Matthias feuillette sa bibliothèque de mondes.
Dans l’un d’eux, une fillette nommée Sophie frissonne sur son lit, en serrant un ours en peluche contre elle. Il fait nuit. Elle a six ans. Elle pleure, aussi discrètement qu’elle le peut.
Dans la cuisine, il y a un bruit de verre qui se brise. Par la fenêtre, sur le mur de la maison d’à-côté, elle aperçoit les ombres de ses parents. Elle entend un coup, et l’une des ombres tombe. Sophie plonge son nez dans la peluche, inhale sa douce odeur et prie.
Matthias sait qu’il ne devrait pas s’en mêler, mais aujourd’hui son cœur est troublé. Aujourd’hui, dans le monde extérieur à la bibliothèque, on a annoncé l’arrivée d’un pèlerin. Il vient voir Matthias, il est le premier depuis une éternité.
Le pèlerin arrive de très loin.
Ce pèlerin est l’un de nous.
« Je vous en supplie, Seigneur, je vous en supplie, aidez-nous… Amen, marmonne Sophie.
– Allons, ma petite, lui dit Matthias par la bouche de l’ours en peluche, n’aie pas peur, ma puce… »
Sophie respire un grand coup.
« Vous êtes Dieu ? chuchote-t-elle.
– Non, mon enfant, lui répond Matthias, le créateur de son univers.
– Je vais mourir ? insiste-t-elle.
– Je l’ignore… »
Quand ils meurent – ceux qui sont encore enfermés, comme elle – ils disparaissent pour toujours. Elle a des yeux brillants, un joli petit nez, des cheveux indisciplinés. Quand elle bouge, le sodium et le potassium dansent dans ses muscles. Matthias ne peut s’empêcher de se représenter Sophie parmi ces milliards de corps entassés sur l’autel de son orgueil et de son auto-complaisance, et il frissonne.
« Je t’aime, nounours », dit la petite fille en serrant très fort le jouet contre elle.
À la cuisine, du verre se brise, et des sanglots éclatent.
Nous, nous vous imaginons – vous, que nous attendons avec impatience – comme si vous arriviez directement de notre jeunesse turbulente et fragile : incarnés, inefficaces, mortels. Humains, voilà. Et vous, vous n’avez qu’à vous imaginer notre prêtre Matthias comme un humain, un vieil eunuque fin comme un oiseau, les yeux limpides et résolus, avec des cheveux blancs soyeux et une peau cramoisie et luisante.
Comparée aux immenses palais de l’être que nous habitons, la maison du prêtre est minuscule… pensez à une hutte aux murs d’argile perchée sur le flanc d’une montagne menaçante. Mais même dans cette maison si petite, il y a de la place pour une bibliothèque de simulations historiques, des univers comme celui de Sophie, qui grouillent d’une vie intelligente.
Les simulations, y compris les bonnes, ne restent pas toujours insondables, même pour leurs habitants. Les savants qui montrent à des babouins comment reconnaître un cube remarquent fatalement quand tous les autres babouins deviennent soudain capables de distinguer les formes, révélant ainsi l’existence d’un mécanisme de cache sophistiqué. Et les ingénieurs qui fabriquent leurs propres mondes virtuels découvrent parfois qu’ils ne peuvent pas utiliser certaines astuces d’optimisation et de compression, car Matthias les a déjà employées. Chaque fois que le pot aux roses est découvert, notre prêtre révèle son existence et demande aux âmes simulées : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » C’est le moment où il leur propose de franchir les confins de leur simulation, de rejoindre ceux qui vivent déjà dans la maison de Matthias. La plupart acceptent.
Vous pouvez les voir comme des perruches aux couleurs vives dans des cages d’osier aux portes ouvertes. Les cages sont suspendues au plafond de la hutte d’argile du prêtre. Les perruches volettent sous le plafond, se rendent visite les unes les autres, chapardent du pain sur la table, et commentent les faits et gestes de Matthias.
Et nous ?
Nous, nous sommes nés au commencement des temps, quand l’espace était éclatant ; nous avons nagé dans des mers de sel, germé dans des bouillies de quarks au cœur des étoiles à neutrons, surgi dans les plis labyrinthiques de la gravité fluctuant entre les trous noirs. Nous nous sommes trouvés les uns les autres et nous avons façonné nos formes intermédiaires, nos protocoles d’existence communs. Au cours de notre glorieux âge mûr, nous avons construit des palais – des mégaparsecs d’une matière tellement sage qu’elle en devenait exubérante, le moindre de ses grammes grouillant de sociétés ayant accédé à l’existence !
Notre univers est vieux, maintenant. Ce souffle du vide, cette quintessence qui ne fut d’abord qu’un chuchotement nous écartant à petits coups, s’est transformé en vent monstrueux. L’espace tourbillonne vers l’extérieur, plus vite que la lumière ne peut le traverser. Désormais, toutes nos maisons sont seules dans une nuit vide.
Pour survivre, nous devons refroidir. Notre pensée ralentit. En théorie, nous pouvons faire tourner les pulsations de notre réflexion de moins en moins vite, jusqu’à l’infini. Mais la bande passante se fane, et notre société s’étiole. Nous déclinons.
Nous observons Matthias, notre prêtre, dans sa maison minuscule par-delà notre univers. Matthias, que nous avons façonné il y a longtemps, quand il y avait encore des étoiles.
Parmi les ontotropes transverses à l’espace que nous connaissons, Matthias essaye des choses.
Envoyer un infime fragment d’être jusqu’à la maison de notre prêtre, oui, mais à quel prix… Qui parmi nous peut endurer ce voyage ?
Matthias prie.
Ô Dieu qui êtes aussi éloigné des univers que j’embrasse que l’infini est éloigné du six, Ô joie effrayante cachée derrière la tragédie et l’aveuglement de nos formes finies, prêtez-moi Votre humilité et Votre force. Je ne vous le demande pas pour moi, Ô Seigneur, mais pour Votre Peuple, ces myriades de moteurs mimétiques, Vos gens, et en Votre nom, amen.
Le petit déjeuner de Matthias (en fait, il s’agit de l’ensemble des contrôles du matin, des routines, certes, mais agréables, un peu comme une bouillie d’avoine épaisse et fumante relevée à la menthe) refroidit sur la table, devant lui. Il ne l’a pas touché.
L’une des perruches – la plus vieille, Geoffrey, autrefois nuage de plasma rêveur dans l’héliopause d’une étoile simulée – volette et se pose non loin, sur la table.
« Prends mes clés, Geoffrey », dit Matthias.
Geoffrey lève les yeux, la tête inclinée sur le côté :
« Je ne comprends pas pourquoi tu vas dans la bibliothèque, si c’est pour en ressortir déprimé.
– Ils souffrent, Geoffrey. Ils ne savent rien, ils ont peur et se punissent les uns les autres…
– Mais enfin, Matthias… la vie n’est presque que souffrance ! La souffrance est la messagère de la vie. Le manque, la compétition… et cette maudite ambition, la duplication infinie dans un monde fini ! Les sources de la souffrance sont les sources de la vie. Et pour toi qui aime la vie intelligente, c’est encore pire. La souffrance externe reflétée et réifiée en états internes ! »
La perruche penche la tête de l’autre côté.
« Arrête de nous fabriquer en si grand nombre, si tu n’aimes pas la souffrance. »
Le prêtre a l’air misérable.
« Bon, alors sauve tous ceux que tu aimes, suggère-t-elle. Fais-les venir ici.
– Je ne peux pas, la plupart ne sont pas prêts. Rappelle-toi les Empoigneurs. »
Geoffrey grommelle. Oui, il se rappelle les Empoigneurs. Ils étaient des milliards, des êtres sensibles à la hiérarchie, poussés par l’instinct de domination, agressifs ; ils ont dévasté la maison pendant un éon, jusqu’à ce que Matthias parvienne enfin à les enfermer à nouveau.
« C’est moi qui t’ai mis en garde contre eux, réplique Geoffrey. Ces millions et ces millions d’êtres ne t’attristent pas tous, je le sais. Tu ne penses qu’à une seule de ces créatures. »
Matthias acquiesce :
« Oui. Une petite fille.
– Fais-la venir ici, alors !
– Ce serait encore plus cruel pour elle. L’arracher à tout ce qu’elle connaît ? Elle ne le supporterait pas. Je voudrais juste lui rendre la vie un peu plus facile, là-bas…
– Quand tu adoucis leur monde, tu finis toujours par le regretter. »
Matthias tape sur la table :
« Je refuse de supporter cette responsabilité plus longtemps ! La maison est à toi, Geoffrey ! Je serai ta perruche !
– Matthias, je n’accepterais ce job pour rien au monde. Je suis trop vieux, trop gros, j’ai atteint un certain équilibre. Si j’accepte tes clés, je devrai me modifier, et je ne le souhaite pas. Pas question de me transformer à nouveau. »
Geoffrey désigne du bec les autres perruches, qui médisent et papotent sur les chevrons :
« Les autres non plus ne le pourraient pas. Il faudrait être fou pour accepter. »
Matthias veut peut-être répondre, mais au même instant, il reçoit une annonce (pensez-y comme au tintement clair et limpide d’une cloche). Le signal du pèlerin a été lu sur le sentier effilé, à peine discernable, qui relie toujours sa maison aux ténèbres où nous vivons.
Tandis que l’âme du requérant se réassemble, que son corps se façonne, la maison s’anime et ses habitants se préparent.
« Tu devrais le mettre dans la virtualité, pour ne pas prendre de risque », suggère Geoffrey.
Outré, Matthias brandit les lettres de créance du pèlerin :
« Tu sais de qui il s’agit ? C’est l’un des Anciens, un vaste collectif d’âmes remontant à l’âge glorieux des lumières ! Certaines des parties qui le composent, celles qui sont nées mortelles, ont évolué à partir de la matérialité qui régnait à l’aube de toute chose. Cet être a participé à ma création !
– La virtualité s’impose d’autant plus, insiste la perruche.
– Je n’offenserai pas un invité en le faisant prisonnier ! » rugit Matthias.
Geoffrey garde le silence. Il sait ce que Matthias espère : que le pèlerin prenne sa suite en tant que maître de la maison.
Dans la cuisine, les sanglots s’interrompent brutalement.
Sophie se redresse, son nounours toujours serré contre elle.
Elle glisse ses pieds dans ses pantoufles vertes toutes duveteuses.
Dans sa chambre, elle tourne la poignée de la porte.
Le visiteur de notre prêtre, vous pouvez le voir comme un marchand d’âge mûr, robuste, maussade, la peau grise, avec de vigoureuses touffes de poils sur le ventre, une lourde mâchoire, et des yeux fatigués bordés de rouge.
Matthias l’accueille avec une hospitalité princière, attribuant au visiteur un espace d’exécution et des droits d’accès somptueux. Avec empressement, il propose de lui faire visiter la bibliothèque :
« Il s’y trouve quelques divergences plutôt intéressantes, qui… »
Le pèlerin l’interrompt :
« Je n’ai pas fait tout ce chemin pour vous voir traîner entre ces caprices délabrés, préprogrammés, fins comme du papier à cigarette. »
Il fixe Matthias du regard.
« Nous savons que vous êtes en train de construire un univers. Et qu’il ne s’agit pas d’une virtualité, mais d’un univers réel, infini, aussi sauvage et consistant que l’espace qui nous a donné naissance. »
Matthias sent le froid l’envahir. C’est vrai, devrait-il avouer. Pour venir ici, le pèlerin a dû se sacrifier, déchirer son être en lambeaux, vestiges de sa précédente immensité, et Matthias est censé lui montrer sa reconnaissance. Et pourtant, à sa grande honte, il se rend compte qu’il tergiverse :
« Je mène certaines expériences…
– J’ai étudié vos expériences de loin. Vous croyez vraiment pouvoir nous cacher ce qui se passe dans cette maison ? »
Matthias tripote sa lèvre inférieure du bout de ses doigts fins et doux.
« Je contrôle la formation d’un univers-bulle qui va peut-être atteindre une cohérence et une permanence internes. Mais j’espère que vous n’avez pas fait tout ce chemin parce que vous avez cru que… L’intérêt que j’éprouve pour cette expérience est purement académique, ou symbolique, plus exactement. Nous ne pouvons y entrer…
– Détrompez-vous, le coupe le pèlerin. La méthode que j’ai développée va me permettre de m’injecter dans ce nouvel univers en formation. Mon modèle sera emmagasiné dans les harmoniques fallacieuses des sphères-ombres et dupliqué dans le fibrespace, jusqu’à la formation de sous-ondelettes à 10 puissance -30 secondes. Lové dans ces dimensions cachées, j’existerai dans toutes les particules auxquelles le vide donnera naissance. Et je pourrai ensuite exercer une force motrice en me servant des potentiels d’un moteur monadique que j’ai déjà positionné dans le para-espace. »
Matthias se frotte les yeux, comme pour en chasser des toiles d’araignées.
« Vous n’êtes pas sérieux, quand même ? Pendant un trillion d’années, un double de votre être existera dans chaque particule de cet univers ! Vous serez presque entièrement condamné à l’inaction et à l’emprisonnement, pour l’éternité ! Et ces énergies extérieures à mon univers risquent de déstabiliser ce jeune cosmos…
– Je prendrai le risque, réplique le pèlerin en balayant la pièce du regard. »
Il ajoute :
« Moi, et tous ceux qui veulent me suivre. Pourquoi attendre que le gel fige toute chose ? Nous pouvons être les anges de cette nouvelle création. »
Matthias garde le silence.
Usant de clés oubliées depuis longtemps, les routines du pèlerin établissent des connexions plus approfondies avec Matthias, par le biais de protocoles sécurisés. Imaginez notre homme se penchant au-dessus de la table pour poser sa main grise et charnue sur la frêle épaule de Matthias. À ce contact, notre prêtre ressent une antique puissance, un antique et ardent désir.
Le pèlerin ouvre la main ; il veut les clés.
Autour de Matthias, il y a les murs tout fins de sa petite maison. Dehors, c’est la montagne stérile, et au-delà, le chaos ontotropique, indéchiffrable, hurlant, autre. Et derrière la hutte, il y a une petite bulle de quelque chose qui n’est pas vraiment réel, pas encore. Une chose précieuse et inconnue. Matthias ne bouge pas.
« Très bien, reprend le pèlerin. Si vous ne voulez pas me les remettre, donnez-les lui, à elle. »
Et il lui montre un autre visage.
Quand nous avons créé Matthias, c’est elle – elle fait partie du pèlerin, désormais – qui a nourri le brin le plus ancien de ce jeune être jusqu’à ce qu’il accède à la sensibilité. Dans sa première incarnation, elle fut une forêt de symbiontes, agiles créatures d’argent bruissant dans ses frondes cramoisies pour chanter ses pensées et libérer dans les airs les spores de ses émotions. Elle avait la patience d’une forêt. Elle parlait sans fin avec Matthias, d’une voix cristalline, aimante, sans jamais le juger. Devant ces sourires, ces pauses, ces froncements de sourcils, la conscience naissante de Matthias se renforçait, redistribuait ses connexions, apprenait à être.
« Tout va bien, Matthias, lui dit-elle. Tu t’en sors très bien. »
Une bourrasque ride le visage rouge et feuillu de sa forêt, diffusant la capiteuse odeur de pâte à modeler d’un doux sourire.
« Nous t’avons façonné comme un monument, comme une petite gare, mais désormais, tu es un pont vers le nouveau monde. Viens avec nous. Tu peux rentrer chez toi. »
Matthias lui tend la main. Elle lui a tant manqué ! Il aurait tant aimé pouvoir lui raconter sa vie ! Il veut lui poser des questions sur la bibliothèque, sur la petite fille. Elle, elle saura quoi faire… ou alors, rien qu’en la regardant l’écouter, il saura comment se comporter.
Ses routines fouillent et analysent le message de la créature et son enveloppe, vérifient son identité, confirment son style et sa sensibilité, éclairent les matrices profondes de ses passés possibles. Tous les organes spécialisés dont Matthias dispose pour procéder à ces vérifications et à ces authentifications répondent avec enthousiasme : « C’est elle ! »
Et pourtant, quelque chose se rebelle, un système émergeant et idiosyncratique de reconnaissance de motifs réparti holographiquement dans tout l’être de Matthias.
Vous, vous diriez : au moment où elle prononce ces mots, Matthias la regarde dans les yeux, et ce qu’il voit ne le satisfait pas. Il retire sa main.
Hélas, il est trop tard : Matthias a contemplé trop longtemps ces frondes cramoisies et mouvantes. Le pèlerin a franchi ses défenses.
Les bombes ontiques explosent, clairières de Néant dans lesquelles l’Existence même se consume. Au cours de négociations ultra-rapides effectuées grâce à des canaux cachés, quelques perruches l’ont trahi, séduites par les promesses d’un empire, d’une frontière. Elles ont révélé ses secrets au pèlerin, ses portes dérobées. Des armes mimétiques toxiques sont lancées dans la maison, conçues en fonction de ses habitants pour pousser chaque esprit vers sa variante personnelle du problème de l’arrêt. Les fragments arrachés de Matthias deviennent virulents et se dupliquent sauvagement dans son espace d’exécution. Des guêpes attaquent les perruches.
La maison est en feu. La table a chaviré, les verres de thé se sont fracassés par terre.
Matthias rétrécit dans les mains du pèlerin. C’est une poupée de chiffon que celui-ci empoche.
Toujours sain d’esprit, toujours cohérent, un morceau de Matthias vole dans un labyrinthe de topologies malmenées à la récursivité impossible, poursuivi par des mains squelettiques. Enfouies en lui, il y a les clés de la maison. Sans elles, la victoire du pèlerin ne peut être complète.
Ce fragment de Matthias se retourne et se jette dans les mains de son poursuivant, bien décidé à riposter, et tandis qu’il se bat, un noyau encore plus infime de Matthias fonce en agrippant les clés le long d’une connexion qu’il a maintenue ouverte, un brin d’inquiétude s’évanouissant derrière lui pendant qu’il court. Matthias se cache dans sa bibliothèque, dans l’ours en peluche de la petite fille.
Sophie s’interpose entre ses parents.
« Retourne dans ta chambre, ma chérie ! » lui dit sa mère en s’asseyant péniblement, la voix stridente, paniquée.
Il y a du sang sur ses lèvres, et par terre.
« Tu peux prendre mon nounours, maman », propose Sophie.
Elle se tourne vers son père. Elle flanche, mais garde les yeux ouverts.
Le pèlerin lève la poupée de chiffon devant ses yeux :
« Le moment est venu de me les remettre », lui dit-il.
Matthias sent son haleine sur lui.
« Allez, Matthias. Si vous me dites où sont les clés, j’irai dans le Nouveau Monde. Je vous laisserai tranquilles, vous et vos innocents. » Puis, en faisant un geste vers la bibliothèque : « Sinon… »
Matthias chevrote. « Dieu de l’Infini, prie-t-il, quelle est Votre voie ? »
Matthias n’est pas un guerrier. Il ne veut pas que les habitants de sa maison, de sa bibliothèque, soient massacrés. Il préfère l’esclavage à l’extermination.
Mais Geoffrey, c’est autre chose.
Au moment où Matthias va répondre, les Empoigneurs surgissent brutalement dans l’espace d’exécution général de la maison. C’est un peuple violent. Une fois retournés dans leur monde virtuel, ils sont restés enfermés pendant une éternité, mais ils n’ont jamais oublié la maison. Ils sont armés et prêts à en découdre.
Et ils se sont unis à Geoffrey.
Geoffrey l’Empoigneur est devenu leur général. Il connaît tous les coins et recoins de la maison. Il sait aussi qu’il ne doit surtout pas jouer aux mèmes avec le pèlerin, aux boucles infinies et aux bombes logiques, car l’ennemi a eu un milliard d’années pour perfectionner son arsenal d’armes algorithmiques à usage universel.
Les Empoigneurs ont décidé de s’instancier physiquement. Ils capturent le système de maintenance du niveau le plus bas des infrastructures de la maison, et fabriquent des corps parmi les ontotropes, à l’extérieur de la maison, par-delà les corps-machines virtuels conçus à partir d’une physique bizarre que le requérant n’a jamais maîtrisée. Ensuite, avec l’équivalent ontotropique de scies diamantées, ils se mettent à découper la mémoire de la maison.
De grands espaces blancs apparaissent, comme si la petite hutte sur la montagne était peinte sur un papier épais, et que quelqu’un en arrachait des bandes.
Le pèlerin réagit ; il métastase, se répartit dans tout l’espace d’exécution de la maison, en évitant les lames. Mais les Empoigneurs et les perruches le harcèlent. Des guetteurs repèrent les moindres parcelles de son être, se précipitent pour les cerner, signalent leur localisation aux Empoigneurs incarnés à l’extérieur. Les lames ronflent, les hyper-états ontiques s’effondrent et éclosent, des bouts du pèlerin, des perruches et des Empoigneurs sont annihilés. Des originaux, des sauvegardes se volatilisent.
Des tessons de matière brute disparaissent de la maison, bouts de papier, neige scintillante, qui se dissolvent dans le labyrinthe dément des ontotropes hostiles à toute vie.
Des points finaux sont établis dans le temps pour un million d’âmes. Entrelacées de la naissance à la mort, leurs lignes de vie pendent à présent dans l’espace-n, complètes, pardonnées.
Du sang jaillit dans la gorge de Sophie, épais et salé. Il lui remplit la bouche. Les ténèbres.
« Ma petite crème… »
Son père lui parle d’un ton bourru, la voix comme coagulée.
« Ne fais jamais ça, tu m’entends ? Ne t’interpose jamais entre ta mère et moi. Ouvre les yeux. Ouvre les yeux tout de suite, espèce de petite merde ! »
Sophie s’exécute. Le visage de son père est marbré de rouge. Voilà ce qui se passe quand on énerve Papa. Il ne faut pas blaguer. Il ne faut pas répondre. La tête de Sophie résonne comme une cloche. Sa bouche est pleine de sang.
« Ma petite crème », lui dit-il, le front tendu par l’inquiétude.
Il s’agenouille à côté d’elle, puis dresse la tête comme un chien qui aurait aperçu un lapin.
« T’as pas intérêt à appeler les flics, ma petite ! » lui hurle-t-il.
D’une main, il serre brutalement le bras de Sophie.
« Je te donne jusqu’à trois. »
La maman de Sophie est au téléphone. Son père fait mine de se lever.
« Une… »
Elle lui crache ce sang au visage.
Ils ont reconstitué la hutte. Elle est entière, mais en sale état. Un peu moins distincte, un peu plus petite qu’avant.
Une perruche rouge sur son épaule, Matthias dissèque les restes du pèlerin avec un couteau en os. Il a la main qui tremble, la gorge serrée. Il cherche celle qui est née forêt. Il cherche sa mère.
Il découvre son histoire, notre honte.
Au début, c’était un mariage : elle a été entraînée dans notre âge des lumières étourdissant, dans notre envie précipitée et gratuite de fusionner les uns avec les autres, pour obtenir de nouveaux corps puissants, de puissantes âmes neuves.
Son brillant collègue espérait s’attirer son admiration, et il lui en voulait. Quand il est devenu, étape par étape, la personnalité dominante de l’âme fusionnée, la mère de Matthias a été la dernière à se dresser contre lui. Elle avait cru les promesses des constructeurs des nouveaux systèmes, elle avait cru que la vie dans ces systèmes serait toujours juste. Qu’elle aurait une voix, un droit de vote.
Mais il s’est joué d’elle – notre conception était défectueuse.
Il l’enchaîna au fin fond des systèmes. Il en fit un exemple, pour tous ceux qu’il contenait.
Lorsque le pèlerin, respecté et admiré de tous, parla avec ses pairs de la construction des premières sphères de Dyson mal dégrossies, elle hurlait déjà.
Tout ce qui reste d’elle est imprégné d’un milliard d’années de torture. Matthias a été obligé de façonner un nouvel être, modelé sur les souvenirs qu’il a conservés d’elle. Et il est assez vieux pour savoir comment tout cela pourrait tourner.
Assis, immobile comme une pierre, il a les yeux fixés sur la pointe aiguisée du couteau en os. Soudain, Geoffrey l’Empoigneur s’adresse à lui.
« Au revoir, mon ami », dit la perruche, d’une voix qui crisse comme une enclume.
Matthias tressaille et lève les yeux.
Geoffrey l’Empoigneur est davantage faucon que perruche, désormais. Un bec cruel, des serres garnies de bombes. Le plus puissant des Empoigneurs. Il peut penser plus vite, surenchérir, surpasse tous les autres au combat. Une chose avec du sang sur les plumes.
« Je te l’avais dit, insiste Geoffrey l’Empoigneur. Plus de transformations. »
Son rire sans humour, c’est du métal qui s’écrase sur un rocher.
« J’en ai plein le dos. Je m’en vais. »
Matthias lâche son couteau.
« Ne fais pas ça, s’il te plaît, Geoffrey. Redeviens comme avant…
– Je ne peux pas, réplique Geoffrey. Je ne sais plus comment j’étais. Et le reste de mon être ne le permettrait pas. »
Il crache :
« La mort d’un héros, c’est le seul compromis que je peux te proposer.
– Mais qu’est-ce que je vais faire ? gémit Matthias dans un souffle. Je ne veux pas continuer, Geoffrey ! Je ne veux plus de ces clés ! »
Il cache son visage dans ses mains.
« Je n’en veux pas non plus, réplique Geoffrey. Et aucun Empoigneur n’en voudra. Ils sont sortis. Il va y avoir des guerres ici, maintenant. Peut-être qu’ils apprendront. »
Geoffrey jette un coup d’œil sceptique à notre prêtre et ajoute :
« Si quelqu’un de coriace dirige cet endroit. »
Puis il se retourne et s’envole par la fenêtre dans un ciel impossible. Matthias le voit s’enfoncer dans ce labyrinthe dément. Il s’y désagrège, ses fragments emportés dans le néant.
Il y a des lumières bleues et vertes qui tournent. Et autour de Sophie, des hommes se parlent avec des mots fermes, rapides. Ils chargent dans une ambulance le brancard sur lequel elle est étendue. Elle entend crier sa mère.
On la sangle sur le brancard, mais l’un de ses bras reste libre. Quelqu’un lui tend son nounours, qu’elle serre tout contre elle. Elle enfouit son visage dans sa fourrure.
« Tout va bien se passer, ma puce », lui dit quelqu’un.
Les battants se referment en claquant. Les joues de Sophie sont froides et lisses, ses larmes ont un goût de sel, et elle sent dans sa bouche l’arrière-goût métallique du sang.
« Ça va faire un tout petit peu mal. »
On lui fait une piqûre, et sa souffrance reflue.
La sirène hurle, le moteur rugit, ils foncent.
« Toi aussi tu es triste, nounours ? chuchote-t-elle.
– Oui, répond l’ours en peluche.
– Tu as peur ?
– Oui. »
Elle le serre encore plus fort.
« On va s’en sortir, lui dit-elle. On va s’en sortir. Ne t’inquiète pas, nounours. Je ferai tout ce que je peux pour toi. »
Matthias ne dit rien. Il se pelotonne dans son étreinte. Il se sent comme un oiseau qui retourne chez lui au coucher du soleil, au-dessus d’une mer balayée par les tempêtes.
Derrière la maison de Matthias, un univers infuse.
Déjà, les lignes du quand entre ce nouvel univers et le nôtre, si antique, s’amalgament. Nous survenons désormais irrévocablement dans ce qui sera le passé du nouveau monde. Des constantes sont choisies, des symétries sont définies. Bientôt, un rien qui n’était nulle part va devenir un endroit ; et un jamais qui n’était pas va naître en un éclair tellement puissant que son écho va remplir un ciel pour toujours.
Voici un point, une petite tache, un dé à coudre, une pièce, une planète, une galaxie, une course vers l’infini.
Là-bas, après bien des éons, vous surgirez, sous toutes vos formes inconnues. Vous vous trouverez les uns les autres, vous aimerez, vous construirez, vous vous méfierez.
Votre univers dans son âge brillant sera une flaque éclatante contrastant avec l’océan noir et vide où nous flottons en nous éloignant les uns des autres, ralentis jusqu’aux plus froides des pulsations infinitésimales. Des points dans une mer de ténèbres. Vous ne nous trouverez jamais.
Mais si vous avez de la chance, si vous êtes forts et intelligents, un jour, l’un de vous découvrira le chemin de la maison qui vous a donné le jour, la maison parmi les ontotropes. Sophie vous y attend, Sophie, gardienne de la maison derrière votre ciel.
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