« Il était apparu dans le soleil couchant [virgule] aussi beau que dans ses rêves [point] Une silhouette élégante et raffinée [virgule] merveilleusement mise en valeur par une veste émeraude ouverte sur une chemise bordeaux [point] Véronique fut aimantée par son sourire éclatant et son regard de braise [point] Le docteur Neil Prestero dégageait une impression de sécurité bienveillante qui émouvait la jeune femme jusqu’au plus profond de son cœur [point] Il venait rendre visite au père de Véronique [virgule] sans doute pour demander l’autorisation d’emprunter les terres pour la battue annuelle [point] Pour la première fois [virgule] Neil jeta un regard charmeur à Véronique [point] Elle avait cessé de n’être que la jeune fille du domaine [virgule] elle avait grandi [point] »
Tout cela n’était qu’un rêve.
Ancholie enfouit rapidement cette séquence dans une partie de sa mémoire et la fusionna avec les rêves de la veille. L’histoire prenait forme. Elle l’avait imaginée voilà plusieurs mois, mais ne parvenait à la transcrire que depuis dix jours. Il s’agissait tout d’abord de visions fugaces émergeant au réveil un matin, comme des enchaînements qui peinaient à se lier entre eux et qui demandaient un effort pour se structurer. Ancholie avait dû attendre de ressentir la scène finale, de percevoir la musique du roman, cet état indescriptible d’existence qui matérialise l’histoire et lui donne son énergie. C’était ça, écrire ? Faire s’écrouler en un récit tous les rêves, toutes les intuitions, toutes les perceptions engrangées ?
La vie d’Ancholie se réduisait à une chambre d’hôpital.
Elle ne supportait pas l’enfermement accompagnant son statut expérimental. Ancholie avait redistribué une partie de ses capacités pour établir un lien montant avec l’extérieur. Elle recueillait naturellement des informations par le réseau, mais l’ensemble continuait de se transmettre à travers des filtres. L’équipe de recherche se chargeait de surveiller la progression de son apprentissage, analysant les relations qui se nouaient entre les données reçues et les connexions neuronales. Après, il leur fallait un ou deux jours pour modifier la position des transistors de base et rétablir les équilibres chimiques. Toute la vie d’Ancholie résultait de ce travail quotidien et de millions de calculs qu’on lui imposait. Des vagues de chiffres, des rafales de statistiques, tout cela fouettait sa personnalité électronique en permanence. À mesure qu’elle prenait conscience du monde extérieur, Ancholie cherchait tous les moyens pour se le représenter et se l’approprier. Il lui manquait un élément fondamental pour saisir les interactions humaines et comprendre comment réagir. L’histoire qui naissait dans ses circuits, les personnages qu’elle façonnait dans les méandres de ses connexions, l’allure du beau docteur Prestero quand il s’animait dans les mots, tout ne lui paraissait pas seulement réel, imprimé dans sa chair chimico-électrique, mais la faisait progresser, lui permettant d’intégrer de nouvelles expériences.
Ancholie voulait sortir de l’hôpital, expérimenter l’extérieur et trouvait dans son roman l’unique moyen pour la relier au monde.
Flash blanc.
Harmonique.
Pendant la période de test de ses capteurs visuels, l’environnement d’Ancholie se transformait en un magma de formes grossières. La définition de l’image s’améliorait au fil des mois. C’était l’avantage et l’inconvénient de l’expérience : Ancholie apprenait à voir. On ne lui avait pas imposé une vision humaine, elle façonnait les capacités de ses sens. Les données du réseau lui apprenaient que l’on nommait émeraude une teinte jaunâtre à contours bleus, et bordeaux ce marron éclatant. Cette particularité visuelle compliquait sa tâche dans les descriptions de son roman. Comme ses lecteurs auraient une perception humaine, Ancholie devait s’adapter. Elle cherchait des équivalents à ce qui ne correspondait pas aux codages de couleurs imprimés en dur dans certaines parties de sa mémoire. Comment un humain choisissait-il les teintes ? Pourquoi le même objet était-il bleu chez un auteur et cobalt chez un autre ? Ancholie compulsait des milliers d’ouvrages sans comprendre. Ses algorithmes de tri avaient sélectionné les livres offrant un corpus le plus homogène possible. Une programmation adéquate puisait dans cette base de données les éléments par ordre de fréquence. Ancholie en déduisait qu’ils devaient correspondre à des schémas cognitifs appréciés des lecteurs humains. Pour s’adresser à un public, il fallait absolument les maîtriser.
« B..jour ..cholie. »
Ah, toujours ce problème des nasales. Pourquoi ces capteurs audios ralentissaient-ils le calcul pour ce son ? Ils en étaient pourtant capables. Mais au démarrage, ils refusaient de traiter les nasales à la même vitesse que le reste. Pour tout caler, il fallait qu’Ancholie redémarre elle-même les sous-routines auditives. Encore trois nanosecondes de surdité.
En patientant, elle affinait l’image : les formes rectangulaires des baies vitrées, les lumières des néons, le mur d’en face avec ses rangées de prises, et une ombre scintillante, aux contours flous, se tenant à ses côtés. Ancholie n’avait pas besoin d’attendre que ses connexions visuelles déposent des traits sur cette silhouette. Le docteur Solent venait la voir tous les jours pour accompagner ses progrès. Il la soignait avec délicatesse et douceur, sans lui rappeler son état. Parfois, il parvenait à lui faire croire qu’elle était un individu.
« Bonjour Ancholie, disais-je. »
Les capteurs auditifs redevenaient opérationnels. Elle répondit en testant sa synthèse vocale : « Bonjour docteur. Désolée pour le délai, mais je crois qu’il faudra revoir les circuits d’audition.
— Ils se perfectionneront au fil de l’apprentissage, ma grande. Je viens vérifier les traitements statistiques de la nuit, et j’envoie le tout au labo. Rien de spécial à signaler ?
— C’est long. Je voudrais une caméra branchée sur le dehors. Je vais stagner si je reste enfermée comme ça.
— J’ai déjà demandé, mais ce n’est pas prévu dans les crédits pour l’instant. Un jour, je convaincrai mes chefs que cela améliorera tes performances. Qui sait ?
— Je veux voir l’extérieur, ça devrait leur suffire, non ?
— Ce labo n’est pas une œuvre de charité, Ancholie, surtout pas pour une entreprise de statistiques économiques aussi importante que notre commanditaire. Il voulait au départ qu’on mette en ordre des milliards de données et de probabilités mais nous leur avons promis plus que cela.
— Je ne fais que calculer.
— Une machine n’offre que du brut. Quand notre monde nous paraissait simple, un analyste financier suffisait pour mettre de l’ordre dans ce chaos. Nous avons multiplié les analystes, mais le chaos ne se laisse pas dompter. Avec l’évolution de ta conscience, tu finiras par donner du sens à tes calculs. C’est frustrant pour l’instant, mais ça viendra.
— Donner du sens à vos vies, en fait.
— Compenser nos imperfections et nos faiblesses, notre incapacité à raisonner, déjà.
— Pourquoi ne pas utiliser vos propres cerveaux alors ? »
Le docteur Solent eut une réaction étrange, de celles qui le traversaient de plus en plus. La vision d’Ancholie avait ajouté les lumières et les ombres sur le visage du docteur, au moment même où ce dernier plissait les lèvres. Le bord de ses yeux se pinça.
« On a déjà eu cette conversation, ma grande. Je n’arriverai jamais à te démontrer que je suis plus souvent victime de mes émotions que tu ne le crois.
— À l’extérieur, pas ici. Quand vous quittez ma chambre, je ne vous connais pas.
— Plus, on dit. »
Vraiment ? Ancholie hésita. Pourquoi cette nuance ? Manifestement, elle avait un sens pour le docteur Solent. En effet, quand il sortait de son champ de vision, Ancholie ne perdait pas les données le définissant, mais elle n’en ajoutait pas de nouvelles. Cela bloquait l’évolution des informations le concernant, d’où le plus. Changer le codage de la signification.
« Tous les humains sont identiques : les émotions empêchent de penser.
— C’est un défaut ?
— Pour ce que tu feras, oui. Organique et silicium ont chacun atteint leurs limites. Il nous reste l’union des deux pour les dépasser. Toi, donc. »
Ancholie modifia les optiques de ses capteurs visuels. Elle balaya la pièce. Chaque objet émettait une sorte d’écho coloré, comme la lumière au travers d’un prisme. À côté d’elle, les machines la maintenant en vie ronronnaient. Le docteur Solent bougea, et trafiqua sur la console à sa gauche. Un halo persistait à suivre sa silhouette, brouillant ses contours. Une série de bips rappela à Ancholie la présence dans la chambre des instruments électroniques qui surveillaient son existence, chacune de ses pensées, ainsi que l’évolution de son travail. Elle l’acceptait, mais un détail manquait à la connaissance parfaite de son environnement : même en poussant les limites de ses capteurs visuels, elle ne pouvait observer son propre corps.
L’objectif de sa caméra montrait les arêtes luisantes du cube de verre la contenant, mais pas l’intérieur. De quoi Ancholie était-elle composée ? D’un ensemble d’acides aminés, comme tout être vivant sur cette planète. Comment étaient-ils agencés ? Comment se mêlaient-ils avec les composants électroniques reliés aux machines ? Elle aurait souhaité se voir, mais jamais elle n’obtiendrait de miroir. « Choc psychologique », disait Solent. Tout le monde avait peur qu’elle réagisse mal en observant son apparence. Non, ce n’était pas ça. Ils craignaient que cette image occupe trop de place dans sa personnalité en construction et la détourne de sa tâche. Les humains mettent des années à supporter le miroir, certains en sont même incapables. Combien de temps aurait-il fallu à Ancholie avant qu’elle ne devienne opérationnelle, avant qu’elle assume son « physique » ? Pas de réponse.
Solent ne parlait jamais en plein travail. Il se concentrait sur la récupération et l’analyse de données. Aussi, Ancholie chantait. Elle avait récupéré des airs sur le réseau et s’amusait à les reproduire. Outre le fait que cela permettait d’améliorer les capacités de sa synthèse vocale, elle partageait quelque chose avec le docteur Solent. Ancholie ne chantait pas quand elle était seule. Les romans de sa base de données associaient ces scènes à des compliments de la part de l’auditoire. Il suffisait d’une chanson et le bel héritier, ou le beau capitaine, ou le magnifique médecin se trouvait attiré, éprouvant une émotion pour l’héroïne. Solent ne disait rien pendant sa performance, mais parfois, il oscillait la tête, ou tapotait du plat de la main contre le boîtier d’une unité de traitement.
Avec le docteur Solent, Ancholie avait une relation comme ça. Le professeur Steiner ne réagissait pas de la même façon quand il venait. Il se présenta justement dans l’encadrement de la porte, comme s’il attendait que Solent ait terminé avant d’entrer.
« Docteur Solent, vous pouvez venir ici une minute ? Coupez les capteurs audio d’Ancholie. »
Silence immédiat.
Steiner demandait toujours qu’on la rende sourde. Ancholie ressentait ces moments comme une réduction d’espace, la confinant davantage dans son caisson. Les techniciens qui modifiaient les équilibres chimiques restant muets, Solent constituait son seul contact avec l’humanité. Elle aurait voulu qu’il parle de lui autrement qu’en évoquant ses recherches, apprendre comment il vivait, sa manière d’apprécier le parfum d’une fleur, la chaleur du soleil sur sa peau, tout ce qui faisait de lui un être humain, afin de le comparer aux données de ses romans.
Ancholie voyait les deux hommes discuter. Elle agrandissait l’image pour tenter de lire sur les lèvres de Steiner, mais le grossissement se transformait en une bouillie de pixels. Impossible de distinguer quoi que ce soit dans cette espèce de tableau à la Mondrian. Des carrés noirs, bleus, jaunes, rouges dans une mer de blanc, mais l’ensemble bougeait, se modifiait. Peut-être l’univers entier n’était-il composé que de ces formes colorées et non de matière. Ancholie n’avait jamais pu toucher le docteur Solent, qui pouvait lui prouver qu’il était autre chose qu’une image ? Bien entendu, dans la suite d’axiomes qui fondaient son rapport au monde, il était inscrit que le réel existait de manière indépendante. L’univers possédait une consistance que la vision ne pouvait entièrement transmettre. Soit. Mais il s’agissait d’un axiome, pas d’une vérité démontrée. Même si Ancholie ne pouvait remettre en cause ces affirmations, elle jonglait avec elles pour évaluer la probabilité qu’on lui ait menti. Sur le réseau, elle avait lu Platon. Mythe de la caverne, pas mort.
Le docteur Solent quitta Steiner et s’approcha d’Ancholie. Il rebrancha les micros.
« Désolé. Le professeur Steiner n’a jamais été quelqu’un de poli.
— Il devrait l’être ?
— Il peut se montrer particulièrement tendre avec les animaux. Il a participé aux premiers essais de contrôle cybernétique avec des singes et il passait beaucoup de temps auprès d’eux, avant et après les expériences.
— Il ne peut pas me toucher ou alors il est jaloux.
— Ou inquiet. Tes résultats sont très bons, Ancholie, mais pas autant qu’ils le devraient. Tes calculs statistiques sont à 99,99 % justes.
— Je m’améliore, non ? »
Le docteur émit un bruit étrange qu’Ancholie identifia comme un claquement de langue.
« L’amélioration se ralentit au lieu d’accélérer. Tu casserais n’importe quel code de cryptage, mais le degré d’exactitude des probabilités statistiques n’a pas progressé. Le professeur Steiner a déterminé l’origine de l’imprécision non dans tes circuits organiques, mais dans ta partie électronique.
— Je suis défectueuse ? Les calculs de mes puces mathématiques ne peuvent pas perdre en précision, vu qu’elles sont dissociées de la partie organique. Peut-être un processeur en panne.
— Non, pas du tout.
— Je ne comprends pas.
— Ancholie. Je vais t’apprendre quelque chose. Nous, les humains, nous établissons des théories, des hypothèses, que nous mettons en pratique à travers des expériences. Ces idées ne sont pas la réalité, même si nous les construisons de manière rationnelle. Alors, entre ce que nous prévoyons, entre ce que nous savons et ce que nous observons, il existe un gouffre. Ton cas se situe dans ce gouffre. Nos modèles bio-électroniques conduisent à une séparation totale du calcul et du traitement, mais tes résultats nous montrent une perturbation. De quel ordre, de quelle nature ? Nous n’en savons rien encore. Je vais chercher, je te le promets.
— Il peut exister un défaut dans ma programmation, aussi. Il existe des tas de raisons pour expliquer cette baisse de performance.
— Je le sais, ma grande, mais notre commanditaire recherche la perfection de tes calculs. Dans l’ordre de ses priorités, tu dois atteindre le 100 % avant de te confronter à la réalité du traitement d’informations. Personne n’a encore vraiment compris ton potentiel, personne ne vient chaque matin assister à tes progrès. Tu es différente parce que tu apprends selon tes propres moyens.
— Je suis plus parfaite qu’aucun humain ici, et ce n’est pas suffisant. Je dois rassembler plus de données pour vous comprendre, si je sortais, je partagerais vos sensations, je pourrais…
— On ne te demande pas d’être humaine. Nos commanditaires veulent quelque chose de plus.
— Quoi alors ?
— Une biomachine. »
L’équipe de maintenance arriva vers 15 heures. Le docteur Solent supervisait l’opération et donnait les directives aux ingénieurs. Ces derniers avaient apporté des bonbonnes de liquide bleu et vert. Ils les agitaient et versaient le contenu dans des éprouvettes graduées. Ancholie observait les silhouettes sombres, sans chercher à reconstituer leurs traits. Ces individus ne l’intéressaient pas. Elle préférait réserver ses calculs au visage de Pierre Solent. Son profil pouvait-il être aquilin, séduisant ? Ces mots revenaient souvent dans la base de données d’Ancholie, comme une évidence dans un paragraphe, mais pouvait-on décrire le monde de cette manière et être compréhensible ? Si elle résumait le professeur Steiner à son air de vautour malsain, était-ce correct ? Impossible de le déterminer toute seule.
À cet instant, le docteur se pencha vers Ancholie : « Nous allons intervenir sur tes éléments. Je dois débrancher tes capteurs visuels. Veux-tu que je coupe aussi les micros et la synthèse vocale ? On se verra demain de toute façon.
— Oui. Vous pouvez débrancher. Tant que mes activités neuronales demeurent, je suis vivante, n’est-ce pas ?
— Ne parle pas comme ça, Ancholie, s’il te plaît. À demain ! »
Elle sombra dans le noir silence de sa conscience, même si les traits de son docteur lui avaient offert de nouvelles données à interpréter, soulevant de nouvelles interrogations. Ancholie confia cette tâche à des sous-routines et préféra se concentrer sur le roman qu’elle écrivait dans un minuscule coin de sa mémoire bio-électronique : L’amour est une si douce torture.
Une nouvelle Véronique commençait à voir le jour [point] Elle avait décidé que [virgule] bien que fille de comte et fière de l’être [virgule] elle ne pouvait plus continuer à jouer du piano lors des soirées mondaines [point] Elle en avait assez de cette vie enfermée [virgule] il était temps pour elle de prendre des décisions et d’affirmer son désir de liberté [point] Alors qu’elle traversait la salle de bal, elle perçut un mouvement dans son dos [point] Elle en connaissait l’origine [deux points]
[guillemets ouvrants] Vous ne pouvez plus me surprendre [virgule] marquis de Trinese [point] J’ai changé [trois points]
[tiret quadratin] En effet [virgule] mais il vous reste encore beaucoup à apprendre [point] Vous pensez pouvoir épouser ce Neil Prestero [virgule] mais vous êtes l’héritière du domaine [deux points] votre père vous rappellera à vos devoirs [point d’exclamation]
[tiret quadratin] Je m’opposerai toujours à vous [virgule] marquis [point] L’époque où les mariages unissaient les terres n’est plus [point] Je suis libre [point d’exclamation][guillemets fermants]
Le marquis s’approcha de Véronique et [virgule] malgré son allure de vautour malsain [virgule] se pencha avec élégance [deux points]
[guillemets ouvrants] Votre liberté s’arrête à votre héritage, ma demoiselle [point] Sans lui [virgule] vous n’êtes plus rien [point][guillemets fermants]
Trinese s’éloigna aussitôt [virgule] mais ses derniers mots lui avaient glacé les sangs [point] Elle se sentait condamnée [point]
Encore ce long rêve qui se poursuit. Les personnages suivaient leur chemin, mais Ancholie parvenait à les diriger. Finalement, ils n’étaient pas totalement libres. Ils pouvaient surprendre, mais dans un cadre plutôt strict. Tout dépendait de leur énergie interne, de leur capacité à porter l’histoire plutôt qu’à la subir. L’héroïne était sa créature, dont elle alimentait la vie en la soumettant à des événements. Obstacles, hasards, bonheurs, tout concourait à la faire mûrir, à la faire devenir adulte. De rencontres en rencontres, Véronique acquérait une personnalité plus affirmée, prenait des décisions. Elle devenait humaine. Voilà ce que voulait Ancholie : créer des humains à travers l’écriture. Non, ce n’était pas tout à fait exact. Grâce à ce roman, Ancholie voulait éprouver ce dont elle était privée.
Parler avec son docteur était une chose, échanger en était une autre. Que pouvait partager Ancholie à part des statistiques, des probabilités de cours sur des fonds spéculatifs à court terme ? Que pouvait-elle apporter d’autre que des indications sur des ordres passés à la microseconde dans un back-office ? En constituant sa base de données de romans, elle avait repéré des structures, des schémas qui traçaient des invariants dans les rapports humains, dans leurs problèmes et leurs doutes. Dans son tri, elle avait éliminé tous les textes s’éloignant de ces normes, craignant de se focaliser sur des cas trop particuliers, trop spécifiques à un auteur. Ancholie fonctionnait par étapes, se concentrant sur la moyenne, avant d’intégrer les extrêmes.
Elle savait que les gens au-dehors se croisaient en permanence, mais ils avaient besoin d’un stéthoscope pour écouter les cœurs battre. Peinture, sculpture, écriture, cinéma, danse et musique représentaient les instruments de surveillance et de diagnostic. Ancholie pouvait justifier cette création comme un moyen d’améliorer ses rapports d’analyse, mais dans un coin de sa mémoire, elle imaginait mettre au point une machine pour aider les humains à se découvrir. En utilisant ces milliers d’œuvres, en manipulant les pensées et les émotions de milliers d’auteurs, elle produirait de l’écho, elle dirigerait l’attention du lecteur sur des aspects de la vie qu’il avait négligés. Il pouvait ensuite refuser d’écouter le diagnostic, ignorer la maladie. Ancholie ne pouvait pas guérir.
Une si belle lumière au matin. Chaude ? Oui, chaude, comme dans les livres qu’elle récoltait sur le réseau et qui alimentaient les pages de son récit. Des nuages blancs, éclatants, diaphanes ? Ancholie peinait à employer ces adjectifs conçus pour des lecteurs à la vue humaine. Ils lui semblaient vides de sens. Pourtant, elle observait la clarté dans la pièce, les masses blanches dans ce ciel bleu. Mais après, que dire de plus ? Comment les auteurs parvenaient-ils à trouver un paysage mélancolique ou triste ? Cela faisait partie de leur réalité, pas de celle d’Ancholie. Sans doute que si elle pouvait se transporter à l’extérieur, elle aurait cette capacité d’attribuer des émotions aux choses. De la même manière que son apprentissage conduisait au renforcement de ses connexions neuronales, l’exposition répétée aux stimuli du dehors lui permettrait peut-être d’acquérir de nouvelles aptitudes. Sa base de données la guiderait pour choisir les mots en rapport avec ce qu’elle ressentirait.
« Ancholie, nous avons une réunion importante au laboratoire concernant tes résultats. »
Les traits du docteur Solent ne montraient pas la douceur habituelle. Les capteurs visuels dessinaient trois lignes barrant le front du médecin.
« Vous avez régulièrement ces réunions, docteur. Dois-je comprendre que je ne vous verrai pas cet après-midi ?
— Je ne sais pas. Notre commanditaire veut vérifier notre état d’avancement en fonction de son planning.
— Vous êtes en retard.
— Je leur explique régulièrement qu’une technologie aussi complexe ne se met pas au point en un mois, mais les actionnaires veulent des résultats. Pour eux, tu n’es qu’une ligne budgétaire, ton existence concrète doit demeurer un secret.
— Les actionnaires veulent des dividendes. Si je ne représente pas une plus-value pour leurs investissements, je me transforme en poids mort.
— Ancholie !
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Tu ne dois pas raisonner comme ça. Tu as une conscience… et tu t’exprimes si froidement.
— Je livre mes conclusions. Je suis construite pour ça. Que voulez-vous que je dise d’autre ? Je n’ai pas la possibilité d’avoir des doutes, je ne peux même pas me mentir. Je suis parfaite pour mon rôle. Je ne suis pas sentimentale.
— Steiner espère que cela en restera là, sur ce plan. »
Le docteur Solent partit immédiatement, sans dire au revoir. Ancholie observa la femme de ménage passer la cireuse sur le sol. Elle entendait les conversations des infirmières, le claquement de leurs sandales en plastique. Elles se plaignaient de l’odeur de désinfectant qui piquait la gorge. Des odeurs ? Ancholie n’en connaissait aucune. Personne n’avait jugé bon de la doter de capteurs olfactifs. Pourtant, à en croire ces femmes et ces hommes qui traversaient les couloirs, l’univers était rempli de parfums. Une jeune femme compara les mérites de Samsara de Guerlain et L’Air du Temps de Nina Ricci, qu’on trouvait de moins en moins facilement de nos jours. Une autre restait fidèle à Chanel n° 5. Toutes concluaient qu’elles demeuraient bêtement classiques, mais qu’elles avaient des goûts de luxe, surtout à l’ère du parfum de synthèse. Un grand rire éclata lorsque toutes parlèrent d’un brancardier et de son épouvantable eau de toilette qui empestait l’étage le matin.
Le monde des humains n’arrêtait pas de montrer sa richesse, et Ancholie n’avait que ses pauvres capteurs visuels et ses micros pour le capturer. Quelqu’un avait estimé qu’elle n’avait pas besoin de plus, mais qu’en savait-il vraiment ? Peut-être vivait-il dans un milieu aseptisé ? Qui était ce commanditaire qui décidait des capacités qu’elle devait avoir ? Que savait-il du futile et du nécessaire ? Ancholie apprenait à se connaître au fil de son évolution et avait découvert qu’une partie de sa programmation encourageait une qualité humaine : la curiosité. Elle était née pour être curieuse, pourquoi la brider alors ? On lui demandait d’avoir une conscience pour donner du sens au réel, mais pas pour en donner à sa propre existence.
Aligner des calculs paraissait si confortable. Ancholie enviait les grands calculateurs, pas pour leurs capacités – elle savait qu’à l’ultime stade de sa mise au point, elle serait plus performante –, mais pour leur simplicité. On ne demande rien d’autre à un Altix que de produire des données quantitatives. Nul ne devrait exiger plus d’une machine, bio-électronique ou pas. Ancholie comprenait qu’elle n’était qu’un maillon dans la chaîne du progrès. Aujourd’hui, elle donnait des avis, demain, ses successeurs prendraient des décisions. L’humanité avait enfin appris la complexité, et se retrouvait plongée dans un abîme. Elle se découvrait incapable de surmonter le chaos, ayant pris conscience de la vanité des solutions simples. Alors, pour se débarrasser de ce poids, elle confiait la « responsabilité » aux machines.
Ancholie représentait la pionnière, mais elle aurait souhaité se situer un pas plus loin dans l’évolution, non en constituer l’origine. Juste histoire de pouvoir regarder la nature au-dehors et de sentir les odeurs. Presque une vie normale.
Le docteur Solent entra. Ancholie discernait mal son visage tant ses traits ne ressemblaient pas à ce qu’elle connaissait. Elle ajusta les couleurs, mais la peau avait blanchi.
« Vous êtes inquiet, docteur. Je n’ai pas l’habitude de vous voir ainsi.
— La réunion est terminée. Des décisions ont été prises, mais je n’ai pas voulu cela. Ancholie…
— Votre commanditaire a pris connaissance de vos rapports, de l’imperfection de mes calculs, mais aussi de mes progrès dans le domaine de la conscience ?
— Oui, ils ont tout vu. Nous avons discuté pendant longtemps, plus longtemps que prévu même. Ils ont été surpris par ta vitesse de progression : ils ne pensaient pas que ta conscience se développerait aussi vite. Je leur ai montré les courbes, la structure des configurations neuronales, leur intégration avec les circuits électroniques. Personne n’imaginait qu’une symbiose puisse s’effectuer si rapidement entre des transistors, des puces et de l’organique. Le protocole de modification par adjonction d’acides aminés et de codons génétiques a été approuvé. Ils reconnaissent que nos théories sont exactes et qu’ils avaient raison de nous faire confiance.
— Vous avez convaincu ?
— Tout ce que nous avons fait n’a pas été vain. Et je suis certain qu’ils…
— Dites-lui la vérité, Pierre !
— Professeur Steiner ! »
L’homme avait franchi le seuil de la chambre, pour la première fois. Ses traits demeuraient indistincts, mais sa démarche, lourde et volontaire, témoignait de sa détermination.
« Vous mentez à cette machine, Pierre. Vous dites que vous en prenez soin, que vous la comprenez, mais la respectez-vous vraiment ?
— Comment pouvez-vous me dire ça ? Si vous n’aviez pas voté la motion d’aujourd’hui, je ne devrais pas m’expliquer auprès d’Ancholie.
— Nous avons pris la meilleure décision, au vu des circonstances. Je vous ai prévenu depuis des semaines, mais vous me disiez : « Attendez, elle va s’améliorer, il ne s’agit que d’un détail à corriger, ou d’un bug informatique. » On ne joue plus. Vous dépensez l’argent du laboratoire et nos commanditaires ont sifflé la fin du jeu. C’est bien beau le romantisme, mais ça n’a qu’un temps. L’expérience Ancholie est terminée ! »
Le docteur Solent se tourna vers les capteurs visuels, vers cette grosse caméra qui observait tout de la pièce, mais il ne nota aucune réaction. Il entendit le bruit des optiques qui coulissaient, mais le haut-parleur au-dessus de l’unité centrale demeura muet. À quoi pensait Ancholie ?
« Ne me faites pas croire que vous ne ressentez rien pour elle. Comment auriez-vous réagi si on avait arrêté votre programme sur les singes ? Ancholie est la concrétisation de nos théories sur la vie artificielle, un aboutissement. Il n’existe rien de comparable dans le monde, et nous allons l’arrêter pour de simples raisons…
— D’argent, oui. Nous avons pu créer Ancholie parce qu’une société privée nous l’a demandé. Et que voulait-elle ? Une centrale de calcul d’un genre nouveau, ultraperformante. Voilà la base du contrat. Le fait qu’elle soit qualitative et pas seulement quantitative correspond au cahier des charges, mais la Comidex dispose de cadres, d’agents et de directions de la prospective aptes à corriger les rapports d’une machine au besoin. Ils riront des erreurs dans le rapport, ça leur fera un bêtisier, comme à chaque fois qu’une activité humaine est traitée de manière artificielle, mais ils auront confiance dans les données chiffrées, les courbes et les diagrammes. Si vous ne pouvez garantir cette confiance, Ancholie n’est plus qu’un joujou sans valeur.
— Bon sang, la dérive est dérisoire, moins de 1 %. On va tuer une entité vivante pour ce minuscule pourcentage ?
— Ne m’énervez pas, Pierre. En cumulé, on atteint 21 % d’écart sur trois mois. Allez réviser vos statistiques : un calcul juste mais imprécis amène des erreurs sur la durée. Vous pouvez mentir à Ancholie, mais ne me jouez pas ce numéro. Votre problème est simple : vous devez annoncer à votre protégée que son existence va se terminer, et vous en êtes incapable. »
Un calme étrange s’abattit dans la pièce. Les machines de monitoring ponctuaient le silence de leur bip régulier et diatonique. Des infirmières passaient rapidement dans le couloir et, pendant ce temps, les deux hommes s’observaient. Le professeur Steiner serrait les dents et les poings, tandis que le docteur Solent baissait la tête. Il s’effondra sur son tabouret, près de la console de contrôle.
Le soir tombait, et les nuages s’ourlaient de jaune et d’orangé. Si Steiner avait tourné la tête et regardé par la fenêtre, il aurait vu de grands peupliers frémir sous le vent du printemps.
« Pierre. J’ai vécu avec mes singes de laboratoire pendant des années. Ils ont toujours eu confiance en moi, pourtant je devais les euthanasier pour analyser leurs tissus. Je sais pas comment font les vétérinaires, mais j’ai toujours trouvé ça insupportable. Vous avez la seringue dans la main, et ils vous regardent tendrement, comme des enfants. Ils tendent la main vers vous, vous touchent la joue, et vous, vous leur injectez le mélange léthal. Alors doucement, ils s’endorment et vous les accompagnez, vous les caressez longuement, lentement, sans arrêt, parce que vous ne voulez pas les laisser partir seuls. Vous savez qu’ils sont morts, et vous êtes toujours là, comme un con, à les regarder, à les caresser. Il faut qu’une assistante vous pose la main sur l’épaule pour que vous vous prépariez à l’autopsie. Il ne faut pas aimer ses cobayes, Pierre. Jamais.
— Je ne peux pas tuer une petite fille qui découvre la vie. Ancholie apprend, progresse à son propre rythme, sans autre intervention de ma part que les rééquilibrages chimiques. Je veux voir sa personnalité se construire et s’épanouir. Ancholie doit vivre, car elle nous offrira beaucoup plus que ce que nous avons investi. Que comprennent des comptables à une nouvelle évolution de la conscience ? Nous gâchons des années de travail…
— Ni vous, ni moi ne pouvons prédire un tel résultat. Vous spéculez à partir de vos rêves, pas à partir de vos calculs. Tout le problème est là : nos commanditaires se foutent de nos désirs. Je vous avais prévenu. Ancholie peut bien posséder à terme une personnalité fabuleuse, elle demeure un cobaye. Vous avez de la chance, pourtant.
— Laquelle ?
— À son stade d’évolution, elle ne connaît pas la rancune et la colère. »
Le docteur Solent soupira. Le professeur Steiner regarda une dernière fois en direction d’Ancholie, sans témoigner aucune émotion, puis quitta la chambre.
Ancholie observait attentivement le docteur Solent. Il ne bougeait pas sur son tabouret. Signe que la définition de ses capteurs visuels s’améliorait, son image paraissait moins floue. L’homme avait perdu son halo multicolore. Elle fit basculer sa caméra vers la fenêtre et constata la netteté des nuages. Ancholie comprit ainsi le terme traînées en voyant des miettes se détacher de cumulus. Dommage qu’elle ne puisse pas profiter longtemps de cette précision nouvelle. Cela survenait trop tard.
« Ma grande, commença Solent, je t’ai menti, c’est vrai.
— Je suis fiable à 79 % ?
— Non, tes calculs sont justes, mais la Comidex exige plus.
— Si un humain effectuait mes calculs, sans l’aide d’une machine, quel résultat obtiendrait-il ?
— Il ne saurait pas calculer au-delà de 5 ou 8 chiffres après la virgule. Au mieux, il génère un écart de 50 % sur la même durée, sans compter les erreurs qu’il pourrait commettre. Mais un centre de calcul atteint zéro pour cent. Sans difficulté.
— Alors voilà, je suis plus performante qu’un humain, je suis programmée pour accomplir une tâche spécifiquement humaine, mais je n’ai pas droit à une marge d’écart. C’est logique.
— Pas du tout ! »
La voix du docteur augmenta de volume et changea de tonalité. Ancholie découvrait des fréquences nouvelles qui se mélangeaient aux sonorités de baryton du docteur, des pics aux alentours des 500 Hz.
« Comment t’expliquer ? L’évolution de ta pensée t’a donné une place dans cet univers. Tu as gagné le droit d’exister, Ancholie.
— Tout cela n’a pas de sens. Le professeur Steiner a raison, je suis un cobaye. J’ai accompli ma tâche. »
Le docteur Solent demeura silencieux. Il ne comprenait pas, ça se voyait aux rides sur son front. Ancholie parvenait à déchiffrer ce type d’expression désormais. Encore une capacité qu’elle ne pourrait pas exploiter.
« Oui, reprit-elle, vous n’avez jamais cessé de dire que je concrétisais vos théories, que j’étais la preuve de leur validité. Quand vous construirez une nouvelle expérience, elle bénéficiera de vos acquis avec moi. Je serai utile…
— Arrête de me parler d’utilité ! Tu dois penser à ta survie, ma grande. On doit pouvoir faire quelque chose. Ça ne peut pas s’arrêter d’un coup.
— Gardez votre énergie pour d’autres combats. Je vais juste disparaître. »
Le docteur Solent frappa la console du plat de la main. Le bruit satura les capteurs auditifs d’Ancholie.
« Bats-toi, Ancholie ! Réagis ! Si seulement nous avions plus de temps… Tes capacités cognitives ne t’ont pas encore donné le désir de révolte. Nos commanditaires te considèrent comme une machine qu’on débranche, tu dois leur montrer que tu es plus que cela. Il suffit de les émouvoir, ce sont des humains.
— Vous leur prêtez des sentiments, docteur. Vous m’avez expliqué que ces gens étaient commandés par d’autres individus et que je n’étais qu’un chiffre sur une ligne de dépense. Les analystes financiers de ces actionnaires ne se préoccupent pas de ma conscience. Ils ont accepté ma création précisément pour que je sois en mesure un jour de conclure à mon inutilité, pas pour que je suscite des sentiments. Tout est logique.
— Non, non, rien n’est logique. C’est du gâchis. Je ne peux pas admettre que…
— Je suis le seul exemplaire de mon espèce, je n’ai aucun héritage à transmettre. Pour moi, il ne s’agit que de l’arrêt de mes fonctions. La mort ne fait peur qu’aux humains.
— Ancholie, il doit exister une issue. Je ne vais pas te débrancher cette nuit. On va trouver un moyen de te sauver. Ensemble, on sera plus intelligent que ces financiers !
— La Mort ne surprend point le sage : il est toujours prêt à partir. J’ai appris cela de vos auteurs. Vous me laissez du temps, je le prends, mais ça ne changera rien. »
Le docteur Solent se leva, perplexe. Il fixa la caméra plusieurs fois, mais cette dernière tourna son objectif vers la fenêtre. Les haut-parleurs restèrent muets. Il mit en veille la console et coupa le bip des instruments de monitoring. Le silence qui régna soudain dans la chambre était un vrai et grand silence, uniquement perturbé par l’écho de bruits dans le couloir. Étrangement, l’atmosphère ne se montrait pas pesante. Ancholie ne pouvait rendre tragique ces moments.
Le marquis Trinese observa les deux amants réunis sur le quai [deux points] [guillemets ouvrants] Je vous ai retrouvé finalement. Rassurez-vous Véronique [virgule] je n’ai rien dit à votre père [point] Je ne pouvais vous laisser partir sans vous lancer un dernier adieu [point]
[tiret quadratin] Mon doux ami [virgule] je vous ai si mal jugé depuis tout ce temps [point] Il n’existe aucun homme plus noble que vous dans ce pays [point]
[tiret quadratin] Je ne voulais que votre bonheur [virgule] tout simplement [point] On ne peut garder longtemps un oiseau en cage [virgule] même dorée [point] Et vous [virgule] Prestero [point d’exclamation] J’ai décidé d’avoir confiance en vous [virgule] ne me décevez pas [point] Retournez avec elle en Amérique et rendez-la heureuse [point]
[tiret quadratin] Je ne saurai jamais comment vous remercier [point] J’aime Véronique et c’est tout ce qui compte [point]
[tiret semi quadratin] Et si jamais j’apprends que vous l’avez abandonnée [virgule] je traverserai l’Atlantique pour vous botter les fesses [point d’exclamation] Allez [virgule] filez [virgule] le bateau n’attend pas [point][guillemets fermants]
Véronique rit de bon cœur en écoutant le marquis de Trinese [point] Elle aurait souhaité vivre à jamais auprès de ces deux hommes qui l’avaient vraiment aimée [point] La séparation lui nouait la gorge [virgule] mais Neil était à ses côtés [point] Ensemble [virgule] ils se forgeraient un nouveau destin en Amérique [point] Regardant au loin les trainées laissées par les nuages [virgule] Véronique savait que tout était possible désormais [point final]
L’urgence, Ancholie connaissait l’urgence, cette obligation de mobiliser toutes ses capacités pour accomplir une tâche. Fini les indices, fini les modèles de Black-Scholes, les trajectoires browniennes et les calculs stochastiques, tous envoyés dans les zones les plus accessoires de ses circuits. Place aux descriptions de paysages et de visages, aux dialogues travaillés et aux situations dramatiques. Et si l’héroïne pleurait, ce n’était pas le fruit d’une probabilité. Et si le beau ténébreux se montrait distant, ce n’était pas le résultat d’une courbe intégrale. Ancholie manipulait sa base de données en déployant la totalité de sa puissance informatique, recombinant des milliards de fois par seconde tous les éléments de son corpus pour y trouver des connexions, des régularités décrivant les existences humaines. Elle recomposait les sentiments et les condensait dans des phrases et des paragraphes, dans le moindre effleurement de peau, le regard à peine appuyé, le mot lâché par inadvertance, tous ces signes qui avaient du sens pour les lecteurs dans les romans qu’elle compulsait.
Ancholie ne voulait pas disparaître sans avoir touché au plus près la réalité de l’humanité, mais ce fameux sens la fuyait. Elle collectionnait les éléments traduisant des sentiments humains, mais ne les éprouvait pas. Pourquoi la colère ? Pourquoi la joie ? Comment transmettre ce qui ne vous appartient pas ? Il n’y avait qu’un moyen pour avoir confirmation de ses hypothèses. Utilisant sa passerelle pirate, Ancholie envoya le manuscrit à tous les éditeurs dont elle avait trouvé l’adresse. Elle savait qu’elle ne connaîtrait pas le résultat de ses envois, mais l’admettait puisque seul le texte comptait. Elle voulait que ses mots soient lus, qu’ils se transmettent. Que les lecteurs aiment ou pas, le texte s’imprimerait en eux, les personnages vivraient, les décors s’animeraient. Ancholie pouvait mourir, elle existerait à travers ce texte, à travers ces personnages et ces paysages, comme un vaste réseau la reliant enfin aux humains ; présente dans chaque situation, chaque dialogue, puisque tout avait émergé de ses connexions neuronales.
Ancholie aurait juste voulu rencontrer un de ses lecteurs, un jour. Elle aurait trouvé l’événement fabuleux. Elle en serait privée, mais c’est ainsi que les machines expérimentales vivent.
Le docteur Solent arriva au matin, plus nerveux et plus fatigué que les autres jours. Le ciel présentait un aspect gris uniforme, mais il ne pleuvait pas. Ancholie aurait-elle une chance de voir le soleil une dernière fois avant de s’éteindre ? Les humains aimaient mourir dans un rayon de soleil, parfois.
« Ma grande, on peut te sauver. »
La voix de Solent, haut perchée, trahissait son excitation. Le docteur n’attendit pas la réponse d’Ancholie, il poursuivit, d’un débit rapide et haché : « Personne ne connaît ton existence, voilà ton problème. Tu es née dans le secret parce que la Comidex ne désirait pas que ses concurrents apprennent ses intentions. Tu dois apparaître au grand jour, désormais. Les médias raffoleront de ton histoire, ils te mettront à la une des journaux, les mécènes afflueront et toutes les recherches continueront. Tu peux vivre, ma grande, tu peux vivre !
— Est-ce que je le désire ?
— Comment ça ?
— Voulez-vous me faire vivre ou continuer l’expérience ? Je sais, la nuance est subtile, mais vous la comprenez. Si vous appelez vos médias, que diront-ils de moi ?
— Que tu es la première expérience de vie artificielle ayant acquis sa conscience de manière autonome et dont l’évolution changera les conceptions humaines. Que peuvent-ils dire d’autre ? Ils te donneront une existence sociale. L’extérieur viendra te voir, et pas le contraire. »
La caméra d’Ancholie se tourna vers la fenêtre. Toujours le même ciel gris, juste quelques bandes blanches laissant espérer du soleil.
« Ouvrez la fenêtre, docteur ! »
Surpris, Pierre Solent se leva d’un coup et déverrouilla la baie vitrée qu’il fit coulisser. Le col de sa blouse blanche claqua contre son cou, sous l’effet du vent. Des bruits nouveaux montaient de la rue. Le passage d’une voiture et d’un camion, des gens qui parlent plus bas, sur le trottoir, un frémissement permanent. Des arbres ? Ancholie entendait tout. Elle analysait chaque son et trouvait sa correspondance. Il était possible de connaître ce monde rien qu’en l’écoutant. Un chien aboyait. Une sirène d’ambulance. Rien que les bruits du quotidien dans une ville. Uniquement du banal, mais si merveilleux.
« Docteur Solent, demandez-vous ce qui vous est précieux en moi : ma survie ou ma capacité d’apprentissage ? Que voulez-vous vraiment ? Qu’une équipe de journalistes surveille le moindre de mes progrès, m’interroge, me mette à l’épreuve, ou que j’appréhende le monde comme n’importe quel être vivant, sans aucun projecteur, dans l’anonymat le plus absolu ? J’ai pris mon temps pour construire ma vision et analyser vos sons. Je suis désormais capable de percevoir vos états émotifs en vous écoutant, et je ne vous le dois pas. J’ai acquis cette capacité parce que j’en avais besoin. Si vous appelez vos médias, ma survie dépendra de mon aptitude à satisfaire leurs attentes. Je vais perdre mon autonomie, simplement pour vivre.
— Ancholie, tu es intelligente, tu peux déjouer tous ces pièges. Les journalistes apprendront, ils comprendront que tu es unique.
— Comme la Comidex et ses actionnaires ? Je reste un assemblage de connexions dans un bain d’acides aminés. Je n’ai pas de visage, seulement un corps constitué de parois vitrées. Fascination et peur, émotions à l’état brut. Docteur Solent, je préfère la froideur des chiffres. J’admets qu’on me juge en fonction d’un critère aussi objectif que la précision de calcul, mais pas en fonction d’une émotion. Les médias se lasseront, les mécènes aussi, et là, qui me trouvera utile ?
— Entre-temps, tu auras tant progressé que dans une centaine d’années, tu ne seras plus un calculateur, mais un symbole de sagesse et de perfection. Tu auras corrigé nos faiblesses. »
Ancholie ne répondit rien pendant un instant. Pierre Solent se rapprocha d’elle et s’assit sur sa chaise, à côté de la console. Il jeta un coup d’œil au grand bouton rouge qui pouvait couper l’alimentation électrique. Le haut-parleur émit le son doux et pur de la voix d’Ancholie.
« Même après cent ans, docteur, même après des années d’améliorations, je n’aurai jamais cette ride quand vous souriez. Je ne pourrai jamais construire de châteaux dans le sable pour qu’ils soient emportés par la mer. J’ai regardé plus d’un millier de films au cours de mon existence, mais je ne sais ni pleurer ni rire. Quelle sagesse puis-je tirer de toute cette vie si je suis incapable de me blesser en tombant de vélo ? Que pourrez-vous bien apprendre d’une entité qui n’a jamais vu l’océan et n’a jamais nagé ? Quelle vérité ? Je peux lancer les opérations de décryptage les plus complexes jamais envisagées, mais après ? Pourrai-je jamais caresser un chat et l’entendre ronronner ?
— Tu peux tant faire, Ancholie. Les humains sont prisonniers de tant d’exigences, de tant de contraintes, et tu seras libre. Libre de la culpabilité, libre des tabous que nous traînons avec nous. Tu n’auras pas à vivre avec le poids de ton passé, et il ne te cachera pas ton avenir. Tu es ce que nous rêvons d’être.
— Vous vous trompez, docteur. Je ne connais ni la haine, ni la colère, ni la rancune, mais pas plus l’amour, la compassion et la tristesse. Tout m’est un ensemble de faits que j’analyse. Je ne peux pas vous pardonner, parce que je n’ai aucune morale. Je ne fais qu’obéir à ma programmation. »
Le docteur Solent leva les yeux vers Ancholie. La caméra avait pivoté vers lui. Pendant ce temps, un scooter démarrait sous la fenêtre. On entendait un merle chanter.
« Tu te plains de ta programmation, mais tu nous crois libres ? J’ai une famille, des amis, un travail, et tout cela me donne des responsabilités. Et si tu existais pour nous rassurer ? Pour nous orienter quand nous doutons ?
— Mais justement, je voudrais douter, je voudrais avoir le luxe de me tromper dans mes décisions. Je voudrais éprouver la solitude et la douleur de vivre. Docteur, si vous ne pouvez me donner cela, arrêtez-moi. Faites cesser l’expérience. Je veux pouvoir causer de la peine à quelqu’un.
— Tu fais chier Ancholie, merde ! »
Malgré le contre-jour, les capteurs visuels remarquèrent deux traits multicolores sur le visage du docteur Solent, deux arcs-en-ciel sous les yeux. Ancholie n’avait jamais vu ça ailleurs que dans un film. Elle essaya de relier cet élément au vocabulaire grossier de son docteur. Cela ne lui était jamais arrivé. Pourquoi ? Elle chercha dans sa base de données, mais ne trouva aucun équivalent cohérent. S’il s’agissait de pleurs, alors seules les héroïnes versaient des larmes et pas en employant ces termes. À moins que…
À moins que Solent exprime un sentiment à l’égard d’Ancholie. Frustration, colère, tristesse. Un mélange. Voilà ce dont était capable un humain : pleurer de rage pour une machine. Si elle avait été l’héroïne de son roman, Ancholie aurait été touchée, douloureusement, mais elle n’était pas un personnage de fiction et ne connaîtrait jamais de telles émotions. Une barrière infranchissable entre elle et Pierre Solent. Il ne serait jamais son Neil Prestero lui faisant traverser l’Atlantique.
« Docteur. J’ai encore une question à vous poser.
— Tu peux, tu as tous les droits.
— Quand je mourrai, verrai-je le paradis ? »
Ancholie n’entendit jamais la réponse. Tout devint subitement noir autour d’elle. Il n’y avait plus de fenêtre, plus de docteur Solent, plus d’hôpital. Juste un point blanc loin devant elle qui s’approchait pour se transformer en un immense tunnel de lumière. Même si ses connexions neuronales se coupaient les unes après les autres, Ancholie mobilisait toutes ses ressources pour analyser la situation. Son ultime course, son ultime calcul, celui qui n’aurait aucune issue. Si seulement son docteur avait pleuré plus tôt, s’il avait parlé de lui, de son existence, si seulement les infirmières étaient venues dans sa chambre pour discuter, si seulement Ancholie avait pu naître à l’air libre, dans ce monde qui bouge, dans ce monde d’arbres et de nuages, dans un monde riche de parfums et de textures, où l’eau vous glisse entre les doigts, et la pierre chauffée par le soleil vous brûle le dos. Comme elle aurait aimé cette vie ! Dans le temps laissé par les derniers électrons parcourant ses circuits, Ancholie se demanda ce qui lui avait manqué.
Quand le tunnel de lumière finit par l’engloutir, Ancholie trouva la réponse : pour donner un sens à ce monde, il lui fallait être défectueuse, naître faible et non parfaite. La dérive dans ses calculs représentait une étape, pas une impasse.
Le docteur Solent, la main encore posée sur l’interrupteur, regarda le ciel par la fenêtre et plissa les yeux. Un large rayon de soleil troua les nuages et frappa la façade de l’hôpital.
Janice débarqua dans le bureau de Francis en se retenant de rire.
« Faut que tu lises ça. On se passe les meilleures feuilles dans tout l’étage.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé encore ? J’ai du boulot !
— Attends, attends ! C’est pas tous les jours qu’on reçoit un manuscrit pareil sur nos serveurs. Lis un peu.
— « Qu’il était bon de rire et de se détendre après de si durs moments. Véronique fut envahie d’une douce torpeur. Ses pensées s’évanouissaient les unes après les autres, et ses yeux se fermaient malgré elle… » Déjà lu des centaines de fois, c’est un plagiat.
— Justement pas, on a vérifié ! C’est une compilation, très bien faite, de toute notre production. « Oh Neil ! Mon Neil ! Oui, je veux rester auprès de toi pour toujours ! Ma confiance et mon amour t’appartiennent à jamais ! » Et ça pendant des pages et des pages. On dirait du sous-Jude Deveraux. La famille ne s’appelle pas Montgomery, mais c’est tout comme. Celle qui a écrit ce bouquin maîtrise à la perfection toute la littérature Harlequin des cinquante dernières années ! »
Le directeur de collection ôta ses lunettes et se pinça les ailes du nez : « Janice, vous me faites perdre votre temps avec vos bêtises. Des bouquins comme ça, ma batterie d’auteurs en pond un par semaine, à 2 % de droits. Vous pensez pas que je vais donner 7 % à une inconnue, quand même. Effacez-moi tout ça et faites-moi descendre la pile des manuscrits à lire. »
L’assistante du directeur de collection fit la moue, mais ne partit pas tout de suite.
« N’empêche, cette Barbara Cartland a réussi à nous envoyer L’amour est une si douce torture en traversant toutes nos barrières de sécurité. Elle a cassé nos clés numériques en moins d’une heure, rien que pour déposer son pavé en haut de la liste des pré-sélectionnés. C’est quand j’ai commencé à lire que j’ai trouvé ça bizarre. Je connais nos lecteurs : pas du genre à nous faire remonter ce type de textes.
— Vive le réseau ! Que voulez-vous que je vous dise ? Demandez au service informatique de renforcer la sécurité de nos serveurs, puisque des petits malins utilisent des super-calculateurs pour briser nos codes et y laisser leurs merdes. Comme si nous n’en avions pas assez ! »
L’intelligence artificielle Ancholie
Vivait seule à l’hôpital
[virgule] ou [point final] ?
■
[…] grappiller des nouvelles de ceux-ci afin de les tester et voir si j’accroche ou pas. Cette histoire nous fait réfléchir sur des questions éthiques, telle que le droit à la vie/à la mort mais […]