Au début, vous imaginez que c’est seulement une question de temps avant que votre tante vous rejoigne. Vous vous serrez dans un minuscule appartement avec votre petite sœur Huong et deux autres réfugiés, à rincer du riz qui ne sent que vaguement le jasmin, à couper du gingembre devenu dur et fade dans les placards […]
L’Ange au coeur de la pluie
de Aliette de Bodard
Au début, vous imaginez que c’est seulement une question de temps avant que votre tante vous rejoigne. Vous vous serrez dans un minuscule appartement avec votre petite sœur Huong et deux autres réfugiés, à rincer du riz qui ne sent que vaguement le jasmin, à couper du gingembre devenu dur et fade dans les placards où il était conservé comme un véritable trésor. Et vous rêvez d’un foyer si lointain désormais qu’il pourrait aussi bien se trouver sur une autre planète.
Au téléphone, votre tante vous dit d’une voix enjouée de ne pas vous inquiéter – qu’elle va trouver un visa et un billet d’avion, qu’elle connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui peut lui donner un coup de main avec les formalités du Haut-Commissariat pour les Réfugiés. Derrière elle, vous entendez le bourdonnement des bombes qui tombent comme la pluie sur un toit en fer blanc – le même bruit qui rugit dans vos rêves avant de vous réveiller en sursaut dans une chambre habitée par un silence mortel.
Tan et Cao sont optimistes aussi – elles ont laissé leurs maris et leurs mères, des gens qui se sont sacrifiés pour qu’ils puissent venir ici, dans ce havre de paix où rien ne semble à sa place. Elles croient qu’ils seront bientôt tous réunis. Que c’est seulement une question de temps avant de retrouver leur famille.
Il y a un ange au cœur de la pluie, sous le voile de la cité, dans l’agitation des voitures et des métros, dans l’odeur des gaz d’échappement se mélangeant à celles du beurre et du sucre qui flottent dans l’air quand ouvrent les boulangeries. La plupart des gens ne le voient pas, ne l’entendent pas ; mais il est là malgré tout, dans l’étoffe de la vie de la cité.
Des mois passent. Huong trouve un boulot d’infirmière : elle se coupe les cheveux court et apprend à parler le langage de la cité comme si elle en était originaire. Elle revient avec un pain de blé noir et de la viande crue et secoue la tête en voyant que vous avez laissé des mangues vertes sur l’autel ancestral. Elle vous sermonne alors et insiste sur la nécessité d’oublier les coutumes anciennes et dépassées pour vivre dans ce nouveau pays.
Vous vous associez avec Tan pour ouvrir un petit deli. Vous vendez ses bracelets en jade et les peignes en écaille de tortue de votre mère – vos derniers objets de valeur du pays – et payez le premier mois de loyer à un vieil homme voûté qui vous sourit en vous souhaitant bonne chance. Il attend des nouvelles de ses enfants restés là-bas : il tord son chapeau entre ses doigts, pétrissant le tissu sombre comme de la pâte à gâteau. Son visage est pâle et gris, sa peau de la couleur du papier poussiéreux.
L’argent de votre tante vient à manquer. Et quand vous appelez chez vous, vous n’entendez plus que le son des bombes, mélangé au crépitement de la pluie, comme si la mousson était arrivée en avance. Les images du pays vacillent et s’estompent. Les visages sur les écrans de télévision se font flous et grenus.
Vous vous levez le matin et buvez une seule tasse de thé – qui vous semble rance – et la plupart des matins vous vous accroupissez sur les toilettes avant de vomir presque aussitôt, à cause de l’odeur âcre des excréments. La nausée vous secoue des pieds à la tête comme un palmier dans le vent.
Huong pense que vous devez être enceinte ; mais avant même que le docteur secoue la tête, vous savez que ce n’est pas le cas. C’est juste que votre estomac ne supporte pas la nourriture d’ici. Vous avez envie de gruau au riz et de bouillon de poulet, comme les cuisinait votre mère, avant que la guerre ne la prenne et la réduise à l’état de photographies sur l’autel, dans le silence qui s’étire dans le vide, après vos prières, qui restent sans réponse.
Un jour, vous décrochez le téléphone pour appeler la maison et derrière le bruit de la pluie, derrière les parasites sur la ligne, vous entendez une respiration calme et régulière.
― Ma tante ?
C’est une voix qui vous répond, une litanie comme un sutra chanté qui s’efface lentement derrière la pluie, une phrase unique répétée dans votre langue natale.
― Vous devez oublier votre tante.
― Qui ? demandez-vous, mais la phrase n’a aucune ambiguïté. Qui êtes-vous ?
Il n’y a rien. Seulement le son continu de la pluie, qui engloutit tout autour de vous.
L’ange est assis sur un trône de photos jaunies, de vêtements effilochés et de papiers froissés, des fragments d’offrandes funéraires en train de sombrer dans le néant. Autour de lui, des chuchotements discrets, des souvenirs de voix disparues depuis longtemps. Sa tête s’incline sous le poids du monde et un parfum léger monte autour de lui ; ses plumes tombent en poussière et se changent en cendres, comme le souvenir d’une étoile filante.
Enfin, vous trouvez des infos à la télévision – des images tremblantes et délavées de la chute de votre ancien foyer, de drones abattant des gratte-ciels et des temples, de rangées de tanks sur les boulevards et dans les rues de votre enfance alors que des soldats traînent à l’extérieur des gens en train de hurler… Des images bientôt dissimulées par la pluie incessante, tout comme le pays lui-même disparait de l’histoire, remplacé par quelque chose d’entièrement nouveau, un nouveau départ qui ne vous inclut pas vous et votre peuple.
Quand vous vous détournez de l’écran, en pleurs, vous voyez que les images de votre autel ancestral sont devenues grises elles aussi, de la couleur des cieux et des gaz d’échappement. Les traits de vos ancêtres sont si flous qu’il pourrait s’agir de n’importe qui. Huong se met à dire quelque chose comme quoi il faut aller de l’avant, au sujet de votre tante voulant le meilleur pour ses nièces, quoi qu’il arrive. Vous la repoussez et partez en courant dans les rues.
Vous marchez, encore et encore, et vous n’entendez plus que le timbre de la pluie qui vous tombe dessus à verse, comme si les Cieux eux-mêmes pleuraient, une pluie torrentielle et incessante, comme un tapis de bombe.
Vous ne pouvez rien distinguer sous cet épais rideau de pluie, rien entendre à part le bruit de ce torrent, rien sentir à part des cheveux mouillés collés sur votre front. Les rues elles-mêmes vous sont devenues étrangères, noyées sous le voile gris qui s’infiltre partout.
Et soudain, au coin d’une rue anonyme, vous entendez le même souffle qu’au téléphone.
L’ange.
L’ange s’exprime dans le langage de la cité, à chaque passage de voiture, chaque sonnerie de téléphone ; chaque bribe de conversation sur les terrasses de brasserie et chaque coup de masse, qui ouvre la terre en deux pour ouvrir la voie avec de nouvelles infrastructures.
Sa voix vous chuchote, encore et encore, que l’endroit dont vous venez ne compte pas, que tout est meilleur ici qu’ailleurs, et que les guerres et la tempête qui font rage dehors ne peuvent toucher personne dans l’enceinte de la cité.
L’ange est la seule chose que l’on sent sous la pluie, comme une lame de couteau cassée, comme les griffes d’un tigre, comme les dents d’un requin. Il s’accroupit sur son trône de photos brûlées et de papiers décolorés. Et vous regarde avec des yeux de la couleur des larmes et des fleurs fanées. Lentement, il chuchote votre nom – pas à la façon des habitants de la ville, mais en respectant la prononciation et les inflexions propres à votre pays.
Vous croisez son regard et vous savez qui il est. Il incarne les fondations de la cité, le cœur qui la fait vivre, la cruauté, les mensonges et la foi qui rendent possible la vie de tous les jours.
Vous savez ce qu’il offre – la même chose qu’aux autres réfugiés : le début d’une nouvelle vie, une chance de couper net les liens qui vous retiennent au passé – pour devenir comme Huong, qui n’allume plus d’encens ou ne présente plus d’offrandes à vos ancêtres. La promesse que votre tante est décédée, que le pays est mort et vous est désormais inaccessible, à jamais. Il est temps d’oublier le passé, de cesser de s’appesantir sur ce qui ne peut être ; vous devez vous ressaisir et aller de l’avant, embrasser l’avenir plein de promesses que vous propose la cité, si vous ne voulez pas être rejetée.
Et vous savez que l’ange a raison : que vous allez vous flétrir et vous noyer dans votre chagrin, devenir de la couleur des cendres et de la poussière, attendant en vain que les morts parlent au bout de lignes téléphoniques silencieuses. Que la seule façon de survivre dans la cité est de plonger dans ses profondeurs, de respirer ses couleurs, sa nourriture et sa langue, et de tourner le dos aux souvenirs imprégnés de douleur du pays de vos ancêtres.
Vous souriez à l’ange en hochant la tête – et vous éloignez de lui, loin de la pluie grise, de l’odeur de poussière et de papiers brûlés.
Vous écouterez ses chuchotements et vous inclinerez devant ses lois – et vous enfermerez, un par un les souvenirs capables de provoquer votre destruction. Pendant un temps, vous lui obéirez, car c’est ce qu’il faut faire pour survivre.
Pendant un temps.
Au-dessus de vous, le ciel s’éclaircit et il ne reste plus que des flaques sur les trottoirs gris et un pâle arc-en-ciel au-dessus de bâtiments étrangers. Vous souriez ; et, en vous éloignant dans les rues de la cité, vous songez à ces souvenirs cachés telles des graines enfouies dans le sol – qui n’attendent que la bonne saison pour germer de nouveau.
par Aliette de Bodard
publié dans N° 12
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Informations
Nouvelle de Aliette de Bodard Traduction de Emmanuel Chastellière
Parution : 10 novembre 2016
Numéro :N° 12
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