L’existence d’une autre race humaine, celle des Néandertaliens, est un sujet qui fascine bon nombre d’auteurs dont Ted Kosmatka, un ancien employé d’une aciérie qui n’a pour l’instant publié que des nouvelles. Avec Sale n…, il livre un texte antiraciste qui prend des allures d’histoire de vengeance, un récit choc qui s’appuie sur des bases bien réelles (comme l’explique l’auteur dans l’interview qui suit la nouvelle) et qui tisse un motif malheureusement encore familier aux habitants de la Terre au XXIe siècle.
Sale n…
de Ted Kosmatka
Ils venaient d’éprouvettes : aussi blêmes que des spectres, les yeux du bleu-blanc des glaciers. Ils venaient, au départ, de Corée.
J’essaie de me représenter les traits de David, en vain. On m’a affirmé que ce serait temporaire : parfois ce genre de choc survient quand on a vu quelqu’un mourir ainsi. Même si je tâche d’évoquer son visage tout entier, seuls ses yeux pâles m’apparaissent.
Ma sœur presse ma main entre les siennes à l’arrière de la limousine.
« C’est bientôt fini », dit-elle.
Plus loin sur la route, le long de la clôture en fer forgé, les protestataires s’agitent à l’approche du convoi. Debout dans la neige des deux côtés de l’entrée du cimetière, tous, hommes et femmes, arborent un bonnet, des gants et un air de juste courroux. Ils brandissent des pancartes que je refuse de lire.
De nouveau, ma sœur me presse la main. Je ne l’avais pas vue depuis quatre ans, mais aujourd’hui elle m’a conseillée dans l’achat de ma robe noire. Elle m’a aidée à choisir mes chaussures et mes bas, à habiller mon fils qui n’a pas encore trois ans, qui n’aime pas les cravates et qui, pour l’instant, dort sur la banquette opposée sans la moindre idée de ce qu’il a perdu.
« Ça va aller ? demande-t-elle.
– Non. Non, je ne crois pas. »
La limousine ralentit pour tourner et s’engager dans le cimetière ; la meute se précipite en hurlant des obscénités, et des manifestants se collent contre les flancs métalliques.
« On ne veut pas de vous ici ! » braille quelqu’un.
Puis le visage d’un vieil homme se colle contre la vitre, les yeux fous.
« Que la volonté de Dieu soit faite ! glapit-il. Car le salaire du pêché, c’est la mort ! »
La voiture oscille sous la pression. Le chauffeur accélère jusqu’à ce qu’on laisse la foule derrière nous dans la montée à la suite des autres véhicules.
« Qu’est-ce qui leur prend ? chuchote ma sœur. Qui irait faire une chose pareille par une telle journée ? »
La réponse te surprendrait. Peut-être tes voisins. Ou les miens. Mais je regarde par la fenêtre sans prononcer un mot. J’ai acquis l’habitude de me taire.
Elle est arrivée peu avant six heures du matin. J’ai ouvert pour la trouver plantée sur mon seuil, dans le froid. On est restées muettes, ne sachant quoi dire après tout ce temps.
« Je l’ai su aux informations, déclare-t-elle enfin. J’ai pris le premier avion. Je suis vraiment désolée, Mandy. »
Il y a bien des choses que j’aurais voulu répondre, des choses qui enflaient en moi comme une bulle sur le point d’éclater, et j’ai ouvert la bouche pour lui crier après, mais ce qui a franchi mes lèvres appartenait à quelqu’un d’autre : un sanglot pathétique. Alors elle s’est avancée d’un pas pour m’entourer de ses bras ; elle redevenait ma sœur, après toutes ces années.
La limousine ralentit de nouveau vers le sommet de la colline, la file de véhicules se resserre. Les pierres tombales se font moins espacées de part et d’autre de la chaussée. Un peu plus loin, j’aperçois la tente, verte. Ses parois de toile se gonflent et se dégonflent sous l’effet du vent ; on croirait voir un géant respirer. Deux douzaines de chaises pliantes se tapissent dessous en rangs bien ordonnés.
La voiture s’immobilise.
« Tu crois qu’il faut réveiller le petit ? demande ma sœur.
– Je n’en sais rien.
– Tu veux que je le porte ?
– Tu peux ? »
Elle le regarde.
« Il n’a que trois ans ?
– Non. Pas encore.
– Il est grand pour son âge. Enfin, il me semble, non ? Je ne côtoie pas beaucoup de gamins.
– Selon les médecins, il l’est, oui. »
Elle se penche pour effleurer sa joue d’un blanc laiteux.
« Il est beau. »
J’essaie d’ignorer la surprise dans sa voix. Les gens ne se rendent jamais compte du ton qu’ils utilisent, ce ton qui trahit leurs attentes. Mais j’ai dépassé le stade où leurs révélations inconscientes me vexeraient. Seules leurs intentions me blessent.
« Il est vraiment beau, répète-t-elle.
– Il tient ça de son père. »
Devant nous, les autres membres du convoi quittent leurs véhicules. Le prêtre se dirige vers la tombe.
« C’est l’heure », déclare ma sœur.
Elle ouvre la portière et on sort dans le froid.
Ils venaient de Corée. Mais c’est faux, bien sûr. L’histoire possède un mode de narration ordonné. Il serait plus exact de dire que tout a commencé en Grande-Bretagne. Car c’est Harding qui a publié le premier ; Harding qui a choqué le monde par son annonce ; c’est son effigie que les groupes religieux ont brûlée sur le gazon des églises.
Les Coréens ont attendu pour révéler qu’ils avaient atteint ce but deux ans auparavant et que leurs preuves ne portaient déjà plus de langes. Ce n’est qu’ensuite, bien plus tard, que le monde a découvert l’étendue de leur succès.
Quand le Yeong Bae est tombé devant le Parti du Peuple, on a vidé les laboratoires coréens. Soudain, ils étaient des milliers : de petits orphelins blonds ou roux, aussi pâles que des fantômes, qui crevaient de faim dans les rues tandis que la société se délitait autour d’eux. La plupart des données scientifiques pertinentes ont disparu durant la série de guerres et de changements de régime, mais on ne pouvait nier l’existence des enfants eux-mêmes – ceux qui avaient survécu. Difficile de se méprendre sur leur nature.
On n’a jamais vraiment su pourquoi le Yeong Bae avait lancé le projet. Peut-être pour obtenir de meilleurs soldats. Ou pour le motif le plus ancien au monde : parce que c’était possible.
Que sait-on avec certitude ? Qu’en 2001, Kwan Sook, le biologiste cellulaire tombé en disgrâce, a cloné le premier chien au monde, un lévrier afghan. En 2006, il a révélé avoir essayé, à trois reprises et en vain, de cloner un mammouth. Si certains laboratoires occidentaux avaient envisagé l’acte, les Coréens l’avaient bel et bien tenté. Un tel schéma allait se répéter.
En 2011, les Coréens ont fini par réussir : un mammouth est né d’une mère porteuse éléphant. Divers laboratoires ont suivi, et diverses espèces : le peromysque de plage pâle, le bouquetin des Pyrénées… et d’autres, plus anciennes. Beaucoup plus anciennes. Les meilleurs savants américains ont dû quitter leur pays afin de poursuivre leur travail. Les lois des États-Unis sur la recherche en cellules souches n’ont pas empêché le progrès scientifique ; elles l’ont seulement empêché de se produire aux États-Unis. Ce sont donc la Grande-Bretagne, la Chine et l’Inde qui ont obtenu des brevets pour ces procédés. On a guéri des cancers, la plupart des variétés de cécité, de sclérose en plaques et de la maladie de Parkinson. Quand le Congrès a fini par légaliser les procédures médicales, mais pas la recherche permettant d’y parvenir, l’hypocrisie est apparue insupportable. Même les chercheurs américains en cytologie les plus loyaux sont partis à l’étranger.
Harding faisait partie de la dernière vague ; il a quitté les États-Unis pour fonder un laboratoire au Royaume-Uni. En 2013, il a réussi, le premier, à ramener le tigre de Tasmanie. Durant l’hiver 2015, un musée lui a fourni un crâne partiel, dolichocéphale. Long, gros, aplati, la matière osseuse lourde et la voûte crânienne énorme, il s’agissait d’un morceau de calotte découvert en 1857 dans une carrière de la vallée de Neander.
La neige crisse sous nos pieds. Le vent nous glace et mes jambes s’engourdissent dans mon pantalon fin. Il me paraît juste qu’on l’enterre un tel jour. Le froid n’a jamais dérangé David.
Ma sœur désigne la portière ouverte.
« Tu es sûre que tu veux l’amener ? Je pourrais rester avec lui dans la voiture.
– Il doit être là. Il doit y assister.
– Il ne comprendra pas.
– Non, mais, plus tard, peut-être qu’il s’en souviendra. Et que ça comptera pour lui.
– Il est trop jeune pour s’en souvenir.
– Il se souvient de tout. »
Je me penche dans l’ombre de l’habitacle et je le réveille. Ses yeux s’ouvrent, lumières bleues.
« Allons, Sean, il faut se réveiller. »
Il se frotte les yeux d’un poing grassouillet sans dire un mot. C’est un petit garçon silencieux, mon fils. Lorsqu’il se retrouve hors de la voiture, je lui enfonce une casquette sur les oreilles. Il marche entre ma sœur et moi, en nous tenant par la main.
Au sommet de la colline, il y a le professeur Michaels pour nous accueillir, en compagnie d’autres collègues de la faculté de Stanford. Ils nous offrent leurs condoléances et je m’efforce de ne pas craquer. Le professeur Michaels a l’air de manquer de sommeil. Je présente ma sœur et on échange des poignées de mains à la ronde.
« Vous ne m’aviez jamais parlé d’une sœur », dit-il.
Je me borne à hocher la tête. Il baisse les yeux sur le petit garçon et lui tiraille sa casquette.
« Tu veux que je te porte ? lui demande-t-il.
– Ouais. »
Sean s’exprime d’une petite voix rauque après son somme, une voix qui n’a rien d’étrange pour un garçon de son âge, une voix très normale. Le professeur Michaels le soulève de terre et les yeux bleus se ferment de nouveau.
On reste là, dans le froid et le silence. Les participants à la cérémonie se rassemblent autour de la tombe.
« Je n’arrive toujours pas à y croire », dit le professeur Michaels.
Il oscille légèrement, berçant le petit garçon sans y prendre garde. C’est une attitude que seul un homme qui a été père adoptera, même si ses propres enfants sont adultes.
« J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, dis-je. Sauf que je ne suis pas encore prête. »
Ma sœur m’empoigne la main et, cette fois, je craque. Les larmes me brûlent les joues dans ce froid.
Le prêtre se racle la gorge ; il s’apprête à entamer la cérémonie. Les cris des manifestants gagnent du volume au loin. Le rythme des slogans paraît plaisant… mais de cette distance, par bonheur, je ne comprends rien à leurs propos haineux.
Dès que le monde a appris l’existence des petits coréens, il est passé à l’action. Des organisations humanitaires ont fondu sur la zone de guerre, de grosses sommes ont changé de mains et des familles d’adoption se sont proposées dans divers pays : une nouvelle diaspora mondiale. C’étaient des enfants trapus, aux membres épais, souvent de taille un peu inférieure à la normale, avec de notables exceptions.
Ils évoquaient les membres d’une même famille. Certains étaient même encore plus proches. Leur nombre, après tout, surpassait de beaucoup celui des spécimens fossiles dont ils provenaient. On n’avait pas pu éviter les doublons.
Selon les données limitées qui subsistaient du travail des Coréens, on avait utilisé une bonne soixantaine de sources d’ADN. Certaines portaient même un nom : le Vieil homme de La Chapelle-aux-Saints, Shanidar IV, Vindija. Il y avait le spécimen de La Ferrassie, beau et symétrique. Et même Amud I. Le colosse Amud I, avec ses un mètre quatre-vingts et sa capacité crânienne de 1 740 cm3 – le Néandertalien le plus imposant jamais découvert.
Les techniques perfectionnées sur les animaux avaient aussi fonctionné sur l’espèce humaine. Extraction, réaction en chaîne par polymérase, puis fécondation in vitro sur des mères porteuses rétribuées. Le taux de réussite était élevé. La seule complication ? Les nombreuses césariennes. Il avait fallu quelque temps à la culture populaire pour digérer le fait qu’une tête de Néandertalien était plus massive.
On avait effectué des examens. Étudié, suivi, évalué ces enfants. Il leur manquait l’expression dominante normale du récepteur de la mélanocortine de type 1 : tous possédaient une peau pâle, des taches de rousseur et des cheveux blonds ou roux. Tous avaient les yeux bleus. Tous étaient de rhésus négatif.
J’avais six ans quand j’ai découvert la première photo. Il s’agissait de la couverture du Time, devenue célèbre depuis. J’avais entendu parler de ces enfants sans jamais en voir un seul – ces enfants qui avaient presque mon âge et venaient d’un endroit appelé la Corée ; ces enfants qu’on surnommait parfois des fantômes.
Le magazine montrait un petit néandertalien pâle et roux qui, en compagnie de ses parents adoptifs, contemplait d’un air pensif une reconstitution anthropologique désuète dans un musée. L’homme de Neandertal en cire tenait une masse. Son nez lui venait tout droit des Tropiques. Il arborait des cheveux noirs, une peau olivâtre et des yeux marron. Avant l’enfant de Harding, les concepteurs d’exposition croyaient savoir à quoi ressemblaient ces primitifs et leur attribuaient un teint basané.
Pourtant, les Néandertaliens avaient occupé un continent européen fort peu ensoleillé dix fois plus longtemps que les ancêtres typiques du Suédois moyen.
Le garçon roux du Time arborait une mine perplexe.
Quand mon père, entré dans la cuisine, a vu cette image, il a secoué la tête, écœuré.
« Quelle abomination… »
J’observais le visage en lame de couteau du petit garçon.
« C’est qui ?
– Un cul-de-sac. Ces gamins vont être une charge durant toute leur vie. C’est injuste pour eux, en fait. »
La première d’une litanie de remarques à l’emporte-pièce que j’entendrais à leur sujet.
Les années ont passé. Les enfants grandissaient telles des herbes folles et, comme pour chaque population, la première génération exposée à un régime occidental a dépassé de plusieurs centimètres la taille de ses ancêtres. Même s’ils excellaient en sport, on a prévenu leurs familles adoptives qu’ils auraient peut-être des difficultés d’apprentissage. C’étaient des primitifs, après tout.
Cette prédiction s’est révélée aussi conforme à la réalité que les expositions dans les musées.
Quand je relève la tête, le prêtre tend les bras vers le ciel froid et blanc.
« Béni sois-tu, ô Dieu notre père. Béni soit ton nom à jamais. »
Il exhale de la vapeur lorsqu’il entame sa lecture du livre de Tobie.
Il s’agit d’un passage que j’ai entendu aussi bien durant des mariages que des funérailles et, comme le froid ce jour-là, il convient parfaitement à l’occasion.
« Que te bénissent les cieux, et toutes tes créatures dans tous les siècles ! »
Les participants oscillent dans le souffle géant de la tente.
Je suis née catholique, mais une fois adulte, je n’ai guère trouvé d’usage à la religion organisée. Du moins jusqu’à présent, où cet usage m’apparaît clairement – et c’est un réconfort de faire partie de quelque chose de plus grand que soi, un réconfort d’avoir quelqu’un pour enterrer ses morts.
La religion vous fournit un homme en noir pour parler au-dessus de la tombe d’un être cher. C’est là son premier rôle. Si elle échoue à le remplir, il ne s’agit pas d’une religion.
« C’est toi qui a créé Adam, c’est toi qui a créé Ève sa femme, pour être son secours et son appui, et la race humaine est née de ces deux-là. »
Ils disent, tous ensemble : Amen, Amen.
Le jour où j’ai appris que j’étais enceinte, David se tenait à notre fenêtre, m’entourant les épaules de ses bras pâles et immenses. Il a effleuré mon ventre tandis qu’on regardait un orage monter du lac.
« J’espère bien que le bébé te ressemblera, dit-il de son étrange voix nasale.
– Pas moi.
– Ce serait plus simple. Il aurait la vie plus facile.
– “Il” ?
– Je crois que c’est un garçon.
– Et c’est ce que tu lui souhaites, une vie facile ?
– Ce n’est pas ce que souhaite chaque parent ?
– Non. »
Je me suis touché le ventre, puis j’ai posé ma petite main sur la sienne, énorme.
« J’espère que notre fils deviendra un homme bon. »
J’avais connu David à Stanford, lorsqu’il était arrivé cinq minutes en retard à un cours.
Il avait des bras comme des cuisses. Des cuisses comme des torses. Son torse était le tronc d’un chêne de soixante-quinze ans d’âge qui avait poussé au soleil. Un tatouage qui lui faisait comme un manchon escaladait son bras noueux et pâle, pour disparaître sous sa chemise. Un épais bouc rouge équilibrait l’énorme masse de son nez convexe et prêtait une certaine dimension à son menton effacé. Sous ses sourcils broussailleux, il avait des yeux immenses, tout en largeur, aussi bleus que ceux d’un husky.
Ce n’était pas que je le trouvais beau ; je n’arrivais pas à me décider sur ce point. Je ne pouvais que le contempler. Je le dévorais des yeux. Comme toutes les filles.
Il s’est assis non loin de l’allée centrale. À la différence des autres étudiants, il n’a pas pris de notes. Pour autant que je sache, il n’a jamais apporté de stylo.
Le deuxième jour de classe, il s’est installé à mes côtés, ses gros bras croisés comme des cuisses. Il prenait un siège et demi, et son coude ne cessait d’effleurer le mien.
C’est moi qui ai parlé la première, dans un murmure.
« Tu ne prends pas de notes.
– Mais si. »
Il s’est tapoté la tempe d’un index épais.
Il m’a battu aux deux premiers examens, mais j’ai pris ma revanche au troisième. Entre-temps, j’avais trouvé le moyen de le détourner de ses études.
Ils avaient plus de mal à intégrer l’Université, à l’époque. Il y avait des quotas et, comme les Asiatiques, ils devaient obtenir de meilleurs résultats pour qu’on les accepte.
Il y avait eu de longs débats sur le nom qui devait figurer en regard d’« Origine » sur les formulaires d’admission. Le mot « Néandertalien » était devenu une insulte au cours de la décennie précédente : une autre de ces épithètes en N qu’on se gardait d’utiliser en société, par politesse.
J’étais allée aux manifestations pour les droits des clones, écouter les orateurs.
« Les Français ne se font pas appeler des Cro-Magnon, si ? », beuglaient les enceintes.
Toutes les quelques années, la mention raciale changeait donc, tandis que les questionnaires des facultés s’efforçaient de suivre les méandres changeants du politiquement correct. Un nouveau nom émergeait pour définir le groupe, avant de sombrer quelques années plus tard sous le poids accumulé des préjugés.
On les avait appelés successivement les Néandertaliens, les Archaïques, les Clones, puis – ridicule au possible – les Coréens, puisqu’il s’agissait du pays où tous sauf un étaient nés. Peu après que le mot « Néandertalien » était devenu une injure raciale, certains militants du groupe avaient lancé un mouvement pour se réapproprier le terme et l’utiliser au sein du groupe en signe de force.
Mais, au fil du temps, on avait fini par les désigner d’un mot qu’on employait parfois depuis le début et qui capturait leur essence cachée. Entre eux, et bientôt partout, on parlait de fantômes. Tous les autres étant tombés en désuétude, seul ce dernier terme avait perduré.
En 2033, on a incorporé le premier d’entre eux dans une équipe de football de la NFL. L’effet de la musculation sur la physiologie néandertalienne était stupéfiant.
Il mesurait un mètre soixante-quinze et pesait presque cent cinquante quatre kilos. Il portait ses cheveux roux nattés serrés et ses yeux bleu-blanc brillaient sous son casque sur-mesure. Il parlait trois langues. En 2035 – l’année de ma rencontre avec David –, la première ligne de chaque équipe de la ligue nord-américaine en comportait un. Il le fallait, pour rester compétitif. Ces joueurs étaient les mieux payés de tous les sports.
En tant que groupe, ils ont amassé de la richesse bien plus vite que la moyenne. Ils ont aussi amassé des diplômes, des terrains et du pouvoir. Les hommes – qui ont commencé jeunes, sans jamais cesser – ont amassé les femmes et, par la suite, les enfants. Et ils ont fini par amasser les attentions des racistes qui ont soudain trouvé en eux des gens qu’on ne pouvait plus ignorer.
Aux Jeux Olympiques de 2036, les fantômes ont obtenu l’or en lutte, en haltérophilie… à vrai dire dans presque tous les domaines où ils ont concouru. Certains l’ont emporté dans diverses disciplines, voire divers domaines sportifs.
Il y a eu un tollé général des autres athlètes surclassés, des pétitions visant à interdire la compétition aux fantômes. On a suggéré de leur réserver des Olympiades séparées. Les avocats des fantômes ont alors indiqué, avec prudence, avec tact, que, sur les quatre cents derniers records du cent mètres, trois cent quatre-vingt six étaient revenus à des individus d’ascendance au moins pour partie subsaharienne, et nul ne suggérait qu’on leur réserve, à eux, des Jeux Olympiques séparés.
Bien sûr, des groupes racistes comme le Ku Klux Klan et les néo-nazis ont adoré cette idée au point de la reprendre : les noirs aussi devraient concourir contre leurs pareils, au sein de leurs propres Jeux. Toute l’affaire a alors sombré dans le chaos.
Un soir, j’ai rapporté une photographie à la maison. J’ai allumé au-dessus du lit pour réveiller David.
« Souris.
– Pourquoi ?
– Fais-le, c’est tout. »
Il a souri.
J’ai regardé la photographie.
« C’est toi. »
Quand il l’a étudiée à son tour, ses traits se sont figés et il m’a lancé d’un ton sec :
« Où tu as trouvé ça ?
– C’est une photocopie d’une vieille revue scientifique. Ça provient d’une des premières études sur Amud.
– Pourquoi moi ? Ça pourrait être n’importe lequel d’entre nous.
– Les os. »
Il a froissé le papier avant de le jeter à travers la pièce.
« Tu ne peux pas voir mes os.
– Tes dents, si. Et vous avez les mêmes.
– Ce n’est pas moi. »
Il a roulé sur le flanc.
« Je suis moi. »
Je l’ai alors compris : il savait déjà qu’il était Amud. J’ai aussi compris pourquoi il se rasait la tête – il y en avait d’autres, des athlètes dont il retrouvait le visage dans notre miroir, et se raser la tête lui rendait son individualité.
D’une étrange façon, je l’avais gêné.
« Je suis désolée. »
J’ai caressé son épaule nue, puis je me suis penchée et je lui ai mordillé l’oreille.
« Je suis désolée. »
Mais certaines choses qu’on apprend, on ne peut plus les désapprendre.
Ces murmures au bureau, dans le métro, proférés par des gens qui sourient et se proclament politiquement incorrects, mais qui, en réalité, sont bien pires.
Et toujours je me mordais la langue, en entendant David dans ma tête : la tranquillité à tout prix.
Mais David, songeais-je, tu n’es pas forcé d’entendre ces gens si intégrés qu’ils n’ont aucune idée de ton aliénation. Ils te regardent, David, et ils ont assez de jugeote pour se taire.
Une conversation au boulot, avec le nouveau chercheur, installé plus loin dans le couloir.
« Il m’arrive de penser que les gens sont trop sensibles aux problèmes raciaux.
– Il m’arrivait de le penser aussi, dis-je. Mais c’est une erreur.
– Ah bon ?
– Oui, c’est impossible d’être trop sensible.
– Comment ça ?
– Chaque personne est aussi sensible que la vie l’a faite. On ne peut pas l’être davantage. »
Pendant mon enfance, j’aidais parfois mon grand-père à tailler ses pommiers dans l’Indiana. Le truc, selon lui, c’était de déterminer quelles branches contribuaient à la pousse des fruits. Une fois qu’on a examiné un arbre, on en devine les points importants. Le reste, on peut s’en débarrasser comme d’un fardeau inutile.
On peut se dépouiller de son identité ethnique selon le même principe. La laisser choir à ses pieds. On regarde le visage de son enfant et on ne se demande pas de quel côté on est. On le sait. De ce côté.
J’ai lu dans un livre de sociologie que toute personne d’une majorité privilégiée se mariant au sein d’une minorité adopte le statut social de celle-ci. Il m’est venu à l’esprit que l’univers se compose d’une série de cercles concentriques. On y voit les mêmes formes, les mêmes processus se répéter partout – le nombre d’or, la symétrie harmonique. Les atomes sont des systèmes solaires en miniature ; les routes sont les artères d’une nation, les rues ses capillaires – et le système social humain obéit à la génétique mendélienne, avec ses caractères dominants et récessifs. L’ethnicité minoritaire constitue le gène dominant d’un couple hétérozygote.
Le musée Field renferme quantité d’ossements de Néandertaliens.
Ils sont différents des nôtres. Il ne s’agit pas seulement de leurs gros crânes, ni de leurs membres courts, puissants ; chaque os de leur corps est plus épais, plus fort, plus lourd : les vertèbres, les phalanges, les petits os des poignets. Et je me suis parfois demandé, en les regardant, pourquoi ils avaient besoin d’un pareil squelette, de cette surabondance osseuse, crânienne et musculaire. Il fallait bien payer pour une telle quantité. Quel genre d’existence vous impose des os semblables à des barres d’armature et un sternum d’un bon centimètre d’épaisseur ?
Au cours du Pléistocène, les glaciers ont raboté l’Europe durant leur descente vers le sud, en isolant les populations animales derrière des barrières de glace. Celles-ci ont soit su s’adapter à ces conditions difficiles, soit disparu. Au fil du temps, les herbivores, devenus massifs, plus efficaces sur le plan thermique, les membres courts, épais, et le corps trapu, ont donné naissance à la mégafaune de cette ère géologique. Les prédateurs, eux aussi, ont dû s’adapter : le tigre à dents de sabre, l’ours des cavernes. Ils ont évolué pour supporter le froid, acquis de la puissance pour pouvoir jeter bas leurs proies plus grosses. Ce qui était vrai des autres animaux s’est également avéré du genre humain, de cette expérience menée par la nature : le Néandertalien, prédateur ultime de l’âge glaciaire.
« Je vous lis maintenant un passage de la première Épître de Saint Paul aux Corinthiens. »
Le prêtre se racle la gorge.
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. »
J’observe son visage tandis qu’il exprime, le visage de cet homme en noir.
« Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. »
Le professeur Michaels berce toujours dans ses bras mon fils désormais réveillé. Les yeux bleus du petit garçon se posent sur moi.
« Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. »
Il y a trois jours, le jour de la mort de David, je me suis réveillée dans un lit vide. Je l’ai trouvé nu devant la fenêtre de notre salon. Le visage léonin drapé d’ombre, il observait le ciel hivernal.
De derrière lui, je voyais le V de son dos qui se détachait dans la clarté grise. Je me suis bien gardée de le déranger. Il est devenu simple silhouette contre le ciel et, en cet instant, à la fois plus et moins qu’humain, comme un humanoïde au large corps adapté à une pesanteur extrême. Un individu bâti pour endurer des pressions qui auraient écrasé quelqu’un de normal.
Après m’avoir jeté un regard, il s’est tourné de nouveau vers le ciel.
« La tempête approche, aujourd’hui. »
Le jour de la mort de David, je me suis réveillée dans un lit vide. Je m’interroge à ce sujet.
Est-ce qu’il se doutait de quelque chose ? Qu’est-ce qui l’a poussé à se lever si tôt ? Qu’est-ce qu’il voulait dire en parlant de cette tempête qui approchait ?
S’il avait su le risque encouru, on ne serait jamais allés à la réunion, j’en suis sûre : c’était un homme prudent. Mais je me demande si, tout au fond de lui, dans un lieu secret, il n’avait pas l’oreille collé au rail du chemin de fer ; je me demande s’il ne sentait pas le sol frémir, s’il n’entendait pas le train de marchandises foncer vers nous tous.
On a pris le petit déjeuner ce matin-là. On est allés chez la baby-sitter en voiture pour lui laisser notre fils que David a embrassé sur la joue et dont il a ébouriffé les cheveux. Pas de dernier regard, d’impression de finalité. Il a embrassé le petit garçon, il lui a ébouriffé les cheveux, puis on a franchi la porte ; Mary nous a fait au revoir de la main.
Toujours en voiture, on a gagné la salle. David songeait à son discours de l’après-midi. On s’est garés sur le parking bondé, sans accorder d’attention aux contremanifestants qui se rassemblaient de l’autre côté de la rue.
Après les poignées de mains avec les autres invités, on a rejoint notre place. L’occasion était un dîner, un moment civilisé : des hommes riches en costume hors de prix. David était le deuxième orateur programmé.
Sur le podium, sa mine s’est altérée. Avant de s’exprimer, il a posé sur l’assistance un regard envahi par la tristesse.
Puis il a fermé les yeux, brièvement, et, d’une voix lente, entamé son discours. Il évoqué la marche de l’Histoire et la symétrie de la nature. L’arrogance due à l’ignorance. Puis, dans un murmure, la peur.
« Et la peur, dit-il, engendre la haine. »
Il a laissé son regard balayer le public, encore.
« On nous hait parce que nous sommes différents. Il en va ainsi à chaque page des livres d’histoire. Et il faut œuvrer contre elle sans céder à la violence, ni agir avec colère. Mais nous avons raison d’avoir peur, mes amis. Restons vigilants, sous peine de perdre ce que nous avons obtenu pour nos enfants, et les enfants de nos enfants. »
Il a marqué une pause.
Si la forme était nouvelle, le fond ne l’était pas. David écrivait rarement ses adresses à l’avance. Il aimait s’extirper peu à peu du rythme du discours, fonder sa structure sur le cours naturel de la langue. Il a poursuivi durant dix minutes avant de conclure.
« Ils veulent nous interdire les compétitions sportives. »
Sa voix enflait.
« Ils ont restreint notre accès à la plupart des bourses, aux facultés de droit, de médecine, aux doctorats. Telles sont les menottes molles qu’ils nous imposent et nous ne pouvons pas rester sans réagir. »
Un tonnerre d’applaudissements a éclaté. David a levé les mains pour réclamer le silence, puis il a regagné sa place.
Si d’autres lui ont succédé, aucun n’avait son éloquence. Ni son magnétisme.
Une fois le dernier orateur assis, le dîner est arrivé et on a mangé. Une heure plus tard, les tables étaient débarrassées, de nouvelles poignées de mains échangées, et les gens venus à la réunion sortaient pour regagner leurs voitures. La soirée était terminée.
On a pris tout notre temps, David et moi, à parler avec de vieux amis, mais enfin on a abouti dans le hall. Dehors, sur le parking, il y avait du tapage. La contremanifestation avait pris de l’ampleur.
Quelqu’un a parlé de voitures saccagées, et soudain Tom se penchait pour chuchoter à l’oreille de David tandis qu’on franchissait la porte pour émerger dehors.
Ils ont commencé par nous jeter des œufs. Thomas a fait volte-face, du blanc dégoulinant sur son torse puissant. La fureur de son regard m’a effrayée. David s’est précipité et l’a saisi par le bras. Certains dans la foule ont paru surpris ; même eux ne s’attendaient pas à ce bombardement. Puis j’ai repéré les jeunes types agglutinés sur le côté du bâtiment, des œufs en mains, bouche bée, le temps a paru s’arrêter sur un moment fécond de possibles… tout pouvait arriver, et du ciel est tombé un œuf qui n’en était pas un, mais une pierre qui a frappé Sarah Mitchell au visage, le sang a coulé, d’un rouge choquant sur sa peau blanche, le moment avait mis bas, le temps repris son cours, tout allait vite, se télescopait. Soudain, David me broyait le bras comme un étau, pour me soulever de terre, m’entraîner vers le bâtiment, et j’ai tâché de garder mon équilibre. Une femme s’époumonait.
David a lancé : « Tous à l’intérieur ! »
Une autre femme a poussé un cri d’avertissement, puis il y a eu un rugissement comme je n’en avais jamais entendu, avant des hurlements, masculins. Un type a jailli de la foule et balancé son poing vers David qui l’a esquivé, si vite que j’ai décollé de terre, emportée par le mouvement. Le coup l’avait manqué de trente bons centimètres.
« Non ! a-t-il crié à son agresseur. On ne veut pas de ça. »
L’autre a de nouveau voulu le frapper et, cette fois, David a chopé son poing dans son énorme main, attiré le type à lui et dit d’une voix sifflante : « Pas question. »
Ensuite, il l’a repoussé dans la foule.
Il a repris Tom par le bras et tâché de le guider vers le bâtiment.
« C’est idiot. Ne réponds pas. »
Thomas a grogné, mais il s’est laissé faire, et alors on lui a craché à la figure, et j’ai vu son regard mort, le regard de qui essuie un crachat sans réagir. David continuait de nous entraîner vers le refuge du bâtiment sans prendre garde aux insultes de ces hommes auxquels il aurait pu rompre le cou d’une simple torsion. Il n’a rien fait. Jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’un type maigre et dégarni d’une quarantaine d’années lui barre le passage, lève son arme et lui tire une balle dans la poitrine à bout portant.
La détonation était assourdissante.
La tristesse d’antan a disparu, remplacée par l’incrédulité et une rage fulgurante dans les grands yeux bleus.
Les gens ont tenté de se disperser. La pression de la foule les en empêchait. David est resté là, campé dans la masse écrasante, les yeux baissés sur sa poitrine. Il a fallu encore trois balles pour qu’il s’effondre.
« Car tu es glaise, et tu retourneras à la glaise. Seigneur, accepte notre frère, David, dans ton étreinte aimante. »
Le prêtre baisse les bras, referme sa Bible. On descend le large cercueil en terre. C’est fini.
Le professeur Michaels porte le petit garçon tandis que ma sœur me soutient jusqu’à la limousine.
Le soir du jour de la mort de David, après l’hôpital, après les questions des policiers, j’ai repris la voiture et je suis retournée, seule, chez la baby-sitter pour récupérer mon fils. Mary m’a serrée fort dans ses bras et on a pleuré ensemble dans le vestibule pendant un long moment.
« Qu’est-ce que je vais dire à mon gamin de deux ans ? Comment lui expliquer une chose pareille ? »
On a rejoint la pièce principale et là, du seuil, j’ai regardé mon fils comme si je le voyais pour la première fois. Il était trapu, comme son père, mais avec des os plus longs. Doué, il connaissait son alphabet et déchiffrait déjà certains mots.
C’était notre secret : il n’avait pas encore trois ans, mais apprenait déjà à lire. Et il y en avait des milliers d’autres qui lui ressemblaient, une nouvelle génération qui réunissait le meilleur des deux tribus.
L’erreur de David avait peut-être tenu à ce qu’il ne s’était pas rendu compte de la guerre en cours. Dans chacune, il y avait les individus qui se battaient et un groupe d’élite, plus réduit, qui comprenait vraiment pourquoi on se battait. Ici, il n’en allait pas autrement.
Voilà soixante mille ans, il existait deux sortes d’hommes dans le monde : le peuple des glaces, et le peuple du soleil.
Quand le climat s’est radouci, les glaciers ont reflué, les vastes déserts africains ont verdi sous la pluie et le peuple du soleil a poussé vers le Nord.
Le monde changeait. La mégafaune européenne adaptée au froid disparaissait. L’équilibre délicat entre le prédateur et la proie se rompait. Le prédateur ultime de la période a vu ses moyens de subsistance s’évaporer dans l’air plus chaud. Faute de ces vastes troupeaux d’herbivores, la nourriture se raréfiait. Les gros prédateurs ont laissé place à des modèles compacts nécessitant moins de calories pour survivre.
Le peuple du soleil n’était ni plus fort, ni plus malin que celui des glaces. Caïn n’a jamais tué Abel. Les hommes du Nord n’ont pas péri par médiocrité. Ces os, ces muscles, ce cerveau – ils sont morts parce qu’ils coûtaient trop cher à l’entretien.
Aujourd’hui, les problèmes se posent différemment. Le monde a encore changé au point d’abriter deux types d’êtres humains, mais en cette nouvelle ère d’abondance, ce ne sera pas la version économique de l’homme qui l’emportera.
La portière de la limousine claque. Le véhicule s’éloigne de la tombe. Aux abords du portail du cimetière, les cris gagnent en puissance. Les protestataires nous voient arriver.
La police range le meurtre de David parmi les crimes passionnels. D’autres personnes parlent de cible secondaire. Je ne connais pas la vérité. Celle-ci a disparu avec le tireur lorsque Tom lui a broyé le crâne d’un simple revers.
Les cris atteignent leur apogée tandis qu’on franchit le portail. Les manifestants se ruent vers nous et une boule de neige s’écrase sur la vitre.
Je hurle : « Arrêtez la voiture ! »
J’ouvre la portière à la volée, je descends et je me dirige vers le type, stupéfait, qui reste là, une autre boule de neige déjà tassée entre les mains.
En m’approchant, je ne sais pas ce que je vais faire. J’ai l’habitude des remarques, des attaques. L’habitude de les ignorer. L’habitude de garder le silence.
Je le gifle de toutes mes forces.
Trop choqué, il reste sans réaction. Je le gifle de nouveau.
Cette fois, il recule, refusant l’affrontement. Je regagne le véhicule. La foule retrouve sa voix. On se met à me huer. Je remonte en voiture et les protestataires l’encerclent.
Des visages, des mains sur toutes les vitres. Le chauffeur redémarre.
Mon fils me regarde. J’attendais de la peur dans ses yeux, et c’est de la colère que j’y lis. De la colère à l’encontre de cette foule. Mon garçon, si grand, si brillant – ces gens ne savent pas ce qu’ils font. Ils n’ont aucune idée de la tempête qu’ils sont en train d’invoquer.
Je vois une pancarte brandie alors qu’on dépasse les tout derniers manifestants qui ont recommencé à hurler, dans la plénitude de leur indignation. Elle ne porte qu’un seul mot : CREVEZ.
Pas cette fois, me dis-je. Cette fois, c’est votre tour.
■
Parution originale : « N-Words », dans Seeds of Change, juillet 2008
Distribué sous les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France
© Ted Kosmatka, 2011
par Ted Kosmatka
publié dans N° 04
le 24 août 2011
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Informations
Nouvelle de Ted Kosmatka Traduction de Pierre-Paul Durastanti
Parution : 24 août 2011 (inédit)
Numéro :N° 04
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