Le bureau de permanence est un continuum de l’espace-temps ; c’est aussi un continuum de l’humeur. Zhou Dong a un quart d’heure de retard. C’est très embêtant ! Heureusement, son poste est nouveau et de rang inférieur ; il n’y a pas encore de caméra de surveillance dans cette zone. Zhou Dong a eu un […]
Le Voyage téléphonique
de Han Song
Le bureau de permanence est un continuum de l’espace-temps ; c’est aussi un continuum de l’humeur.
Zhou Dong a un quart d’heure de retard. C’est très embêtant ! Heureusement, son poste est nouveau et de rang inférieur ; il n’y a pas encore de caméra de surveillance dans cette zone.
Zhou Dong a eu un rendez-vous avec Xiao Juan, puis, sur le chemin il s’est retrouvé coincé dans un embouteillage. Si ce n’était que cet embouteillage, ça aurait encore pu aller, mais la discussion avec Xiao Juan l’a laissé dans un profond abattement.
« C’est toujours la même chose, c’est ennuyeux à la fin.
— Mais qu’est-ce que tu veux de plus ?
— Pourquoi tu n’as jamais essayé d’avoir une carte de voyage téléphonique ?
— Une carte pour toi ?
— Pas forcément pour moi, mais tu pourrais quand même t’en procurer une pour toi, non ?
— C’est trop difficile, on n’est pas assez haut placés. Ni toi, ni moi.
— Moi, pourtant j’ai bien envie que tu puisses apparaître à côté de moi à n’importe quel moment. Mais tu n’arrives même pas à faire ça…
— Je… »
Zhou Dong aurait voulu dire : « Si c’est comme ça, alors trouve-moi un homme qui puisse t’avoir une carte de voyage. Comment tu veux qu’un type comme moi y arrive ? » Mais il est resté à bafouiller, hésitant. Il aime tant Xiao Juan. Devant elle, c’est toujours comme s’il manquait de confiance en lui. Zhou Dong n’est qu’un simple agent contractuel, il n’est même pas un employé officiel du département des postes et télécommunications. Alors, en arrivant au bureau, il n’a pas le moral.
Maintenant, il regarde un immense écran mural où se dessinent des formes colorées. C’est une carte dense, couverte par les lignes du quartier Qingshan. Sur certaines lignes, des pics d’énergie apparaissent de temps à autre, signalant une personne ou un groupe de personnes en train de voyager par les lignes téléphoniques déployées en tous sens.
Ce bureau de permanence est au niveau 5 dans la hiérarchie du Centre d’échanges. Ses agents ont pour mission de surveiller les 3700 lignes téléphoniques du quartier Qingshan. Les ports de ces lignes sont branchés sur plusieurs centaines de machines de transfert dont certaines appartiennent aux départements gouvernementaux, et d’autres à des clients particuliers. C’est seulement à ce moment, lorsqu’il s’occupe de la surveillance, que Zhou Dong gagne un peu de confiance en lui. Il maîtrise le monde… enfin, une partie du monde.
Wang Wei, l’autre agent, n’est pas encore arrivé. Selon le règlement, il doit toujours y avoir deux agents en poste. Le binôme de l’après-midi est parti sans attendre Zhou Dong. Certes il est arrivé en retard, mais de si peu…
Zhou Dong consulte le registre d’activité du jour sur l’ordinateur. Rien de spécial. Au total, 363 voyageurs sont passés par Qingshan en toute régularité et onze d’entre eux avec une carte résidentielle du quartier. Toutes les demandes de transfert ont été autorisées, sauf une. Un refus motivé par l’utilisation d’une carte de voyage périmée que l’ordinateur avait très facilement repérée.
Le registre d’activité du jour ne montre aucun signe d’invasion américaine.
Une semaine plus tôt, une circulaire administrative était arrivée de Pékin annonçant que les Forces Spéciales des États-Unis allaient envahir les grandes villes de Chine par les réseaux téléphoniques. Bien que les Départements de la Communication Internationale de Pékin et de Shanghai aient déjà adopté des mesures défensives majeures, les agents de chacune des sections disséminées dans toute la Chine ont été sommés de rester vigilants. Cependant l’attaque n’a toujours pas eu lieu, et aucun signe suspect n’a même été relevé.
Depuis la crise du satellite « Ike », les relations sino-américaines sont tendues. Le président américain, vivement soutenu par le Congrès, a déjà proféré à plusieurs reprises des menaces contre la Chine. Zhou Dong se dit : « les Américains sont jaloux de notre puissance. Mais c’est notre faute à nous si l’on est puissant ? »
Tout compte fait, ce genre d’affaires, ça n’est pas du ressort de Zhou Dong. Il se fait du thé au jasmin.
La nuit est toujours trop longue. De lourds nuages couvraient déjà le ciel quand Zhou Dong se rendait au bureau, et il va sans doute bientôt pleuvoir. La saison des pluies est déjà aux portes de la ville.
Zhou Dong se met au travail. En fin de compte, il n’y a pas grand-chose à faire. Toutes les demandes de voyage sont automatiquement identifiées, traduites et transférées par l’ordinateur. Le système signalera seulement à Zhou Dong les cas particuliers qui nécessiteront une intervention humaine. Zhou Dong a également une autre mission, celle de superviser le bon fonctionnement de toutes les lignes et de toutes les machines, notamment pour garantir la fluidité des communications entre sa station, les stations intermédiaires voisines et les stations de voyages longue distance.
19h-21h, heures de pointe. Les pics d’énergie s’enchaînent, formant parfois une longue ligne qui ne permet plus de distinguer individuellement les voyageurs. En fait, pendant le transfert, le signal est invisible. L’image sur l’écran n’est qu’une simulation pour faciliter le travail des agents. La fonction de Zhou Dong ressemble à celle d’un policier assigné à la circulation, et il doit connaître par cœur les flux de sa station.
L’être humain n’a le sentiment de maîtriser les choses que devant ce qui est visible. C’est une habitude qui semble vraiment difficile à changer.
20h20, l’alarme sonne. L’ordinateur signale la présence d’un voyageur à l’identité incertaine. Zhou Dong affiche la demande à l’écran. L’usager cherche à quitter Qingshan pour aller à Nankin. Sa carte de voyage téléphonique a été délivrée récemment, mais l’ordinateur n’arrive pas à l’identifier. Après quelques instants de recherche, Zhou Dong parvient à trouver l’origine du problème et, consultant les informations personnelles sauvegardées par le système, il appelle le voyageur :
« Bonjour, ici l’agent du réseau de quartier.
— Ah, bien ! Je voulais justement vous parler ! Ma carte n’a aucun problème, pourquoi vous rejetez ma demande ?
— Je suis désolé Monsieur, votre carte est une carte du réseau réservé et vous ne pouvez pas voyager avec sur le réseau public.
— Quoi ?! Mais ce sont toutes des cartes, non ?
— Laissez-moi vous expliquer. Il y a deux types de réseaux téléphoniques : un réseau public et un autre à usage réservé. Le second type de réseaux est installé par et pour des clients spécifiques et il n’est pas géré par le département des postes et télécommunications. C’est pour cette raison que votre carte ne peut pas être identifiée par le système du département. Vous devez vous rendre à un port du réseau réservé.
— Ah oui ?! Mais, c’est quoi cette histoire ?! »
Zhou Dong continue à fournir les efforts nécessaires pour le convaincre et, bien que mécontent, le client finit par retirer sa demande. Zhou Dong n’a pas cherché à obtenir d’informations sur l’unité de travail de cet usager, mais il présume qu’il est en poste dans un département militaire ou employé par un grand groupe d’entreprises. Par relations, ce genre d’organisations a obtenu un droit d’accès au voyage téléphonique, mais uniquement sur des lignes spéciales. Néanmoins, il y a toujours quelques usagers des lignes réservées qui tentent de voyager par le réseau public pour profiter d’une plus grande latitude de voyage. Ce n’est pas la première fois que ce genre de choses arrive. En général, l’agent de surveillance se contente de refuser la demande sans dénoncer la tentative de fraude.
Les conflits qui surviennent entre le département des postes et télécommunications et les autres départements ; si on y réfléchit, parfois c’est quand même intéressant.
21h10, l’alarme sonne une deuxième fois.
L’ordinateur signale un usager qui veut faire un voyage longue distance avec une carte de catégorie Ding. Cette catégorie permet uniquement d’effectuer des voyages à l’intérieur de la ville. L’ordinateur a déjà refusé sa demande, mais l’usager continue d’insister. Le problème étant devenu insoluble, l’ordinateur cède sa place à l’agent.
Zhou Dong appelle l’usager :
« Que se passe-t-il ?
— Hem, excuse-moi, mais j’ai mis ton directeur de section au courant de ce voyage et il m’a dit que tout irait bien si je passais par ta station.
— Pardon ?
— Le directeur ne t’a pas informé ?
— Attendez une seconde, s’il vous plaît. »
Zhou Dong vérifie le registre d’activité du jour : personne ne signale cet événement. Zhou Dong n’ose pas prendre de risques : il appelle le chef de section.
« Ah ! Oui, c’est vrai. J’ai totalement oublié de te le signaler. Écoute petit Zhou, je t’explique : cet homme travaille aussi dans notre département et c’est un ancien client. Si c’est possible, laisse-le passer, d’accord ? – En l’entendant parler, Zhou Dong imagine son chef à moitié endormi.
— Mais l’ordinateur ne veut pas accepter sa carte ; le transfert numérique ne pourra donc pas se faire.
— L’activation manuelle du transfert, c’est autorisé dans cette station, non ?
— Euh…
— On fait comme ça alors, ok ? Si jamais quelqu’un te pose des questions, tu lui dis que c’est moi qui t’ai demandé de le faire.
— Mais… c’est pas un peu risqué ?
— T’inquiète pas, c’est rien. »
D’ordinaire le code du voyageur est enregistré sur sa carte. Taper un code à la main est une mesure réservée aux cas d’urgence et il faut avoir l’autorisation et la signature de trois directeurs. Mais puisque le directeur de sa propre section a déjà dit oui, Zhou Dong ne peut pas vraiment faire autrement. D’ailleurs, arranger en privé des voyages est une pratique en usage de temps en temps chez eux. Zhou Dong l’a déjà fait quelques fois pour des supérieurs mais pas encore, pas même une fois, pour lui-même ou pour l’un de ses proches.
Au bout du compte, l’activation manuelle est également réalisée par l’ordinateur. La seule différence, c’est que Zhou Dong doit taper treize commandes spéciales sur le clavier. Comme ce voyageur a déjà une carte d’identité téléphonique locale, l’opération est finalement assez simple : il suffit de modifier un élément de la règle de transmission de l’espace bi-phase.
Une fois l’opération réalisée, Zhou Dong, contrarié, dit à l’usager : « la prochaine fois, ce n’est pas la peine d’insister en introduisant sans cesse votre carte dans le système : l’ordinateur ne peut pas savoir qui vous êtes.
— … Ouais, ouais… merci, bonne soirée… »
Le pic d’énergie apparaît puis se déplace vers la station de voyages longue distance la plus proche. L’ordinateur commence à calculer automatiquement le coût du voyage. Zhou Dong se dit : « le directeur a sans doute mis aussi les agents de la station de voyages longue distance au courant. »
Le progrès technique semble d’une puissance terrifiante, mais face aux relations qui se tissent en ce monde depuis des millénaires, il est aussi fort qu’un tigre en papier.
Est-ce que je ne pourrais pas profiter de ma fonction et trouver moi aussi une occasion d’arranger un voyage pour Xiao Juan ? Cette pensée surgit ; Zhou Dong la rejette aussitôt.
Zhou Dong retire la cassette du magnétophone avec lequel il a enregistré la conversation téléphonique qu’il vient d’avoir avec son directeur. Il a installé cet appareil, au cas où.
22h00, l’alarme sonne de nouveau. L’ordinateur signale l’arrivée d’un e-mail important.
Zhou Dong consulte la boîte de réception. Le mail est de la préfecture de police des postes et télécommunications. Il informe qu’un criminel en fuite se dirige vers une ville du centre du pays. Selon les renseignements, il est probable que le criminel utilise le réseau téléphonique. En revanche, la préfecture de police des postes et télécommunications ne précise pas quel genre de crime a été commis. La seule information personnelle communiquée concerne le numéro de la carte de voyage : 100975.
Zhou Dong enregistre ce numéro dans le système au moyen d’un programme spécifique. Si le criminel fait une demande de voyage avec cette carte, l’ordinateur saura l’identifier et le signaler automatiquement à la police.
« Il ne pourra plus voyager par téléphone », pense Zhou Dong.
Qui peut-il bien être ? Pas quelqu’un d’ordinaire, en tout cas. Seuls les gens haut placés ou en charge d’une fonction spéciale peuvent avoir une carte de voyage. Le voyage téléphonique est rigoureusement contrôlé par l’État – à l’instar de l’ancien privilège qui permettait d’obtenir une couchette confortable dans le train – et les gens comme Zhou Dong sont les agents grâce auxquels l’État exerce son contrôle.
En songeant à ce criminel, Zhou Dong se prend de pitié pour lui-même. Lui, il n’a pas le droit de voyager par téléphone. Il a seulement le droit d’être serré comme une sardine dans le bus. S’il était capable d’apparaître devant Xiao Juan quand bon lui semble, comme ce serait formidable ! …
… Mais le contrôle est renforcé à raison. Ce n’est pas comme aux États-Unis ! Là-bas, la machine de transfert s’est généralisée ; on la trouve dans tous les foyers. N’importe qui peut choisir de voyager n’importe où en un coup de fil. C’est très dangereux ! On raconte même que dans le récepteur de la Maison Blanche, on a trouvé un homme saoul et armé !
Tout redevient calme. Qui sait où le criminel s’est enfui ?… Ça ne concerne déjà plus Zhou Dong.
Zhou Dong boit une gorgée de thé. Son pays natal lui manque. Sa famille vient d’une campagne reculée de la province de Shanxi. Ses parents vivent encore sur une montagne infertile à planter des pommes de terre. Ils n’ont pas encore fêté leurs cinquante ans, mais déjà leur visage en marque soixante/soixante-dix.
Voilà deux ans que Zhou Dong n’est pas rentré voir ses parents. Il s’imagine apparaissant devant eux, d’un seul coup : quelle merveilleuse surprise ce serait !
Mais quand bien même il aurait une carte de voyage, il n’y a pas de ligne téléphonique dans la montagne. Il n’y a pas non plus de train d’ailleurs ; là-bas, beaucoup ne connaissent même pas la voiture.
Selon les journaux, le voyage téléphonique offre aux gens plus de liberté ; c’est la plus grande révolution du siècle, tout comme l’invention du chemin de fer, de l’avion ou de l’autoroute informatique avant lui ! Mais le voyage téléphonique a quelque chose de plus encore que toutes ces innovations : il a été inventé par des Chinois ! C’est de là qu’est née cette sorte de fierté qui, à l’époque, a motivé Zhou Dong à suivre les cours de voyage téléphonique, alors que la télécommunication n’était pas sa spécialité à l’université.
Mais comme la plupart des Chinois, la vie de Zhou Dong reste une vie ordinaire. Les grands progrès dans le domaine des déplacements et le voyage téléphonique ne le concernent pas… sauf une fois : c’était l’année dernière, quelques jours avant la fête de printemps. Un haut responsable, à la suite d’un voyage téléphonique, s’était présenté devant les employés du département des postes et télécommunications qui faisaient des heures supplémentaires et leur avait témoigné sa sympathie. Ce haut responsable avait lui aussi longtemps travaillé dans la ville de Wuhan, et il avait parlé très gentiment avec les agents, se souciant de leur vie et de leur travail.
« Jeune homme, ce travail est très important. Il est crucial pour la performance de l’économie nationale et pour la stabilité sociale », le haut responsable marchait vers Zhou Dong en disant cela.
« Jamais je ne décevrai vos attentes et mon travail, je le ferai au mieux ! » répondit Zhou Dong, surpris de recevoir une telle faveur.
Zhou Lin, l’inventeur du principe du voyage téléphonique, accompagnait le haut responsable et dirigeait à l’époque une équipe de recherche. Il était normalement interdit de vendre le brevet technique de cette invention aux ressortissants étrangers et personne n’a su comment, quelque temps plus tard, les machines de transfert devinrent une marchandise de vente en gros à l’exportation. Les Américains furent rapidement capables de fabriquer eux-mêmes leurs machines, certainement des produits d’imitation. Le ministère des Affaires étrangères et les bureaux en charge du commerce international protestèrent contre cette violation des droits de propriété intellectuelle.
Une fois la visite achevée, le haut responsable est monté dans son Audi équipée d’un espace de transfert privé. La machine qu’il a utilisée était la « machine rouge ». Après avoir composé un numéro, son corps est devenu de plus en plus flou, puis il a entièrement disparu dans « l’écran magnétique ».
Chaque fois que Zhou Dong assiste à ce genre de transfert, la scène le bouleverse à l’extrême. Imaginez un peu, un corps bien vivant se transformant en une série de numéros composée de « 0 » et de « 1 », transporté ensuite par des câbles en cuivre ou des fibres optiques vers un espace lointain, pour être recomposé à destination. Quel fantastique et incroyable processus !
Zhou Lin, cet homme avec qui il partage le même nom de famille, comment a-t-il fait pour découvrir ce mystérieux rapport de conversion qui relie la masse, l’énergie et l’information ? Pourquoi ce n’est pas lui, Zhou Dong, qui l’a trouvée cette miraculeuse formule R=2K ?
En fait, les dirigeants utilisent rarement le voyage téléphonique. Il n’est pas facile pour eux de s’habituer au processus de désintégration et de reconstitution de leur corps et de leurs pensées. En vérité, à ses débuts, le voyage téléphonique a été à l’origine de pas mal d’incidents. Des problèmes de distorsion de fréquence, de bruit électromagnétique et des erreurs de synchronisation qui n’ont pas tout de suite été bien réglés ont entraîné des défaillances dans l’identification du signal corporel par le receveur et provoqué des accidents. Mais de nos jours, le voyage téléphonique est plus sûr que le voyage en avion. En cinq ans d’activité, Zhou Dong n’a que rarement entendu parler d’accidents. Certes, il y en a eu quelques-uns, mais aucun n’était dû à des erreurs techniques et aucun n’a été mortel.
Après 22h30, les usagers se font rares. De temps à autre, quelques voyageurs longue distance font leur apparition en passant par le quartier. Zhou Dong peut voir leur ligne d’énergie traverser rapidement le quartier et disparaître à ses contours.
Toujours aucun signe de l’offensive américaine. Zhou Dong se dit qu’une telle chose est quand même peu probable. Il suffit que les Départements de la Communication Internationale renforcent leur contrôle et aucun individu suspect n’est plus en mesure de passer la frontière, et encore moins de faire venir toute une armée ! Sauf… si les Américains ont déjà inventé la technologie de transfert du signal corporel par micro-ondes ou par satellites.
Il n’y a pas grand-chose à faire au bureau. Zhou Dong commence même à somnoler.
Soudain le téléphone sonne ; Zhou Dong assoupi depuis peu l’entend, lance un juron et décroche. À sa grande surprise, c’est un de ses anciens camarades qu’il n’a pas vu depuis cinq ans, qui lui dit être de passage dans la ville pour le travail et qui a envie de parler un peu avec lui.
Zhou Dong, toujours sous le coup de la surprise, sent un trouble obscur l’envahir. Il hésite.
« Je travaille et il est interdit de recevoir des visites privées sur son temps de travail. »
« Mais ça fait si longtemps… Et puis, Xiao Jun est morte », répond l’homme.
Zhou Dong tressaute.
« Que s’est-il passé ?
— C’est mieux si on se voit pour en parler un peu.
— Alors, viens. Tu sais comment venir ?
— … Oui. »
Dix minutes plus tard, le visiteur est devant lui. Zhou Dong lui serre les mains dans un geste chargé d’une émotion complexe. Il jette sur lui un rapide coup d’œil : son visage n’a pas changé – il ne changera d’ailleurs jamais – seules quelques rides commencent à se creuser au coin des yeux.
Son vieux camarade semble rongé d’inquiétude et ne peut s’empêcher de regarder partout. Pour les gens extérieurs à la fonction, toutes les machines installées dans la pièce sont sans doute insolites. Les gens sont en effet rarement invités à visiter ce genre d’endroit. Même Xiao Juan, Zhou Dong ne l’a jamais fait venir.
« Qu’est-il arrivé à Xiao Jun ? », demande Zhou Dong.
« Elle est morte en couches. »
Le silence emplit un instant la pièce. Ils font ensemble le deuil d’une femme qu’ils ont tous les deux aimée et cherché à conquérir.
« Tu travailles ici ? » demande son camarade, comme s’il ne voulait plus parler de ce triste passé.
« Oui, depuis la fin de mes études. Ça fait cinq ans déjà. »
— C’est très intéressant. Contrôler chaque jour la désintégration et la reconstitution de tant de gens en les envoyant à différents endroits.
— En fait, c’est l’ordinateur qui fait le gros du travail. Je ne traite que les cas imprévus. Et ce n’est pas nous qui délivrons les cartes de voyage. C’est le bureau de gestion de l’information qui a le plus de pouvoir.
— Mais, votre bureau fait quand même partie des unités de pouvoir. J’ai entendu dire qu’il y avait des gens qui voyageaient sans carte.
— Mais non, d’où tu tiens ça ?
— Laisse tomber. C’est partout pareil. Tu es marié ?
— Pas encore.
— Pas encore ! »
Zhou Dong, embarrassé, se mordille la lèvre inférieure et une vague de sentiments troubles envahit son cœur.
« Tu as quand même quelqu’un ? »
Son camarade semble bien décidé à ne pas faire cas de ses états d’âme. C’est en tout cas comme cela qu’il s’était conduit à l’époque. Cette habitude de faire comme si les autres n’existaient pas, il l’a depuis des années et elle est encore là aujourd’hui. Vivre avec Xiao Jun ne l’aurait pas même rendu un peu moins obstiné ?
« Oui, on peut dire que j’ai quelqu’un, mais rien n’est encore sûr.
— Mais tu attends quoi ? Toujours aussi mou, à ce que je vois.
— Je la déçois parce que je n’ai pas de carte de voyage.
— Une carte de voyage… Toi aussi tu donnes de l’importance à ce truc ?
— Bien sûr. Pendant que toi, tu uses ta vie dans le bus et dans le train, d’autres parcourent 300 000 km. Tu veux que j’en pense quoi ? »
Le camarade tousse. La toux est sèche ; il est mal à l’aise. « C’est vrai, le voyage téléphonique est à la mode.
— Ça n’a rien à voir avec la mode… Mais bon, laisse tomber. Tu as une carte, c’est ça ?
— Oui.
— Tu ne vas pas quand même me demander un service, si ?
— Puisque tu en parles, je vais être franc : j’ai un service à te demander, mon vieux camarade. Je voudrais faire un voyage et je cherche une machine de transfert ici, dans cette ville.
— Mais, tu as une carte ? Passe un coup de téléphone à Pékin. Tu peux bien aller partout, non ?
— Oui mais, je t’explique : j’ai bien une carte de Pékin – je suis d’ailleurs venu avec par voyage téléphonique – mais en arrivant ici, on m’a volé ma carte et je n’ai pas encore eu le temps de le déclarer. »
Zhou Dong se méfie soudainement, sans raison, juste comme ça, d’instinct.
« Dans ce cas, je ne peux pas te rendre service, même si je le voulais. Sans carte, comment l’ordinateur pourrait-il t’identifier ? Il faut d’abord insérer ta carte dans la machine de transfert pour que l’ordinateur t’identifie. La ligne s’établit seulement ensuite. L’ordinateur ne connaît que la carte, pas l’individu.
— Il n’y a vraiment aucun autre moyen ? je suis très pressé en fait.
— Tu vas où ?
— Taipei.
— Taipei ?!
— Oui.
— Ça… j’ai bien peur que ça soit difficile. »
Un éclat métallique et froid passe brièvement dans les yeux de son interlocuteur. Zhou Dong tressaille.
Il se rappelle l’avertissement de la préfecture de police. Ce visiteur arrivé en plein milieu de la nuit, c’est quand même bien étrange. Ce camarade qui vient à une heure pareille évoquer le passé avec nostalgie ? Est-ce vraiment pour se souvenir de Xiao Jun avec lui ?
Le criminel qu’on recherche, c’est bien lui. Zhou Dong s’étonne lui-même de cette pensée soudaine. Mais pourquoi c’est lui, justement, le criminel ? Et pourquoi c’est à moi qu’il demande ce service ? Il y a tant de stations intermédiaires en Chine. Mais, bien sûr ! C’est parce que parmi ses camarades, il n’y a que moi qui occupe ce poste.
Zhou Dong garde le silence. Les yeux du visiteur s’assombrissent. Il le regarde un long moment, puis éclate de rire :
« Dis-moi, tu as vraiment l’air angoissé ! Je sais bien ce que tu penses. Et je peux te l’avouer : c’est bien moi celui qu’on recherche. Mais si c’est vraiment trop difficile pour toi de faire ça, je ne te forcerai pas.
— Tu devrais aller à la police.
— Non, je n’irai pas.
— Mais tout ça, c’est pourquoi ?
— Xiao Jun a commencé à accoucher et ça s’est compliqué. Il n’y avait pas d’hôpital à côté de chez nous alors j’ai décidé de l’y envoyer par la ligne téléphonique, car nous avons tous les deux une carte de voyage. L’agent du bureau de permanence a voulu profiter de la situation pour nous soutirer de l’argent. J’étais si furieux que je l’ai tué.
— Mais comment croire ce que tu dis ? »
Zhou Dong se dit que si leurs cartes étaient légales, l’ordinateur aurait automatiquement procédé au transfert, pas la peine qu’un agent intervienne. D’un autre côté, c’est vrai que certains collègues ne respectent pas le règlement et font les choses manuellement.
« Fait comme tu veux…, dit le visiteur. De toute façon, c’est comme avant, quand je te disais que Xiao Jun était réellement amoureuse de moi, tu ne me croyais pas non plus. »
Le visage de Zhou Dong ne laisse rien transparaître, mais une vague d’émotions submerge son cœur.
« Je suis désolé. Même si je choisis de te croire, je ne te rendrai pas ce service. En plus, techniquement, ce que tu demandes est absolument impossible. »
Zhou Dong n’ose pas le regarder dans les yeux. Il a peur qu’il mentionne le transfert manuel. Mais non, il ne dit rien ; les gens extérieurs à la fonction connaissent rarement cette possibilité.
« Laisse tomber.
— Va-t’en. Je ne dirai à personne que tu es venu.
— D’accord. Un vieux camarade reste un vieux camarade. Je chercherai un autre moyen.
Il balance une fois la tête ; on dirait qu’il a vieilli d’un seul coup. Il se lève et tapote l’épaule de Zhou Dong. Zhou Dong se détourne et du coin de l’œil regarde le téléphone d’alarme ; dans son cœur, deux parties de lui s’affrontent.
La nuit redevient calme. Sur l’écran, des pics d’énergie apparaissent de temps à autre et disparaissent aussitôt. Zhou Dong s’approche de la fenêtre ; il voit la silhouette de son vieux camarade se faufiler à toute allure entre les immeubles. Il a l’air de pleuvoir, mais il n’en est pas sûr.
Il n’arrive pas à savoir si son camarade a dit la vérité. A-t-il dit cela pour le rendre vulnérable ?
Si c’est vraiment pour Xiao Jun qu’il a commis ce crime, n’était-ce pas cruel de refuser de l’aider ? Et d’ailleurs, de quel crime est-il coupable en réalité ?
Une idée s’impose peu à peu dans son cœur : a-t-il vraiment commis ce crime ? Ou… Une bouffée d’angoisse le prend et il sent une vague de chaleur lui monter au visage.
Certaines choses enfouies depuis des années ressurgissent du fond de son cœur.
Il devrait appeler la police. Il va jusqu’au téléphone, prend le combiné. Son bras reste suspendu en l’air un bon moment… puis finalement retombe.
Il ne peut s’empêcher de penser à lui. Son visage apparaît constamment dans sa tête. Un criminel, il n’en avait jamais vu de ses propres yeux ailleurs qu’au cinéma ou sur internet. Zhou Dong le connaît bien ce visage, usé, coulé dans le moule ; c’est comme un miroir dans lequel il se reflète.
Pourtant, ce camarade, quelle vivacité et quelle ambition lorsqu’ils se mesuraient tous deux pour conquérir le cœur de Xiao Jun ! Cinq ans, le quinzième d’une vie, pendant lesquels tout changement, aussi grand soit-il, peut survenir.
En revanche, s’il a dit la vérité, la mort de Xiao Jun, elle, de toute façon est irrémédiable.
Zhou Dong glisse dans le vide et l’apathie.
Il essaie d’imaginer où son camarade peut aller. Désormais, il ne peut s’enfuir que par des moyens traditionnels comme le train, l’avion, etc. Mais dans ce cas, la route serait longue et il serait facile de l’arrêter… « Et si jamais on l’arrêtait, et s’il me livrait, s’il disait qu’il était venu dans mon bureau et que j’avais parlé avec lui ; comme je n’ai pas appelé la police, qu’est-ce qui va m’arriver ? »
Zhou Dong a des sueurs froides. Et puis, tout à coup, il change d’avis, il se dit qu’il y a très peu de chances pour qu’il s’enfuie de cette façon. Il est trop orgueilleux et se laisse souvent prendre à son propre piège. C’est d’ailleurs peut-être pour ça que Xiao Jun a ressenti de la pitié pour lui dès le début ; une pitié qui s’est finalement changée en sentiment amoureux.
Et si Xiao Jun n’est pas morte, et qu’il revient avec elle, peut-il encore refuser de les aider ? Il y a sans doute une solution. Même un petit agent comme lui sait bien que le système du voyage téléphonique n’est pas parfait. Il y a seulement deux heures, n’a-t-il pas exécuté l’ordre du directeur de section en exploitant l’une de ses failles ?
Zhou Dong soupire.
C’est à cause de la physique. Le développement de cette science modifie notre façon de parler, d’agir et de penser.
Le téléphone sonne de nouveau. Zhou Dong sursaute. Il fixe l’appareil, sans bouger. La sonnerie persiste. Il finit par décrocher ; ses mains tremblent.
C’est le responsable de la section qui surveille les roulements du personnel.
« L’annonce vient d’être faite. Les Américains lanceront probablement l’attaque à l’aube sous le nom de code « Tempête des Télécommunications ». On ne sait pas encore par quel moyen ils vont envahir notre réseau public. C’est assez étrange. En plus, le criminel pourrait s’enfuir avec une fausse carte de voyage, alors toutes les machines de transfert vont être désactivées dans une heure et tous les voyages seront interdits. Et pour renforcer la sécurité, le supérieur va envoyer la Police Armée des Télécommunications dans chaque section et dans chaque bureau de permanence. C’est pour ça que je t’appelle.
— Ok, d’accord.
— Où est Petit Wang ?
— … il fait des vérifications dans la salle des machines.
— Passe-lui le mot. Faites attention et faites en sorte de ne pas commettre d’erreur. »
Zhou Dong ne veut pas dire que Wang Wei n’est pas là. Peut-être qu’un jour, il aura aussi besoin de lui pour l’aider à cacher quelque chose. Zhou Dong n’a jamais éprouvé la tolérance avec autant de clairvoyance et un sentiment sublime monte dans son cœur.
Il finit par aller lui-même à côté pour faire des vérifications dans la salle des machines. La machine de contrôle à distance fonctionne normalement. Les Américains vont vraiment se manifester devant nous par ce truc ? Ils disposent réellement d’une nouvelle technologie d’attaque ? Ils n’ont plus besoin des lourdes machines de transfert ?
Zhou Dong s’inquiète. Il s’approche de nouveau de la fenêtre. Il pleut vraiment. Ce n’est pas une nuit comme les autres. « Les Américains vont nous renverser », depuis combien d’années on répète cette phrase ! Et ça va vraiment se passer aujourd’hui ? Et ce criminel en fuite, qui est son camarade ! Et ils viennent de se voir. Si la situation avait été différente, ils seraient sans doute allés manger quelque chose, d’autant qu’ils avaient parlé d’une morte, de la femme qu’ils avaient aimée tous les deux et qui s’était disséminée dans les milliards de fragments de l’espace-temps.
La pluie continue de tomber. L’attaque des États-Unis n’a toujours pas eu lieu. Petit Wang n’est toujours pas là.
Les lignes téléphoniques augmentent la distance qui nous sépare les uns des autres.
2h du matin. Les agents du prochain roulement sont là. Zhou Dong leur fait son rapport en insistant sur la possible attaque des Américains. Il parle peu du criminel, mais visiblement c’est ce qui intéresse le plus ses collègues.
« Vous pensez qu’il va venir dans notre station ?
— S’il ose, on l’enverra immédiatement en Nouvelle-Guinée par la ligne !
— Tu es sûr qu’ils ont des machines de contrôle à distance là-bas ? »
Zhou Dong sort dans la nuit noire ; le son des rires derrière lui.
Le monde change tellement et seuls le bruit que fait la pluie et la forme qu’elle prend sont toujours les mêmes. C’est très étrange.
Une brigade de la Police Armée des Télécommunications avance à toute allure sur le trottoir éclairé. Elle passe à côté de lui comme s’il n’existait pas. Sous les casques, Zhou Dong ne parvient pas à identifier les visages, mais il en sent la froideur. Il frissonne.
Une fois la brigade passée, il aperçoit quelqu’un, resté seul, immobile.
« Tu es toujours là ?
— Non. Voilà cinq ans qu’on ne s’était vus et depuis qu’on s’est retrouvés, on se rencontre partout.
— Je te croyais déjà parti depuis longtemps.
— Les contrôles sont très stricts aux gares et aux aéroports.
— C’est vrai ?
— Mais oui. On dirait qu’il se passe autre chose ; tout ça, ce n’est pas uniquement pour moi.
— On dit que les Américains vont nous envahir. D’ailleurs, pour toi, ce n’est peut-être pas une mauvaise nouvelle. »
Zhou Dong est très inquiet alors que son camarade semble parfaitement à l’aise. Il ne sait pas s’il fait semblant : « Tu m’attendais ? »
« Non. Notre rencontre sous la pluie est un pur hasard. Tu ne trouves pas ça poétique ?
— C’est pour ça qu’on dit que le Monde est petit. Enfin, c’est ce qu’on lit dans les livres et dans les journaux.
— Oui, c’est vrai, le Monde est petit… et le voyage téléphonique en est une preuve.
— On dit aussi que tu as une fausse carte. Pourquoi tu ne t’en sers pas ?
— Pourquoi ? Tu me laisses l’utiliser ?
— Tout à l’heure, pourquoi tu ne m’as pas forcé ?
— Tu veux dire forcer… forcer ?
Il semble ne pas comprendre. Zhou Dong rougit. À l’époque, il ne l’avait pas non plus forcé à rompre avec Xiao Jun, c’est elle qui avait fini malgré tout par le quitter.
« Pour parler franchement, tout à l’heure, c’est moi qui me suis mis à douter, d’un seul coup. Je trouvais que le voyage téléphonique n’était pas forcément sûr. Quand tu ne penses qu’à sauver ta peau, tu perds confiance, tu te méfies de toutes les technologies et de tout le monde. En fait, c’est contradictoire. La meilleure solution pour moi, ça aurait dû être de prendre tous les risques. Mais lorsque le moment arrive, la raison ne fonctionne plus. Tu n’es pas à ma place, tu ne peux pas comprendre.
Zhou Dong l’écoute en silence ; le bruit de la pluie emplit ses oreilles.
« D’ailleurs, Xiao Jun disait de toi qu’on ne pouvait pas te forcer.
— C’était le cas quand j’étais étudiant.
— On a de bons souvenirs de cette époque. Je me rappelle qu’on allait ensemble à vélo au lac de l’Est et à la montagne Mo. Et quand on avait besoin de téléphoner, on devait supplier le gardien, l’implorer pour qu’il ne nous fasse pas payer les dix centimes – nous, les pauvres étudiants.
— Je n’ai pas pu te recevoir comme il faut ce soir ; je suis vraiment désolé.
— Je comprends.
— Tu veux me dire autre chose ?
— Tu ne me crois pas quand je te dis que j’ai commis ce crime pour Xiao Jun, n’est-ce pas ? Tu penses aussi que je suis… »
Le criminel a prononcé ces mots soudainement, un sourire rusé aux lèvres. Zhou Dong recule d’un pas.
« Je ne pense rien du tout. Je vais rentrer au dortoir. »
L’individu le fixe un bon moment, dans un grand silence. Zhou Dong très angoissé l’entend finalement lui dire :
« Un conseil : si tu en as l’occasion, essaie d’obtenir une carte de voyage.
— Merci. »
Zhou Dong voudrait lui dire : « ce sera probablement le chaos demain, tu pourras sans doute profiter de la situation », mais aucun mot ne sort de sa bouche. Zhou Dong sait bien qu’au fond de son cœur, il ne veut pas lui tendre la main et que son camarade n’attend pas non plus de lui qu’il fasse un quelconque geste amical. Entre eux, ce n’est qu’une simple rencontre. C’est si simple ; c’est bien. Peut-être les gens qui ont déjà voyagé par téléphone, qui sont habitués à accepter la désintégration de leur corps et de leur esprit, ont-ils une vision du monde différente de celle des gens ordinaires ?
Si Xiao Jun n’était pas morte, tout serait sans doute différent. Mais peu importe ce qu’il pourrait faire maintenant, Xiao Jun ne reviendra pas à la vie pour le remercier.
Aurait-il réussi à prendre sa revanche ? Un petit sourire lui soulève le coin des lèvres, mais sa bouche est remplie d’amertume.
Zhou Dong dort jusqu’à midi. Xiao Jun souffre ; son accouchement est difficile. Les Américains en uniformes de camouflage envahissent les rues. Xiao Jun a eu peur ; son bébé est sorti de son ventre et a glissé à terre. Un coup d’œil jeté plus près, c’est une fille. Zhou Dong se réveille. Derrière la fenêtre, le soleil est beau sans les fusils des Américains.
Son cœur bat très fort ! Il appelle Xiao Juan.
« Allô, tu… tu vas bien ?
— Tu m’appelles pour une chose en particulier ?
— Est-ce que tu as vu des Américains ?
— Des Américains ? Tiens, je voulais justement te dire que j’allais bientôt aux États-Unis.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Je vais aux États-Unis. Et j’y vais par téléphone !
— Toi ? C’est une blague !
— Non, je me suis déjà procuré une carte : une « carte silver » avec autorisation pour les voyages internationaux.
— Tu ne l’as pas achetée au marché noir quand même ? Tu risques ta vie, tu sais ?
— Mais, ça ne te regarde pas. Et d’ailleurs, en ce moment, contrairement à ce que tu prétends, ce n’est pas si difficile de se procurer une carte.
— Écoute-moi. Les États-Unis sont sur le point d’envahir la Chine. Tu es sûre de vouloir encore y aller ?
— Les États-Unis vont envahir la Chine et, pour ça, on n’aurait pas le droit d’y aller ? Ils viennent quand ils veulent et moi, j’y vais quand je veux. Les lignes téléphoniques ne font aucune distinction, n’est-ce pas ? »
Oui, c’est vrai, les lignes téléphoniques ne font aucune distinction. Mais Zhou Dong n’est pas encore tout à fait convaincu : « Ne sois pas trop naïve… »
Un rire tout mignon se fait entendre à l’autre bout du fil. Zhou Dong ne peut s’empêcher de rougir. Elle a sept ans de moins que lui et, depuis le début, elle est son trésor.
« Zhou Dong, je dois absolument te dire une chose. Ce voyage, je ne sais pas quels changements ça va produire en moi. En toute franchise, je ne sais pas… » Elle s’arrête tout à coup de rire ; ces quelques mots lui ont demandé un grand effort.
Ils redeviennent à nouveau silencieux. Il s’imagine la prendre dans ses bras, mais tout ce qu’il y a entre ses bras, c’est un téléphone, tout froid.
Le bureau de permanence est un continuum de l’espace-temps. C’est aussi un continuum de l’humeur.
Wang Wei est là. Pour excuser son absence de la nuit dernière, il dit qu’il a eu la diarrhée.
« Tu aurais dû au moins passer un coup de fil. » Wang Wei ment, provoquant l’énervement de Zhou Dong.
Un nouveau mail arrive sur l’ordinateur : l’avis de recherche est annulé. Le criminel a corrompu un agent du bureau de permanence du quartier Jianghan et il est mort pendant le transfert forcé.
Cet accident a probablement été provoqué par la Police Armée des Télécommunications. Par quelle technologie ? Ça, Zhou Dong ne peut pas le savoir. Théoriquement, cette mort est une mort sans cadavre et le mort ne sait pas qu’il est déjà mort ; il s’est transformé en une particule d’univers pour un voyage éternel, sans faire aucun dégât sur les lignes.
La ligne est la chose la plus merveilleuse en ce monde.
« Mais qui sait vraiment ? », pense Zhou Dong.
À cet instant, par contrecoup, une grande frayeur le saisi. En fait, poursuit-il intérieurement, il n’a jamais réellement connu son camarade et il n’a jamais non plus réellement connu ce monde.
Sur l’écran coloré, les pics d’énergie de ce gigantesque réseau sautent sans arrêt d’une ligne à l’autre, formant une image extrêmement belle et inédite.
Zhou Dong s’angoisse ; l’un de ces signaux pourrait être celui de Xiao Juan.
Une idée lui vient alors à l’esprit. « On dit qu’en dehors d’ici, il très facile de se procurer une carte de voyage, c’est vrai ? », demande-t-il a Wang Wei.
« C’est ce que j’ai entendu dire, oui. Si quelqu’un est déterminé à voyager par le téléphone, il est très difficile de l’en empêcher.
— Ah bon ? Alors, si c’est le cas… » une multitude de pensées se bousculent dans sa tête.
« Contente-toi de faire ton boulot. Ce genre de choses, ce n’est pas de ton ressort. »
Zhou Dong sent en lui une contradiction : comment Xiao Juan, une personne ordinaire, peut-elle envisager de voyager avec tant d’insouciance alors qu’un criminel qui cherche à sauver sa peau n’arrive pas à s’enfuir ?
par Han Song
publié dans N° 13
Laisser un commentaire
Vous devez vous enregistrer pour laisser un commentaire.
Informations
Nouvelle de Han Song Traduction de Véronique Vachet, Wang Su
Parution : 28 février 2019
Numéro :N° 13
Anciens numéros
Vous pouvez acheter tous les numéros d'Angle Mort directement sur le site ou sur Amazon.
Vous nous aiderez ainsi à faire évoluer le projet et à rémunérer nos auteurs et traducteurs.
Une réaction ? Laissez un commentaire !