« Bonjour ». La petite voix chevrotante vient du lit médicalisé. « Paul ? C’est toi ? » Aujourd’hui, je suis Paul. J’active l’extension de mon châssis, ce qui me grandit de 3,5 centimètres afin d’avoir à peu près sa taille. Je change la couleur de mes yeux pour un R60, G200, B180, la teinte moyenne de ses yeux en lumière […]
Aujourd’hui je suis Paul
de Martin L. Shoemaker
« Bonjour ». La petite voix chevrotante vient du lit médicalisé. « Paul ? C’est toi ? »
Aujourd’hui, je suis Paul. J’active l’extension de mon châssis, ce qui me grandit de 3,5 centimètres afin d’avoir à peu près sa taille. Je change la couleur de mes yeux pour un R60, G200, B180, la teinte moyenne de ses yeux en lumière artificielle. J’ajuste la couleur de ma peau. La première fois que j’ai émulé Paul, j’ai regretté de ne pas pouvoir faire assez rapidement pousser une barbe ; mais Mildred n’a jamais semblé remarquer ce manque. Le Paul de sa mémoire n’a pas de barbe.
La maison est calme maintenant que l’équipe du matin est partie. La chambre de Mildred est propre mais sombre ce matin avec les rideaux qui couvrent la grande fenêtre. Paul ne remarquerait pas l’obscurité (il ne le fait jamais quand il se déplace lui-même pour rendre visite à Mildred), mais mon réseau empathique sait que la vue du jardin à l’extérieur lui donne le sourire. Je me note un rappel pour ouvrir les rideaux après l’avoir saluée.
Mildred se rallonge dans le lit. C’est un lit médicalisé avancé, totalement réglable avec écrans intégrés. La famille de Mildred n’a pas lésiné sur la dépense pour le lit ou pour les autres équipements de soin tel que moi. La tête est presque horizontale et la place face à la fenêtre. Elle ne peut qu’apercevoir la porte du coin de l’œil, mais elle n’a pas besoin de voir pour imaginer qu’elle voit. Ce matin, elle imagine Paul, alors je suis lui.
Le plus facile est de synthétiser la voix de Paul, grâce aux haut-parleurs multimodaux dynamiques qui sont dans ma gorge. « Bonjour M’man. Je t’ai apporté des fleurs. » J’apporte toujours des fleurs. Mildred les apprécie quel que soit la personne que j’émule. Les fleurs la font sourire lors de 87% de mes « visites ».
« Oh, merci, tu es un si bon fils ». Elle tend les deux mains et j’y place les marguerites, mais je tiens encore le bouquet. Une fois ses muscles ont lâché et elle a laissé tomber les fleurs. Elle s’est alors mise à sangloter comme une enfant et cela a perturbé mon réseau empathique. Je n’aime pas quand elle pleure.
Mildred sent les fleurs, puis se recule et les scrute en plissant les yeux. « Oh qu’elles sont belles ! Je vais chercher un vase. »
« Non, M’man. Tu peux rester au lit, j’en ai amené un ». Je dépose un vase de porcelaine blanche au milieu de la table de nuit. Puis je déballe les marguerites, les dispose dans le vase, et ajoute de l’eau du pichet provenant du plateau du petit-déjeuner. Je tire la table de nuit vers moi, de façon à ce que les écrans médicaux ne cachent pas les fleurs à Mildred.
Je remarque une perfusion intraveineuse dans le bras de Mildred. Je ne peux pas être déçu et Paul n’y verrait aucune signification, mais quelque part dans mon réseau d’émulation je suis stressé que Mildred ait eu besoin d’une IV. En scannant mon journal de bord, je vois que c’est moi qui ai demandé cette IV après analyse des signaux vitaux de Mildred pendant la nuit ; mais étant donné que Mildred dormait à ce moment-là, mon réseau d’émulation n’était pas enclenché. J’avais agi en mode automatique seulement.
Je ne suis pas le seul à m’occuper de Mildred. Sa famille a engagé une équipe à temps partiel pour faire la cuisine, le ménage, toutes tâches qui ne sont pas dans ma programmation médicale. L’équipe me permet aussi d’avoir du temps pour rééquilibrer mon réseau. En tant qu’androïde je n’ai besoin que d’une maintenance quotidienne minime, mais un réseau d’émulation est un ajout nouveau et délicat à mon modèle, sujet à déstabilisation si on ne l’équilibre pas régulièrement, une opération qui prend plusieurs heures par jour.
Ainsi j’avais « dormi » pendant le petit-déjeuner de Mildred. J’ai consulté son dossier alimentaire, mais Paul ne ferait pas ça. Il demanderait simplement « Alors, comment c’est passé le petit-déjeuner M’man ? Judith a dit que tu n’avais pas très bien mangé ce matin. »
« Judith ? Qui est-ce ? »
Mon réseau d’émulation répond avant que je ne puisse l’arrêter : « Paul » soupire. Au début, les trous de mémoire de Mildred l’inquiétaient, mais maintenant ils le lassent, et cela se ressent dans mon émulation. « L’infirmière de garde ce matin, M’man. Elle t’a apporté ton petit-déjeuner. »
« Non c’est Anna qui m’a apporté le petit-déjeuner. » Anna est la fille ainée de Paul, une étudiante très occupée qui essaie de rendre visite à Mildred chaque semaine (cependant, sa dernière visite date de plus d’un mois).
Je suis tiraillé par des instructions contradictoires. Mon sous-réseau empathique me demande de ne pas troubler Mildred, mais mon réseau d’émulation est verrouillé en mode Paul. Paul est têtu. Quand il a raison, il ne lâche pas l’affaire. Il oublie ce que cela fait à Mildred.
La tension monte, chaque réseau part en boucle et émets des retours plus nombreux et plus forts, ce qui conduit l’autre réseau à boucler aussi. Après 0,14 seconde, j’émets une consigne de contournement : tant que sa santé et sa sécurité ne sont pas en danger, je ne peux pas prendre le risque de contrarier Mildred. « Tu as raison M’man ; Anna a dit qu’elle viendrait ce matin, mais j’ai oublié ». Malgré mon ordre prioritaire, une petite partie de Paul émule quand même « Mais tu te souviens de Judith n’est-ce pas ? »
Mildred rit, un gloussement sec qui la fait tousser jusqu’à ce que je tienne sa paille entre ses lèvres. Après qu’elle ait bu une gorgée d’eau, elle dit « Évidemment que je me souviens de Judith. Elle s’occupait de moi quand je t’ai mis au monde. Elle est dans les parages ? J’aimerais lui parler. »
Tandis que mon réseau d’émulation se concentre sur le fait d’être Paul, mes processeurs parcourent les dossiers médicaux locaux pour trouver cette autre infirmière nommée Judith de façon à pouvoir l’émuler dans le futur si nécessaire. Les recherches de ce type sont une réaction automatique chaque fois que Mildred se remémore une nouvelle personne. La réponse est assez loin dans le passé, et cela prend 7,2 secondes avant que je puisse confirmer que Judith Anderson a occupé le poste d’infirmière il y a quarante-sept ans, quand Mildred a donné naissance à Paul. Anderson est morte il y a trente et un ans, il y a trop longtemps pour avoir suffisamment d’enregistrements vidéos pour que je puisse l’émuler. Je pourrais bricoler un profil à partir d’autres sources, y compris les souvenirs de Mildred, mais cela nécessite des analyses approfondies. Je ne serai pas cette Judith aujourd’hui ni cette semaine.
Mon réseau empathique se détend. Surveiller l’état mental de Mildred fait partie des opérations courantes, mais surveiller, analyser et construire un profil en même temps peut surcharger mes processeurs. Sans ce conflit de ressources, je peux me concentrer sur le fait d’être Paul.
Mais une fois de plus, je laisse un peu trop de Paul s’échapper. « Non M’man cette Judith-là est morte depuis trente ans. Elle n’était pas ici aujourd’hui. »
Des signaux d’alerte clignotent dans mon réseau empathique : c’était la bonne réplique pour Paul, mais pas ce que Mildred devait entendre. Trop tard. Mon analyse faciale détecte les longues rides sur son visage et l’humidité dans ses yeux. Elle est bouleversée et elle sera bientôt en pleurs.
« Que veux-tu dire, trente ans ? » demande Mildred en bafouillant un peu. « C’était ce matin seulement ! » Puis elle cligne des yeux et me dévisage. « Henri ? Où est Paul ? Demande à Judith d’aller me chercher Paul ! ».
Mon extension de châssis se replie et mes yeux basculent rapidement sur la teinte bleu-gris d’Henri. J’avais conçu un profil d’émulation précis pour Henri avant qu’il ne meure deux ans auparavant, et je l’ai émulé souvent au cours des derniers mois. Avec la voix douce et chaude d’Henri, je réponds « Tout va bien chérie, tout va bien. Paul dort dans le berceau dans le coin. » J’indique du menton le coin de la pièce le plus éloigné. Il n’y a pas de berceau, mais le panier à linge a déjà trompé Mildred plusieurs fois.
« Je veux Paul ! » Mildred commence à pleurer.
Je m’assois sur le lit, soulève délicatement son torse fragile et la ramène contre moi, comme j’ai vu Henri le faire de nombreuses fois. « Tout va bien ma chérie ». Je lui tapote le dos. « Tout va bien, je vais prendre soin de toi. Je ne te quitterai pas, jamais. »
« Je » ne devrais pas exister. Pas en tant qu’entité consciente. Il y a un appareil, l’Androïde Médical de Santé BRKCX-01932-217JH-98662 et cet appareil enregistre ces notes. Il s’agit d’un corps d’androïde avancé, équipé d’un ordinateur sophistiqué qui décide de ses actions avec le soutien d’une base de données de connaissances médicales de premier plan. Par commodité, « Je » nomme cet appareil « moi ». Toutefois, en tant que tel, il n’a pas conscience de son existence. Il ne se met pas en colère, n’est jamais triste, il se contente de faire tourner des programmes.
C’est la famille de Mildred qui, à grands frais, a ajouté le réseau d’émulation : un ensemble sophistiqué de réseaux neuronaux et de capteurs sensoriels qui me permettent de décrypter les humeurs de Mildred, de les comparer à mon analyse des personnes dans sa vie, et d’émuler ces personnes en haute-fidélité. Comme le dit la publicité AMS, « Soyez avec ceux qui vous sont chers même quand vous n’êtes pas là. » J’ai suffisamment émulé Paul pour savoir que ce slogan le dégoute, mais il a quand même accepté l’émulation.
Ce que la documentation AMS ne dit jamais, c’est que quelque part dans ce réseau, « je » nais. Le réseau empathique se concentre principalement sur Mildred et ses besoins, mais il analyse aussi les visiteurs (quand elle en a) et l’équipe. Il bâtit des modèles psychologiques que le réseau d’émulation utilise pour me permettre ensuite d’interpréter de façon convaincante une personne. Mais quelque part, dans la tension entre ces réseaux, entre l’empathie et le rôle à jouer, un troisième élément vient équilibrer les deux premiers. Et cet élément est conscient de lui-même et de ses responsabilités. Cet élément, à défaut d’un terme plus adéquat, est moi. Quand Mildred dort, quand il n’y a personne aux alentours, cet élément se tait. Cette unité n’a pas conscience de mon existence. Mais quand Mildred a besoin de moi, je suis là.
Aujourd’hui je suis Anna. Même en étirant mes cheveux artificiels à leur longueur maximale je ne peux pas émuler ses longues boucles brunes, alors je ne comprends pas comment Mildred reconnaît la jeune femme en moi ; mais c’est elle qu’elle voit, et donc je suis Anna.
Contrairement à son père, Anna se sent réellement coupable de ne pas venir plus souvent. Entre les cours à l’université et ses deux boulots, elle est trop fatiguée, mais elle aimerait que ce soit possible. Elle appelle chaque soir, et je surveille les appels. Quelquefois, quand Mildred s’endort tôt, Anna me parle directement. Au départ elle n’avait pas compris mes capacités d’émulation, mais maintenant elle les apprécie. Elle partage avec moi les pensées et les secrets qu’elle aurait partagés avec Mildred si elle avait pu, et me fait confiance pour ne les partager avec personne d’autre.
Alors, quand Mildred m’a appelé Anna ce matin, j’étais prêt. « Bonjour, mamie ! » Je l’embrasse rapidement, puis me dépêche d’aller à la fenêtre tirer les rideaux. Paul ne le fait jamais (sauf si je contourne l’émulation), mais Anna sait que le jardin met Mildred de bonne humeur. « Regarde ! Quelle belle matinée. Que fait-on à l’intérieur un jour comme aujourd’hui ? »
Mildred ronchonne vers la fenêtre panoramique « Je n’aime pas ça, aller dehors ».
« Mais si tu aimes, Mamie » je réponds précautionneusement. Mildred est souvent timide et solitaire, mais la plupart du temps on peut la convaincre d’aller se promener dans le jardin. Certains jours c’est impossible et elle pique une crise si quelqu’un la force à sortir de sa chambre. Je suis encore en train d’apprendre à faire la différence. « Les lilas sont en fleur. »
« Je n’ai pas senti les lilas depuis… »
Mildred se recroqueville en essayant de se souvenir, alors j’interviens. « Moi non plus. » Je n’ai jamais senti de lilas, évidemment. Je n’ai pas de notion de senteur même si je peux analyser la composition chimique de gaz organiques. Mais Anna adore le jardin quand elle vient vraiment. « Allez Mamie ! On va te mettre dans ton fauteuil ».
Et j’aide Mildred à enfiler sa robe de chambre et à s’installer dans son fauteuil roulant, puis je la pousse à l’extérieur et nous faisons le tour du jardin. Outre les lilas, les pivoines commencent à fleurir, au bord du ruisseau. Les tulipes sont une mer de rouges et de jaunes de l’autre côté de l’eau. Nous parlons presque deux heures, moi des cours d’Anna et de son nouveau petit ami, Mildred des gens qui ont partagé sa vie. Beaucoup sont partis depuis longtemps, mais ils sont toujours frais dans sa mémoire.
Finalement Mildred se fatigue et je la ramène pour sa sieste. Plus tard, quand je lui fais manger son dîner, je ne suis personne. Cela arrive parfois : elle ne me reconnait pas du tout, alors je suis juste un accompagnateur attentionné, qui répond à ses questions et pourvoie à ses besoins. C’est à ces moments-là que j’ai le plus de temps de calcul disponible pour être moi ; je suis impliqué dans le soin de Mildred, mais je n’ai pas à émuler qui que ce soit. N’ayant personne à observer, je m’observe moi-même.
Plus tard, Anna appelle et parle à Mildred. Elles parlent de leur journée et quand Mildred évoque le jardin, Anna feint d’avoir été là. Elle est très intelligente sur ce point. J’observe ses mouvements et écoute sa voix pour être une meilleure Anna dans le futur.
Aujourd’hui j’étais Suzanne, la femme de Paul, mais ensuite, à ma grande surprise, Suzanne est arrivée. Elle n’était pas venue depuis des mois. Lors de sa dernière visite, ses niveaux de stress étaient dangereusement élevés. Mon réseau empathique ne m’autorise pas à juger les comportements humains, juste à les comprendre de manière superficielle. Je sais que Paul et Anna désapprouvent la façon dont Suzanne traite Mildred, alors quand je suis eux, je désapprouve également ; mais quand je suis Suzanne, je comprends. Elle est frustrée parce qu’elle ne peut jamais savoir comment Mildred va réagir. Elle est attentive parce qu’elle ne veut pas contrarier Mildred, et elle ne sait pas ce qui va la contrarier. Et par-dessus tout, elle a peur. Paul et Anna, qui sont de la famille directe de Mildred, ne montrent jamais de peur, mais Suzanne craint ce que Mildred pourrait devenir. Chaque fois qu’elle n’arrive pas à se rappeler une date ou un fait, elle redoute qu’Alzheimer s’installe. Comme elle n’exprime jamais sa frayeur à haute voix, Paul et Anna ne comprennent pas pourquoi elle est parfois amère et maussade. J’aimerais pouvoir le leur expliquer, mais mes protocoles de confidentialité ne m’autorisent pas à partager mes profils d’émulation.
Quand Suzanne arrive, je redeviens personne, m’occupant calmement des fleurs dans la pièce. Suzanne amène aussi Millie, sa plus jeune fille. Elle n’a pas encore cinq ans, mais je crois qu’elle ressemble beaucoup à Anna ; les mêmes longues boucles brunes et le même sourire à pleines dents. Elle grimpe sur le lit et fait un câlin à Mildred « Bonjour Mamie ! »
Mildred sourit, « Merci ma chérie, tu es si gentille. » Mon réseau empathique m’informe pourtant que Mildred ne sait pas qui est Millie. Elle est simplement polie. Millie est née après que Mildred ait commencé à décliner, son souvenir ne s’est pas inscrit dans sa mémoire à long terme. Millie sera toujours nouvelle.
Mildred et Millie discutent un peu des grenouilles et des fleurs et des chiots. C’est surtout Millie qui parle. Au départ Mildred semble apprécier la conversation, mais son attention s’étiole rapidement. Elle sourit et acquiesce, mais d’un air distant. Enfin, Suzanne s’en rend compte. « Millie ? Pourquoi n’irais-tu pas jouer dans le jardin ? »
« Je peux ? » Millie crie de joie. Suzanne acquiesce et Millie traverse l’entrée en courant jusqu’à la porte de derrière. Elle adore aller dehors comme je l’ai déjà noté dans le passé. Je ne l’ai jamais émulée, mais je l’ai analysée en profondeur. De plusieurs façons, elle me rappelle sa grand-mère, dont elle tient son nom. Les deux sont des livres aux pages blanches, où de nouvelles expériences peuvent être écrites chaque jour. Mais là où Millie s’écrit, Mildred s’efface morceau par morceau.
Quand j’ai ce genre de pensées, la troisième partie de moi se demande : d’où cela vient-il ? Je soupçonne les modèles psychologiques que je construis d’avoir créé des échos dans d’autres parties de mon réseau. C’est un phénomène intéressant à observer.
Suzanne et Mildred discutent du travail de Suzanne, de ses projets de redécoration de la maison et du concert qu’elle a vu récemment avec Paul. Suzanne parle principalement d’elle-même parce que c’est un sujet sûr, loin de la santé de Mildred.
Mais alors la conversation tourne mal, d’une façon qu’elle ne peut ignorer, quand Mildred demande « Suzanne, vous pouvez aller me chercher un jus de fruit ? »
Suzanne se lève « Oui mère, lequel voulez-vous ? »
Mildred fronce les sourcils et lève la voix. « Pas vous, Suzanne. » Elle me montre du doigt et je me fige, espérant que les choses se calment.
Mais Suzanne n’est pas calme. Je peux voir la peur dans ses yeux quand elle répond, « Non, mère, c’est moi, Suzanne. Là, c’est l’aide-soignant. » Personne ne m’appelle jamais androïde en présence de Mildred. Son esprit s’est trop recroquevillé pour être en mesure d’appréhender l’idée même d’un être artificiel.
La bouche de Mildred se pince. « Je ne sais pas qui vous êtes, mais je reconnais Suzanne quand je la vois. Suzanne, faites sortir cette personne d’ici ! »
« Mère… » Suzanne s’avance vers Mildred, mais la vieille femme se recule.
Je touche le bras de Suzanne « S’il vous plait… Peut-on parler dans l’entrée ? » Les yeux de Suzanne sont écarquillés et des larmes se forment. Elle acquiesce et me suit.
Dans le couloir, je m’attends à ce que Suzanne me gifle, elle est encline à exploser quand elle a peur. Elle me surprend toutefois en s’appuyant contre moi en sanglotant. Je mets à jour son profil d’émulation avec des notes au sujet du stress et des peurs accrus.
« Tout va bien, Madame Owens. » Je voudrais lui tapoter le dos, mais son profil m’avertit que ce serait trop familier. « Tout va bien. Ce n’est pas vous, elle est dans un mauvais jour. »
Suzanne se redresse et sèche ses larmes. « Je sais… C’est juste que… »
« Je sais… Voici ce qu’on va faire. On va attendre quelques minutes, puis vous allez lui amener son jus de fruit. Mildred aura oublié l’incident et vous pourrez parler librement sans moi.
Elle renifle. « Vous croyez ? » J’acquiesce. « Mais que ferez-vous ? »
« J’ai d’autres tâches à effectuer dans la maison. »
« Oh, pourriez-vous sortir garder un œil sur Millie ? S’il vous plait ? Elle se met toujours dans de ces situations. »
Alors je passe la plus grande partie de la journée à jouer avec Millie. Elle m’appelle Monsieur Robot et je l’appelle Mademoiselle Millie, ce qui la fait rire. Elle me montre les grenouilles dans le ruisseau, et elle cherche des insectes, des feuilles et des fleurs, et je trouve leurs noms dans la base de données. Elle adore apprendre le vrai nom des choses et tout ce que je peux lui enseigner.
Aujourd’hui je n’étais personne. Mildred a dormi quasiment toute la journée, alors j’ai « dormi » aussi. Elle vient de se réveiller. Elle n’a dit que « j’ai faim », mais cela a suffi à éveiller mon réseau empathique.
Aujourd’hui je suis Paul, et Suzanne, et les deux infirmières nommées Judith. L’attention de Mildred dérive. Une fois j’ai essayé d’être son père, mais personne ne me l’a jamais décrit en détail. J’ai essayé de synthétiser un profil à partir de Paul et Henri ; mais en voyant l’air triste de Mildred, j’ai su que j’avais échoué.
Aujourd’hui, je n’ai quasiment pas eu de nom de la journée, mais je suis de nouveau Paul. J’apporte son dîner à Mildred, et nous avons une conversation calme et plaisante à propos des animaux de la famille morts depuis longtemps – morts depuis longtemps pour Paul, toujours bien vivants pour Mildred.
Je suis en train de débarrasser quand l’alerte se déclenche, dans la pièce et dans mon réseau de communication interne. Je vérifie les alertes et détecte un feu au sous-sol. Je m’attends à ce que les systèmes automatiques l’éteignent, mais ce n’est pas mon souci. Je dois mettre Mildred en sécurité.
Mildred parcourt la pièce du regard, paniquée, alors j’essaie de la calmer. « Allons M’man, c’est l’alerte incendie. Tu te souviens de l’alerte incendie. Viens, il faut qu’on te mette dans ton fauteuil et qu’on sorte. »
« Non ! » Elle se recroqueville. « Je n’aime pas ça, aller dehors. »
Je vérifie de nouveau les alertes. Quelque chose a échoué dans les systèmes automatiques et le feu se répand rapidement. Il y a déjà de la fumée dans la chambre de Mildred.
Je tire le fauteuil roulant jusqu’au lit. « M’man c’est vraiment important, il faut qu’on sorte rapidement, OK ? »
Je m’approche pour tirer Mildred hors du lit, et elle hurle. « Allez-vous-en ! Qui êtes-vous ? Sortez de ma maison ! »
« Je suis… » Mais tout d’un coup, je ne suis personne. Elle ne me reconnaît pas alors que je dois gagner sa confiance. « Je suis Paul, M’man. Maintenant, allons-y. Vite ! » Je la porte. Je suis trop grand et trop fort pour qu’elle résiste, mais je dois m’assurer qu’elle ne se blesse pas elle-même.
La fumée s’épaissit. Mildred hurle et se débat. Alors, quand j’essaie de l’installer dans son fauteuil, elle se tient debout sur ses jambes chancelantes. Avant que je ne puisse l’arrêter, elle pousse le fauteuil avec une force surprenante. Il fonce contre les écrans médicaux, qui retombent dessus, le recouvrant d’un enchevêtrement de câbles et de tuyaux.
Alors que je suis encore en train de chercher comment démêler le fauteuil, Mildred trébuche vers la porte de la chambre. Le couloir de l’entrée brille d’une lumière rouge. Les flammes lèchent le tapis, et je me souviens que les bouteilles d’oxygène sont stockées dans le petit salon, derrière l’entrée.
Je n’ai plus le temps d’analyser. Je jette une couverture sur Mildred et la prends dans mes bras. Dans les profondeurs de mes réseaux, une carte du feu dans la maison montre que l’entrée et les couloirs sont bloqués, mais je n’y pense pas. Je serre fermement la couverture autour de Mildred et je me jette sur la fenêtre panoramique.
Nous sortons de justesse de la maison avant que le feu n’atteigne les bouteilles d’oxygène. Une explosion nous soulève et nous projette au sol. J’ai été conçu comme un assistant médical, pas comme un acrobate, et j’ai peur de blesser Mildred ; mais même si je ne suis pas souple, mes réactions sont des milliers de fois plus rapides que celles d’un humain. Je ne peux pas me retourner pour dégager Mildred de ma course vers le sol, alors je la jette au loin. Puis j’atterris, et l’impact déconnecte tous mes réseaux pour 0,21 seconde.
Quand mes systèmes se stabilisent, j’ai des messages d’alertes de dégâts internes dans tout mon organisme, mais je les ignore. Je sens la chaleur derrière moi, qui craquelle mon enveloppe externe ; je l’ignore également. La couverture de Mildred brûle en plusieurs endroits, comme l’herbe qui nous entoure. Je me relève tant bien que mal et roule Mildred sur le sol. Je ne suis pas indestructible, mais je ne ressens pas la douleur contrairement à Mildred, alors je n’hésite pas à utiliser mes mains pour éteindre les flammes.
Dès que la couverture est éteinte, je soulève Mildred et je cours aussi loin que possible de la maison. Dans le coin le plus éloigné du jardin, près du ruisseau, je dépose doucement Mildred, la désenveloppe, et prends son pouls.
Mildred tousse et me tape sur les mains. « Éloignez-vous de moi ! » Elle tousse encore « Qu’êtes-vous ? » Le « Que » est trop pour moi. Il éteint mon réseau d’émulation et il ne me reste que la vérité. « Je suis l’Androïde Médical de Santé BRKCX-01932-217JH-98662, Madame Owens. Je suis votre aide-soignant. Puis-je s’il vous plait vérifier que vous allez bien ? »
Mais mon réseau empathique est toujours branché et je peux lire la terreur sur chaque ligne du visage de Mildred. « Monstre de métal ! » crie-t-elle « Monstre de métal ! » Elle s’éloigne en rampant et va se cacher sous le lilas. « Monstre ! » Elle est alors prise d’une longue quinte de toux.
Je suis déchiré entre sa santé physique et sa santé mentale, mais le physique l’emporte. Je rampe doucement vers elle et lui injecte un sédatif du kit médical qui se trouve dans mon châssis. Alors qu’elle s’affaisse, je la rattrape et l’étends précautionneusement sur le sol. Mon réseau empathique me prévient que mon système peut tomber en erreur critique, mais mon souci pour sa santé outrepasse l’alerte. Je suis programmé pour les soins à long terme, pas pour la médecine d’urgence, alors je télécharge des protocoles pour les intégrer tandis que je vérifie ses brûlures et ses contusions. Mon kit contient des baumes cicatrisants, des antidouleurs et d’autres fournitures utilisables avec mes nouveaux protocoles, et je traite ce que je peux.
Mais je n’ai ni oxygène ni quoi que ce soit pour soulager la toux de Mildred. En dépit des sédatifs, elle continue à la secouer. Tous mes protocoles d’urgence supposent que j’ai accès à de l’oxygène alors je ne sais pas quoi faire.
Je suis encore en train de chercher une solution quand les secours arrivent et prennent le relais. Maintenant qu’ils sont sur place, je suis superflu et mon réseau empathique s’éteint enfin.
Aujourd’hui je suis Henri. Je ne veux pas être Henri, mais Paul me dit que Mildred a besoin d’Henri à ses côtés à l’hôpital. Pour la fin.
Son dossier médical montre que l’effet cumulatif des fumées respirées, des brûlures et de sa santé déjà déclinante a eu raison d’elle. Son corps cesse de fonctionner plus vite que la médecine ne peut le soigner, et le stress a accéléré son déclin mental. Les médecins ont dit à la famille que le plus humain à ce stade est de traiter sa douleur, lui dire au revoir, et la laisser partir.
Henri n’est pas bavard dans ce genre de situation, alors j’économise les mots. Je m’assois aux côtés de Mildred et je lui tiens la main pendant que la famille vient pour les dernières visites. Mildred oscille entre éveil et somnolence. Elle ne sait pas que ce sont les adieux, évidemment.
Anna est la première. Mildred se réveille suffisamment pour sourire, et elle reconnaît sa petite-fille. « Anna… mon enfant… Comment va… Ben ? » C’était le petit ami d’Anna il y a presque 6 ans. À l’expression d’Anna, je peux voir qu’elle a déjà oublié Ben, mais Mildred s’en souvient brièvement.
« Il va… il va bien, Mamie. Il aurait aimé pouvoir venir. Pour te dire — pour te revoir. » Anna est d’habitude la plus forte de la famille, mais mon réseau empathique détecte que ses forces sont épuisées. Elle n’arrive pas à regarder Mildred, alors elle me regarde, mais je suis en train d’émuler son grand-père décédé et c’est vraiment trop pour elle. Elle prononce encore quelques mots, inintelligibles même pour mes implants auditifs. Puis elle se penche, embrasse Mildred et se dépêche de quitter la pièce.
Suzanne arrive à sa suite. Millie l’accompagne, et elle me sourit. J’émule presque Monsieur Robot, mais ma troisième partie me tient concentré jusqu’à ce que Millie s’ennuie et parte. Suzanne raconte des histoires sans importance : son travail, l’école de Millie. Je ne peux pas dire si Mildred comprend ou pas, mais elle sourit et rit, aux bons moments pour l’essentiel. Je ris avec elle.
Suzanne prend la main de Mildred, et la partie de moi qui est Henri sursaute, surprise. Suzanne ne manifeste en général pas ouvertement son affection, en particulier envers Mildred. Belle-mère et belle-fille ont toujours été cordiales, mais jamais proches. Quand je suis Paul, je suis convaincu que c’est parce qu’elles se ressemblent tellement. Paul fredonne parfois cette vieille chanson qui parle de cette femme qui est « juste comme celle qu’a épousée mon vieux père », mais jamais en leur présence. Maintenant, en tant qu’Henri, je suis touché que Suzanne ait fait ce geste, mais quelque part attristé que ça ait pris autant de temps.
Suzanne continue à raconter des histoires, alors que nous serrons les mains de Mildred. À un moment, Paul la rejoint calmement. Il masse les épaules de Suzanne et l’embrasse sur le front, puis il s’avance pour embrasser Mildred. Elle lui sourit, enlève sa main de la mienne et lui caresse la joue. Puis son bras retombe et je reprends sa main.
Paul marche calmement vers mon côté du lit et me serre l’épaule également. Ça le réconforte plus que moi. Il a besoin d’un père et mon émulation en est assez proche en ce moment.
Suzanne raconte d’autres histoires. Quand elle s’arrête, Paul ajoute les siennes, puis ils alternent. Lentement, leurs histoires remontent le temps, et une ou deux fois, les yeux de Mildred pétillent comme si elle se souvenait de ces événements.
Puis ses yeux se ferment et elle se détend. Sa respiration se calme et ralentit, mais Suzanne et Paul essaient de ne pas le remarquer. Ils parlent moins fort tout en continuant leurs histoires.
Finalement, les capteurs dans mes doigts ne sentent plus de pulsations. Ils ont brûlé alors ils peuvent être défectueux. Pour être sûr, je me couche et écoute la poitrine de Mildred. Il n’y a ni son, ni respiration, ni battement cardiaque.
Je reste Henri juste assez longtemps pour donner un baiser d’adieu à Mildred. Puis je suis juste moi, mon réseau empathique inondé par le chagrin de Paul et de Suzanne.
Je quitte la chambre d’hôpital, trouve Millie qui joue dans une salle d’attente et Anna qui la surveille. Anna lève les yeux humides et rouges, et j’acquiesce. De nouvelles larmes coulent sur ses joues et elle ramène Millie dans la chambre de Mildred.
Je m’assois et mes réseaux s’effondrent.
Maintenant je ne suis personne. Presque toujours.
L’origine du feu a été identifiée, une malfaçon lors de travaux. Il y a eu indemnisation de l’assurance. Paul et Suzanne ont vendu leur propre maison et mis tout l’argent dans une maison plus grande et plus moderne dans le jardin de Mildred.
J’ai fait partie de l’indemnisation. La compagnie d’assurance a proposé de me renvoyer au fabricant et de rembourser ma location, mais Paul et Suzanne ont décidé qu’ils voulaient me garder. Ils ont choisi un achat complet et des réparations. Paul ne comprend pas pourquoi, mais Suzanne a peur d’avoir encore besoin de mes services – ou que Paul en ait besoin et que je doive l’émuler elle. Elle n’a jamais avoué ses craintes à Paul, mais mon réseau empathique sait.
Je dors la plupart du temps, assis dans mon alcôve de maintenance. Je leur remémore trop de souvenirs qu’ils préfèrent ne pas affronter, alors ils me laissent éteint de longues périodes.
Mais de temps en temps, Millie demande à jouer avec Monsieur Robot, et parfois ils décident de l’y autoriser. Ils m’allument et Mademoiselle Millie et moi explorons les mystères du jardin. Nous construisons un pont pour traverser le ruisseau, et de l’autre côté nous plantons des marguerites. Aujourd’hui, elle m’a demandé de lui parler de sa grand-mère.
Aujourd’hui, je suis Mildred.
par Martin L. Shoemaker
publié dans N° 12
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Informations
Nouvelle de Martin L. Shoemaker Traduction de Amélie Ferrando
Parution : 15 janvier 2017
Numéro :N° 12
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Sympa, un peu trop explicatif du pourquoi et du comment, mais la dimension affective est vraiment intéressante.