Dans la minuscule nacelle de sauvetage, l’extraterrestre et elle baisent sans arrêt, avec acharnement.
Ils ont tous les deux des Orifices et des Protubérances. Ses Orifices à elle sont classiques, yeux oreilles narines bouche chatte cul. Ses Protubérances aussi n’ont rien d’inhabituel : doigts, mains, pieds, langue. Bras. Jambes. Tout ce qui peut s’enfoncer dans autre chose.
L’extraterrestre n’est pas humanoïde, ni bipède. Il est couvert de longs cils. Il ne possède pas d’os, ou peut-être que si, mais elle ne les sent pas. Ses muscles, si ce sont bien des muscles, sont composés d’anneaux, pas de fibres. Sa peau, couleur du crépuscule, est couverte d’une mince pellicule visqueuse et transparente qui a un goût de morve. Il n’émet aucun son. Elle trouve qu’il sent comme les feuilles humides en hiver, mais au bout d’un moment elle ne se rappelle plus cette odeur, ni les feuilles, ou l’hiver.
Les Orifices et les Protubérances de l’extraterrestre se modifient. Il a des entailles sombres et des bosses permanentes qui se distendent parfois, mais de nouvelles Protubérances poussent et de nouveaux Orifices se creusent sans arrêt. Il se fend et se colle à elle sans difficulté.
Il la pénètre de mille façons. Elle le pénètre elle aussi.
La nacelle de survie n’est pas conçue pour les humains. Il y fait trop chaud, il n’y a pas assez de lumière. C’est trop petit. Il n’y a pas d’écrans, ni de livres, ni d’instructions sur les parois, pas de voix, de lit, de chaise, de table, de tableau de bord, de toilette, de lumière ou d’horloge visible. Le vrombissement du vaisseau est régulier. Rien ne change jamais.
Il n’y a pas de place. Ils ne peuvent éviter de se toucher. Ils respirent l’haleine de l’autre ; enfin, s’il respire ; elle n’en sait rien après tout. Il y a toujours une Protubérance dans un Orifice, quelque chose qui entoure autre chose, de la chair qui s’enroule et se déroule à l’intérieur, à l’extérieur. En créant des espaces. Pour faire de la place.
Elle est toujours mouillée. Elle ne sait pas si c’est à cause de la bave sur la peau de l’extraterrestre ou de la graisse et de la sueur sur la sienne, de l’air qu’elle expire ou de celui de la nacelle. Ou alors du foutre.
Son corps suinte. Quand elle peut, elle se concentre sur autre chose. Mais il n’y a rien d’autre et lorsqu’elle a l’esprit inoccupé, elle se met à réfléchir un peu. Et c’est déjà trop. Baiser avec l’extraterrestre est moins affreux.
Elle ne se souvient plus de la première fois. Elle préfère se dire qu’il l’y a obligé.
Ils n’ont vraiment pas eu de chance : une collision en plein espace entre leur vaisseau et celui de l’extraterrestre, une impossibilité statistique pourtant bien réelle. Gary et elle ont à peine eu le temps de lancer leur balise de détresse et de se glisser dans leurs combinaisons avant que leur appareil soit coupé en deux. Leur nacelle de survie s’est éloignée en tourbillonnant. Ses bottes magnétiques à elle sont restées collées à un morceau de l’épave. Pas celles de Gary. Ils ont été séparés.
Un morceau de débris a entaillé la jambe de Gary et tranché l’os. Elle a hurlé. Pas lui. Du sang, de la graisse, du muscle se sont échappés de la combinaison de son compagnon. Orifice.
Le vaisseau de l’extraterrestre s’est lui aussi brisé en morceaux, sa nacelle de survie s’est détachée et des bras mécaniques se sont déployés pour la faire entrer par le sas. Pénétration.
Pourquoi l’a-t-il sauvée ? Le code d’honneur des marins ? Elle a l’impression qu’il ne sait pas qu’elle est vivante. Si c’était le cas, il tenterait de communiquer. Peut-être qu’elle n’est pas une naufragée survivante, mais seulement un objet récupéré, une épave.
Elle s’alimente en suçant une des deux excroissances, un tube rigide qui dépasse du canot de survie dépourvu du moindre signe distinctif. Elle se sert de l’autre pour tout ce qui sort d’elle, sa merde, sa pisse et son vomi. Pas son foutre, qui nappe ses cuisses jusqu’aux genoux.
Elle a souvent des haut-le-cœur. Il n’a aucune idée de la profondeur de sa gorge. Orifices et Protubérances.
À un moment, elle crie si fort que sa gorge saigne.
Elle essaie de lui apprendre quelques mots.
« Seins, lui dit-elle. Doigt. Chatte. »
Son choix de vocabulaire est limité.
« Écoute-moi, insiste-t-elle. Écoute. Moi. »
Est-ce qu’il a des oreilles, au moins ?
La baise ne s’améliore pas, mais elle n’empire pas non plus. Il n’apprend pas à la faire jouir. Et vice-versa : même si elle le voulait, elle ne saurait comment s’y prendre. Comment donner du plaisir à de l’herbe ? et pourquoi se donner cette peine ? Elle se rappelle brusquement l’herbe, sa forte odeur et son vert parfait, sa douceur froide et pure sous ses pieds nus.
L’idée de l’herbe contre ses mains l’excite parce que ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas pensé à quelque chose qui ne soit pas l’extraterrestre, Gary, les Orifices ou les Protubérances. Mais peut-être que ces doux brins sous ses doigts ressembleraient aux cils de l’extraterrestre. Elle n’arrive plus à comparer quoi que ce soit parce qu’il n’y a plus rien à comparer.
Elle le sent partout à l’intérieur, des tentacules bougeant dans ses narines, s’enfonçant contre ses tympans, enroulées derrière les coins de ses yeux. Elle devient leur fourreau.
Lorsqu’une Protubérance s’insère en elle et la touche à certains endroits, elle penche la tête en arrière, gémit et fait comme si ce n’était pas seulement le hasard. C’est Gary, il m’aime, l’extraterrestre m’aime, c’est un homme. Et ce n’en est pas un.
La communication est primordiale, se dit-elle.
Elle ne peut pas communiquer, mais elle essaye de comprendre ce qu’il fait.
Qu’est-elle pour lui ? Un sextoy, une plante d’intérieur ? Une Norvégienne naufragée qui se frotte à un Portugais monolingue ? Une camarade ? Une habitude, comme se ronger les ongles ou se masturber compulsivement ? Peut-être qu’il se sert du sexe pour communiquer et qu’elle ne comprend pas encore sa langue.
Ou alors, il n’existe pas. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas se parler, qu’elle en est incapable ; mais simplement que l’extraterrestre n’a pas de conscience avec laquelle on puisse communiquer. Ce n’est qu’un godemiché, une plante d’intérieur, une habitude.
Sur ce vaisseau spatial dont elle ne se rappelle plus le nom, Gary lui lisait des livres à haute voix. De la science-fiction, Melville, de la poésie. Son cerveau n’a plus accès aux intrigues, aux mots. Elle ne se souvient que de quelques lignes d’un sonnet, « Je ne veux à l’union de deux âmes sincères admettre empêchement » — bla bla bla — « un phare au regard immuable fixé sur la tempête et jamais ébranlé ! Pour tout navire errant il est l’astre qui guide… » récite-elle. Ça l’apaise et ça l’engourdit un moment jusqu’à ce que les mots perdent leur sens. Elle les a usés jusqu’à la corde et ils se sont effilochés dans son esprit. Elle finit par ne plus se rappeler leur prononciation.
Si jamais elle se souvient d’un autre vers, elle se promet de ne pas l’épuiser. Elle le gardera en réserve. Elle s’est peut-être déjà promis cela et l’a oublié.
Elle ne rappelle plus la voix de Gary. Qu’il aille se faire foutre. Il est mort et elle est là, un extraterrestre flanqué au col de l’utérus.
Il est couvert de bave. Elle se dit que, comme chez les crapauds, il pourrait s’agir d’une drogue légèrement psychotrope. Comment savoir si elle hallucine ? Dans ce monde, à quoi cela ressemblerait ? À des tournesols sur un bureau, à Gary qui se penche au-dessus d’un panier de pique-niques pour lui fourrer du pain frais dans la bouche. Le pain est la première chose qu’elle mange qui lui semble propre et il n’existe même pas.
Gary qui lui donne du pain et qui éclate de rire. Au bout d’un moment, le goût du pain devient « le goût du pain » et les mots ne sont plus que des sons qui ne veulent rien dire.
Au cas où ça changerait quelque chose, elle enfonce sa langue entre ses cils, les met dans sa bouche et les suce. Elle ne sait pas du tout si cela fonctionne. Elle vit depuis toujours dans cette baise sans fin qui pue.
Y avait-il quelqu’un d’autre dans le vaisseau extraterrestre ? Y avait-il un Gary, désormais perdu dans l’espace ? Est-ce que l’extraterrestre a de la peine ? Est-ce qu’il la baise pour oublier ou parce qu’il a oublié ? Pour se punir d’avoir survécu ? Ou punir l’autre d’être mort ?
Ou est-ce elle qui fait ça ?
Quand elle n’a pas assez d’Orifices pour ses Protubérances, il en crée de nouveaux. Elle saigne un moment puis guérit. Elle fait comme s’il s’agissait d’un viol. Un viol, au moins, elle pourrait comprendre. Un viol est un échange. Ça nécessite une intention. Ça signifierait qu’il la déteste ou a peur d’elle ou qu’il la désire. Un viol, ça voudrait dire qu’elle n’est pas seulement un verre de vin qu’il remplit.
Cela marche dans les deux sens. Elle l’oblige parfois. Ses mains à elle sont des lames qui déchirent de nouveaux Orifices en lui. Elle le martèle de sa colère jusqu’à sentir ses profondeurs ramollir sous son poing, comme si les os, les muscles ou les cartilages s’étaient désassemblés et transformés en un truc plus mou.
Et lorsqu’elle pénètre l’extraterrestre de ses mains ? Il s’agit bien d’un viol, ou ce serait le cas s’il ressentait quoi que ce soit, réagissait d’une quelconque manière. C’est comme si elle frappait contre un mur.
Elle se met un doigt, car au moins, elle connaît ses propres intentions.
Parfois elle le regarde lorsqu’il la baise, les étranges torsades de ses Protubérances comme une onde de choc qui plonge dans son corps et ça l’excite et l’horrifie à la fois ; mais au moins, ce n’est pas Gary. Gary qui l’a laissée ici avec cette chose, qui l’a laissée ici, qui l’a abandonnée…
Elle sent quelque chose se détacher à l’intérieur de l’extraterrestre, quelque chose qui lui échappe aussitôt. Lorsqu’elle s’enfonce un peu plus pour attraper le morceau cassé, un sphincter se referme sur son poignet. Son bras est éjecté. Le bleu autour de son poignet ressemble à un bracelet pendant une semaine ou deux.
Elle ne peut s’empêcher de toucher la blessure. L’extraterrestre peut, quand il veut, arrêter son poing lorsqu’il se trouve à l’intérieur. Ce qui signifie qu’il a décidé de ne pas la stopper, même lorsqu’elle frappe, dedans, sur des choses jusqu’à les rendre molles.
C’est la première fois qu’elle obtient une réaction compréhensible. Stimulus, réponse. Elle tente à plusieurs reprises d’en obtenir une autre. Elle introduit sa main en lui de force, lui donne des coups de pieds, essaye d’arracher ses cils avec ses dents, griffe sa peau de ses ongles irréguliers et sales. Mais elle ne retrouve plus jamais rien de cassé à l’intérieur, ne ressort plus jamais avec un bracelet.
Pendant un moment, elle mesure le temps en se faisant des bleus. Elle se frappe le tibia contre le tube d’alimentation et lorsque la blessure a disparu, elle recommence. D’après elle, une contusion met douze jours à guérir. Un jour, elle arrête. Elle n’arrive plus à se rappeler combien de bleus elle s’est fait.
Elle rêve qu’on la sauve, mais ne sait pas à quoi ça ressemble. Gary, miraculeusement vivant, la libère, les yeux mouillés de larmes. « Je t’aime », lui dit-il, ses lèvres sur ses paupières et son baiser sa langue dans sa bouche ses mains à elle à l’intérieur de lui. Mais c’est l’extraterrestre. Gary est mort. Il est sorti par un Orifice.
Parfois, elle se dit que pour qu’on la sauve, il faudrait ouvrir la nacelle sur le vide de l’espace, mais elle n’arrive pas à trouver le sas.
Sa colère ne cesse pas, ne baisse jamais d’intensité.
Gary l’a emmenée ici puis il est parti et il l’a laissée avec ce truc qui ne veut, ou ne peut pas parler, ou alors qui s’en fout ou ne la considère pas comme quelque chose avec qui il peut communiquer.
À leur troisième rendez-vous, Gary et elle étaient allés dans un parc vide : vin, fromage, pain frais dans un panier. Soleil vif et air pur, de l’herbe et une nappe sur laquelle s’étendre. Il avait emmené du Shakespeare.
« Tu vas adorer », lui avait-il dit avant de se mettre à lire à voix haute.
Elle l’avait arrêté avec un baiser.
« Parlons, avait-elle proposé. De tout et de rien.
– Mais c’est ce qu’on est en train de faire !
– Non, tu lis. Je suis désolée, j’aime pas vraiment la poésie.
– Parce que personne ne t’en a jamais lu. »
Elle avait fini par le faire taire en lui arrachant le livre des mains et en le poussant sur le dos dans l’herbe ; puis il l’avait pénétré. Plus tard, il lui avait tout de même lu son Shakespeare.
Si ça s’était arrêté là…
Ce n’étaient même pas ses mots et désormais, ils ne signifient plus rien, ne forment même plus de sons dans sa tête. Désormais, il n’y a plus que cette chose qui ne l’entend pas ou préfère ne pas l’écouter. Elle renonce à communiquer et se contente de le toucher, de le frapper, de se frapper elle-même pour obtenir une réaction, n’importe laquelle.
« Je te déteste, dit-elle. Et je déteste te baiser. »
La nacelle de survie décélère. Choc métallique. Des joints se scellent.
En haut, l’écoutille s’ouvre. De la lumière. Ses yeux s’humectent en vain et tout n’est plus que lumière aveuglante et formes sombres et indistinctes. L’atmosphère est sèche et froide. Elle se recroqueville.
L’extraterrestre ne réagit pas à la lumière, à l’air glacé. Il reste en elle et autour d’elle. Ils sont emmitouflés l’un dans l’autre. Ils se pénètrent de mille façons. Elle est au chaud ici, ou en tout cas elle n’a pas froid : à moitié perdue dans sa chair, mouillée dans ses Orifices, ses Protubérances. Ici, la lumière n’est pas trop brillante.
Une chose sombre se dessine dans l’ouverture. Une chose bipède. Elle produit des sons qui forment des mots. Est-ce un humain ? L’est-elle elle-même ? A-t-elle encore des os, une voix ? Cela fait tellement longtemps qu’elle ne s’en est pas servie…
L’extraterrestre est à elle et elle est à lui. Rien ne change jamais.
Faux. Elle se libère de ses tentacules et sort. Par l’Orifice.
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Pas tout à fait convaincu par ce prix Locus, dont l’idée de départ est excellente, le développement intéressant, mais qui peine à aller plus loin que son coté « potache »