gens.) Tu gardes ton alcool pour toi, c’est important. (Grognement d’assentiment.) Pas de troc avec quiconque, Indien ou trappeur. Tu peux utiliser la radio pour bavarder avec qui tu veux, mais pas durant les créneaux des vacations. Canal huit pour les urgences médicales, il y aura toujours quelqu’un. On se relaye dans le bureau, on laisse nos miches bien calées dans le fauteuil pendant que les types comme toi veillent au grain. Appelle-nous de temps en temps pour pas qu’on s’inquiète, OK ? »
Il devine qu’on attend une réponse, quelque chose d’élaboré, pas les monosyllabes dont il se sert d’habitude. Avec le temps, il a développé une sorte de sixième sens qui lui permet de sentir ce genre de choses. Ce qu’il ne sait pas, c’est quoi dire. En général, il tourne les talons et s’en va, ça suffit à régler le problème. Mais on ne peut pas faire ça à une radio.
« Le coin a l’air calme, finit-il par lâcher.
— Ouais, ça manque sacrément de gonzesses. Ou de beaux mecs, remarque. Je ne sais pas vers où le vent te pousse et, franchement, je m’en fous. (Un silence.) Bon, je libère la fréquence. Essaie d’appeler plus souvent, même si je ne suis pas ta mère. »
J’ai pas de mère. C’est le genre de phrases qu’il a appris à ne jamais prononcer à haute voix. Les orphelins n’intéressent personne, les orphelinats encore moins. Il se souvient des murs de classe repeints chaque année de couleurs gaies, des recoins grisâtres à l’odeur de crasse où il était facile de se faire oublier. La radio se tait, prochaine vacation dans huit heures. Dehors, il a cessé de pleuvoir. Il est temps de sortir, de grimper en haut des tours d’observation, de regarder autour de soi. Ses yeux se perdent loin dans cet infini qui l’entoure et ne reviennent jamais se tourner vers lui-même.
À la nuit tombée, il cherchera l’alambic.
Il trouve la réserve d’alcool en quelques minutes, sous le tas de bûches à l’extérieur. Deux bidons de dissolvant et un jerrycan de plastique noir. Pratiquement quinze litres de gnôle à l’odeur caractéristique de bois brûlé, legs de l’occupant précédent. Il trempe un doigt dans le jerrycan, goûte prudemment. Forte, sans goût, hormis une trace presque imperceptible de kérosène. Le produit de base, à mélanger avec des baies écrasées ou à avaler pur les soirs de manque. Il transporte le tout dans la cabane, se demande vaguement s’il ne ferait pas mieux de tout vider dans le lac. Boire n’a jamais été un besoin pour lui, ni une tentation. Juste une manière d’accélérer l’horloge qu’il a dans la tête et dont le tic-tac lancinant ne s’arrête jamais.
Il se débarbouille devant le miroir terni accroché près de la fenêtre en profitant des derniers rayons du soleil. Il est obligé de se tenir sur la pointe des pieds afin que son visage apparaisse en entier. Il n’est pas assez grand pour qu’on le respecte, pas assez petit pour qu’on l’ignore. La taille idéale d’une victime, lui a dit l’aumônier de l’orphelinat : suffisamment épais pour être battu, trop frêle pour rendre les coups.
Quand il a fini de se laver les dents, il se rince la bouche avec un peu de gnôle et la recrache. Il ne trompe personne, et surtout pas lui-même, mais il y a tout un décorum avant de se cuiter. Je commence quand je veux. La nuit chassera les objections et effacera les heures creuses de la journée. Le reste servira de compost pour les rêves.
Le lendemain s’écoule sans à-coups. Il escalade chaque tour de guet à l’heure prescrite, pointe ses jumelles dans toutes les directions sans rien remarquer d’inhabituel. Sous le banc de bois qui occupe un des pans de la dernière tour, il trouve d’autres revues pornos détrempées par la pluie. Les filles ont les seins délavés. Sur leur visage réduit à une tache monochrome, il est impossible de lire quoi que ce soit. Leurs yeux sont aussi vides que les lacs qui l’entourent. Il suit de l’ongle le tracé d’un dos, l’arc d’une fesse amollie par l’humidité. Les pages se déchirent sous ses doigts. Il repose les revues avec soin pour qu’elles sèchent et repart vers la cabane. La vacation radio aura lieu dans une heure, puis il allumera un feu sur la berge du lac, dans le trou prévu à cet effet.
Et il boira. Avec conviction. En essayant de ne pas grimacer.
Avant de rentrer dans la cabane, il relève ses lignes et rapporte deux poissons qu’il vide rapidement. Des écailles translucides se collent à ses paumes. Il s’essuie machinalement avec un morceau de papier, mais elles s’accrochent à lui comme des bijoux volés. Les derniers rayons du soleil les font luire quand il agite les mains devant son visage.
Le feu prend rapidement, malgré la pluie de la veille. Il a agrandi le trou circulaire près du ponton, à l’écart des buissons qui pourraient s’enflammer, et posé deux pierres plates au milieu des braises pour faire cuire les poissons. Quand la chair grésille, il l’arrose de piment. Puis il mange, en prenant son temps. Se cuiter l’estomac vide est une mauvaise idée.
Il dispose les jumelles à côté de lui, se déshabille et plie ses vêtements avec soin. Il n’aura rien besoin de laver à son réveil, hormis lui-même. Il a étendu une couverture de survie argentée sur le sol tapissé d’aiguilles et placé une gourde d’eau près de l’endroit où reposera sa tête. Nu, il s’étire machinalement, savourant le frisson du vent, avant de s’asseoir en tailleur. Les poils de sa poitrine se dressent comme une forêt de pins à la lueur des flammes. Une cicatrice en oblique barre son torse. Partout ailleurs, sa peau est lisse, vaguement brunâtre, sans marque distinctive. Il s’observe sans passion, du haut de sa tour mentale, à la recherche d’un signe annonciateur de catastrophes. Il ne s’étonne pas de n’en trouver aucun.
Il peut s’absenter une journée, la forêt est trop humide pour que le risque d’incendie soit réel. Au-delà du deuxième verre, il n’éprouve plus le besoin de se justifier. L’alcool trop fort anesthésie sa langue et sa gorge, le goût de kérosène cesse rapidement d’être perceptible. Après chaque gorgée, il renverse la tête en arrière et regarde le ciel. Quand les étoiles se mettent à tournoyer, il sait qu’il est sur la bonne voie. Des éclairs de lumière jaillissent tout près de lui, ses oreilles s’emplissent d’un bruit blanc qui le pousse à boire encore, presque sans respirer, avant de se laisser aller sur le dos. Un trait de feu déchire son visage. La brûlure s’étend jusqu’à son ventre, mais il est trop saoul pour esquisser le moindre geste de protection. Alors, il ferme les yeux et laisse les étoiles filantes traverser ses paupières et peupler ses rêves de phalènes.
Ses dents grincent pendant qu’il dort.
Il se réveille à plusieurs reprises, les yeux papillotant, mais se rendort aussitôt. Sa langue a gonflé, elle occupe tout l’espace de sa bouche et menace de déborder. Un filet de bave serpente au coin de ses lèvres. À cause du voile rouge qui brûle ses paupières, il sait que le soleil est levé depuis de nombreuses heures. Il garde les yeux clos, pressés contre ses paumes. Il a du mal à ordonner ses pensées. L’alcool l’a empêché de rêver, aucun lambeau de cauchemar ne s’est attardé dans son esprit. Le matin est vierge, il se sent aussi neuf qu’il peut l’être.
Il frissonne. Une douleur aiguë en provenance de son ventre lui arrache un grognement. Il avait voulu se tatouer, à l’adolescence, mais ne sachant pas quel prénom mettre, il s’était contenté de dessiner un trait sur son avant-bras avec la pointe d’un compas chauffée au rouge. La souffrance était rapidement devenue abstraite. Peut-être n’avait-il pas appuyé assez fort.
Il écarte les doigts, puis les paupières. La lumière l’envahit. Les yeux brouillés de larmes, il contemple le lac et le ciel gris, incapable de séparer les deux. Il doit faire un effort conscient pour tracer un horizon, puis se laisse aller en arrière, tenté par l’envie de se rendormir. Quand il ferme les yeux, il se sent gigantesque, un univers entier peuplé de bactéries pour lesquelles il est presque infini. Avec ses organes en orbite autour du cœur, ses archipels de graisse à la dérive et ses constellations de nerfs. Il s’étend dans toutes les directions, comme une étoile en expansion.
La douleur au creux de son nombril le cloue au sol.
Sous ses épaules, la couverture de survie se froisse en crissant. Il a envie d’agiter les bras et les jambes pour dessiner un ange sur le tissu argenté. Ses oreilles bourdonnent, une vibration grave qui envahit chaque recoin de son crâne. Les explosions nocturnes ont fait claquer ses tympans. Malgré lui, il sent un sourire se former sur ses lèvres.
C’était une vraie putain de cuite au napalm.
Avec prudence, il se hisse sur un coude. Il baisse les yeux vers sa poitrine, puis vers son estomac. Son regard glisse le long des muscles endoloris, explore la cartographie familière de sa peau tannée. Une traînée d’alcool a séché entre ses seins, comme une piste d’atterrissage. À l’autre extrémité, des points lumineux sont éparpillés juste au bord du nombril, dessinant un demi-cercle rougeoyant qui pulse en direction du ciel. Incrédule, il sent son ventre se crisper. La lueur s’identifie soudain et il hurle, avant de retomber en arrière, évanoui.
Le soleil, indifférent, se noie à l’autre bout du lac.
L’aube et sa vessie le réveillent. Il a la bouche sèche. Une odeur de terre humide emplit ses narines, mêlée à quelque chose de douloureusement familier : la puanteur de sa propre chair carbonisée. L’alcool a insensibilisé sa langue et son palais. Il tend la main pour attraper sa gourde, avale une rasade prudente, avant de la recracher. Une basse à cinq cordes joue au creux de sa poitrine, comme si la vibration fondamentale de la réalité s’était réfugiée là. Ça fait un mal de chien.
Au-dessus de sa tête, le ciel est gris. L’alcool a éparpillé ses pensées comme les pièces d’un puzzle, hors de sa portée. Il se souvient du demi-cercle luisant qui a brûlé son ventre et grogne, avant de boire une nouvelle rasade d’eau. Les cauchemars de cuite ne sont jamais agréables, mais celui-ci lui a laissé des douleurs inédites.
Quand il redresse la tête, les points lumineux sont toujours là.
Il attrape ses jumelles, essuie ses yeux brouillés et tente maladroitement une mise au point sur son nombril. Il doit tourner la molette de réglage à fond pour que l’image cesse d’être floue. La cicatrice de son torse émerge de la forêt de poils comme une falaise. Il la suit vers le bas, en direction de la dépression ombilicale aux bords boursouflés. Les taches de lumière s’organisent en structures vaguement géométriques, incrustées dans sa chair. Le grossissement maximum est insuffisant pour lui permettre de voir les détails, alors il utilise un vieux truc de trappeur et dépose une goutte d’eau sur chaque lentille, avant de braquer à nouveau les jumelles.
Vus d’en dessous, ses yeux démesurément grossis doivent emplir le ciel.
Les buissons de poils s’agitent sous l’effet de son souffle. Sa peau est un parchemin raturé de tous les noms possibles. Le décor amplifié par les jumelles évoque une oasis dans du désert. Un peu de pluie s’est accumulée au fond de son nombril ; il imagine des hordes d’animaux sauvages en train de se rassembler pour boire, effrayés par les grondements de son estomac.
Au milieu du paysage de chair, les structures lumineuses ont l’air de véhicules tout terrain. Il en compte une douzaine, en file indienne. La plus grosse ne doit pas dépasser l’épaisseur d’un cheveu. Il les voit avancer prudemment, négocier une ride après l’autre. Elles sont vivantes, peut-être habitées. Elles ne ressemblent à rien de ce qu’il connaît.
« Putain de merde », lâche-t-il en se retenant de courir vers le lac.
Avec l’étrange lucidité qui suit les gueules de bois, il se souvient des traits de lumière et des grondements qui ont accompagné sa cuite. Une pluie de minuscules étoiles filantes venues de l’Espace.
« Tu viens de te faire coloniser, mec », murmure-t-il.
J’ai déjà chopé des morpions, mais là ça dépasse tout.
Une libellule tournoie avec insistance autour de sa tête, ses ailes translucides projetant des arcs-en-ciel sur ses rétines. Il la chasse d’un revers de main et la voit plonger vers le sol, déchue. Les jumelles pèsent sur sa poitrine. Avec des gestes volontairement lents, il les braque de nouveau vers l’oasis de son nombril. Les visiteurs se sont rassemblés au pied d’un de ses poils et des appendices minuscules tentent de le déraciner. La tige noire vacille et s’effondre, la piqûre qui accompagne sa chute le met en rage. Il se redresse avec un grognement, tend le doigt pour les chasser du jardin. Son index surgit des nuées, comme un fléau divin sur le point de s’abattre, mais il hésite un instant de trop.
Un frisson le traverse. Les jumelles s’échappent de ses mains sans force. Ses jambes ne répondent plus. Avant de sombrer dans l’inconscience, il se dit que les envahisseurs ont dû lui injecter quelque chose.
Il se réveille à la nuit tombée, la vessie agréablement vide. Sous l’effet de l’injection, il a dû se soulager pendant son sommeil forcé. Son corps émerge du déluge d’urine comme une montagne. Il a du mal à bouger la tête, ses extrémités sont des territoires lointains qui ne reconnaissent plus son autorité. Avec difficulté, il parvient à se redresser, en faisant crisser la couverture.
Des traces rouge sombre pointillent son ventre, les visiteurs ont dû effectuer des forages. Peut-être même ont-ils tenté de le cultiver, de faire de son corps une terre promise. Ça lui donne envie de s’ébrouer comme un chien, de se gratter jusqu’au sang. Les jumelles ont glissé contre son flanc. Il les empoigne, mais renonce à les soulever.
Au-dessus de sa tête scintille une muraille d’étoiles. Le vent a chassé les nuages, l’air est chargé des senteurs de la forêt. Autour de lui, tous les animaux de la création s’expriment en son honneur, dans une cacophonie familière. Il reconnaît les pluviers à leurs sifflements, les maringouins à leur façon particulière de bourdonner à son oreille. Un énorme touladi brouille la surface du lac en tentant d’attraper sa proie et le bruit d’éclaboussure qui suit est comme une signature unique.
Je connais le nom de tout ce qui m’entoure, songe-t-il avec étonnement, mais j’ignore celui de mes visiteurs.
La gourde clapote contre sa nuque quand il tourne la tête. Il l’agrippe, en humecte ses lèvres. Il n’a pas vraiment soif, ni faim, son corps nu repose sur une fine épaisseur de métal argenté qui reflète la lueur de la lune. Le vent nocturne soulève la couverture de survie, cela fait un bruit d’orage et de fin du monde. Il lui reste assez d’eau pour provoquer un déluge. Verser le contenu de la gourde sur son ventre, jusqu’à ce que les visiteurs soient emportés. L’idée l’a traversé, il doit l’admettre. Déclencher l’apocalypse, enflammer de l’alcool et les plonger dans une mer de feu. À sa portée, il y a de quoi créer tous les enfers du monde.
Une nouvelle gorgée d’eau réveille ses terminaisons nerveuses et lui rend sa lucidité. Ce n’est pas un fourmillement, ni une simple douleur, mais quelque chose de plus profond et intime qui le cloue jusqu’à l’âme. Les êtres qui l’ont colonisé sont désormais à lui. Ils se sont nourris de son sang, ils ont labouré sa chair. Il a même songé à les baptiser, lui qui porte un nom qu’il ne s’est pas choisi. Les gens qui ont des enfants ont-ils eux aussi envie de les massacrer, à l’occasion ? Il n’en sait rien, il est orphelin, il aurait aussi bien pu se créer lui-même.
Une étoile filante raye la voûte du ciel au-dessus de lui. Il prend les jumelles, les braque vers son ventre et suit avec attention la progression des taches lumineuses qui le colonisent peu à peu. Dans la forêt de ses poils, des zones de brûlis marquent les implémentations des cités futures. La nuit est tombée sur les dunes grises de son ventre. Face à son immensité, les minuscules caravanes se sont rassemblées en cercle et des lumières jaillissent par intervalles, comme des prières. Il se sent étrangement serein, malgré les grondements qui naissent de ses entrailles. Sa colère est désormais apaisée.
Il garde les yeux ouverts le plus longtemps possible, finit l’alcool, puis sent les jumelles s’échapper de ses doigts.
Le reste appartient à la nuit.
Lorsqu’il se réveille, son érection projette une ombre effilée jusqu’à son nombril. Le soleil se lève à peine, les alentours bruissent de murmures et de cris. Sa chair lui rappelle qu’il est vivant, qu’il est capable de survivre à sa propre explosion.
La soif est revenue et avec elle l’envie de courir se jeter dans le lac. Des taches noires dansent devant ses yeux. Sur sa langue, le mauvais alcool a laissé des dépôts qu’il a envie de gratter du bout de l’ongle. Avec un grognement, il s’empare des jumelles, baptise chaque lentille d’une goutte d’eau et les incline vers son bas-ventre. La tour enracinée dans sa chair se dresse comme une envie de défier le ciel.
Avec lenteur, il remonte en direction du bivouac de la veille. Ses occupants ont levé le camp, en abandonnant derrière eux les restes de leur passage. Les étranges édifices ont labouré son épiderme et rempli chaque sillon d’une encre serpentiforme, noire et luisante. D’étranges inscriptions, lisibles seulement au plus fort grossissement des jumelles et incompréhensibles de toute façon, marquent l’endroit de leur épiphanie. Plus bas, les minuscules points se sont regroupés en une longue procession qui serpente vers la base de la tour, à travers les premiers contreforts de son bas-ventre. Il les sent grouiller, devine leur détermination. Il semble y en avoir plus qu’à son arrivée, la douzaine de structures est devenue centaine, en train de s’échanger frénétiquement des éclats lumineux. Combien d’entre elles se dissimulent dans la jungle de son pubis, ou vers son torse ? Avec ses jumelles, il est capable de tout voir. Il aurait dû imposer des règles, des commandements. Tracer des fleuves infranchissables avec l’eau de sa gourde, enflammer des buissons ardents sur sa poitrine pour les forcer à s’arrêter, à tenir compte de lui.
Puis l’évidence le frappe. Ils savent qu’il existe : la tour qui se dresse au bout de leur horizon en est la preuve. C’est peut-être le signe qu’ils attendaient, le moyen de s’adresser à lui suivant les formes requises, de rendre hommage à sa gloire matinale. Ils escaladeront ses contreforts, ils suivront les sentiers de ses veines gonflées, en taillant des marches dans sa chair. Jay les imagine présentant des offrandes et des premiers-nés, porteurs de prières et de supplications. Ou alors, une bannière disant « Nous venons en paix », en grandes lettres lumineuses de plusieurs microns de haut, qu’ils iront planter en haut de son sexe.
Pris d’un fou rire incœrcible, il lâche les jumelles. Ses poumons sifflent, son rire est caverneux, il gronde dans son estomac et jaillit à la face du ciel, dans une libération qui est comme une naissance. Son érection vacille, s’incline avant de courber définitivement la tête et de s’effondrer dans la forêt de ses poils.
Le silence, suivi du retour prudent des oiseaux. Quand il reprend les jumelles, les yeux encore brouillés de larmes, il tâtonne avant de refaire la mise au point. Le paysage a changé. Les replis de son torse, les légères collines de ses mamelons, la descente rugueuse vers son bas-ventre, tout lui semble désormais nouveau. Comme ressuscité.
Il cherche les structures en balayant son immensité d’un lent mouvement circulaire. Sous son nombril, les restes du camp de la veille sont nettement visibles. Il ne les déchiffrera jamais, mais n’essaiera pas de les effacer. Les routes possibles le long de sa chair sont innombrables, les cachettes également ; pourtant, il sait que les visiteurs ne se dissimuleront jamais à lui. Il les retrouve très vite, rassemblés en un unique cercle dont le diamètre se réduit. Leurs pulsations lumineuses ralentissent, s’accordent en un message commun à son intention. Il devine que les lentilles des jumelles projettent elles aussi des éclats dans leur direction, auxquels ses visiteurs tentent de répondre.
Il espère que leurs prières seront exaucées.
Puis, avec un grondement, les structures se rassemblent et s’élèvent au-dessus de sa chair, dans une ascension qui commence avec lenteur et s’achève en pluie de feu. Une brûlure se forme à l’apex de son nombril. Il a fermé les yeux sous l’effet de la douleur, mais un trait de lumière raye ses paupières, accompagné du murmure des propulseurs. Il cesse d’être un univers pour devenir un point isolé sur une tache argentée, un corps nu et flou dont les détails seront bientôt lavés par l’orage.
Quand ses membres recommenceront à lui obéir, il ira se baigner dans le lac.
De retour dans la cabane, il se sèche, enfile des vêtements chauds pour lutter contre les tremblements irrépressibles qui l’habitent. L’eau glaciale l’a purifié, mais il a failli se noyer. Les traces des visiteurs sont incrustées à jamais dans sa chair ; les souvenirs ne s’effaceront jamais.
Il mastique une poignée de fruits secs, puis s’installe devant la radio. Ce n’est pas l’heure des vacations journalières, alors il se branche sur la fréquence commune.
« Indicatif 49-632. Vous me recevez ? (Et il ajoute 🙂 C’est Jay.
— Y’a un problème ? »
La question le prend au dépourvu. Il tend la main vers le bouton d’arrêt, se ravise. Sourit.
« Non, rien. (Il prend une grande inspiration et sent les brûlures sur son ventre dérouler leur message.) J’ai juste envie de parler. »
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[…] avec Intrus – Jean-Claude Dunyac Une nouvelle un peu bizarre, mais qui m’a beaucoup plu. Une histoire fantastique qui nous laisse un gout […]