Le nouveau bébé de Monica ressemblait à beaucoup de bébés de l’époque par le fait qu’elle était née cube. Elle ne possédait aucun organe sexuel externe ou interne, ni aucun organe d’aucune sorte, d’ailleurs, n’étant qu’un solide tiède rempli de protoplasme. Mais, génétiquement du moins, c’était une fille, qui ressemblait autant à sa […]
Une brève Histoire des formes à venir
de Adam-Troy Castro
Le nouveau bébé de Monica ressemblait à beaucoup de bébés de l’époque par le fait qu’elle était née cube. Elle ne possédait aucun organe sexuel externe ou interne, ni aucun organe d’aucune sorte, d’ailleurs, n’étant qu’un solide tiède rempli de protoplasme. Mais, génétiquement du moins, c’était une fille, qui ressemblait autant à sa mère qu’un cube le pouvait. Ce n’était pas grand-chose puisqu’elle n’avait ni yeux, ni nez, ni bouche, ni menton, ni cheveux, rien qu’on puisse charitablement qualifier de visage ou de conformation corporelle, pas même des orifices de taille supérieure à des pores. Mais elle avait hérité du solide appétit de Monica. Placée sur une soucoupe dans une flaque du lait maternel de Monica, elle vibra avec une vive appréciation et tout absorber fut pour elle l’affaire de quelques minutes, qui la rendit aussi dodue et rassasiée qu’une éponge. Pour autant que quiconque puisse en juger, elle était un cube heureux et en bonne santé.
La naissance avait été difficile, étant donné tous les coins mis en jeu. L’accouchement revenait, sur le plan biologique, à forcer une cheville carrée dans un trou rond. Mais il n’y avait aucune raison, assura-t-on à Monica, de s’inquiéter pour le bien-être de sa fille ; celle-ci avait une robuste constitution, et rien n’autorisait à croire qu’elle ne pourrait pas jouir d’une longue, saine et confortable existence, dénuée de tout problème sérieux qui ne soit pas directement lié à l’inconvénient plus général de passer sa vie sous la forme d’un cube. La présence d’impulsions nerveuses confirmait même que l’enfant était capable de penser, sans apporter grand-chose aux spéculations sur le sujet possible de ces pensées. En la regardant dans de bonnes dispositions, on pouvait même la trouver belle parce qu’elle était lisse sur toutes ses faces, nettement dessinée sur ses arêtes et ses coins, qui ne déviaient pas même d’un millimètre dans toutes ses mensurations. Ce n’était pas le type de beauté que Monica avait en tête lorsqu’elle avait espéré un bel enfant, mais il y avait dans les lignes de sa fille une sobriété, une pureté mathématique, qui invalidait toute envie d’employer des termes comme défigurée ou déformée.
Monica avait espéré un bébé à l’ancienne, du modèle qui prévalait dans son enfance, ce genre avec des traits ronds, un sourire édenté et baveur, des bras et des jambes boudinés et même — oui, même cela, elle l’attendait avec envie — une extrémité qu’il faudrait essuyer, nettoyer et poudrer à intervalles réguliers. Elle avait voulu un enfant qui la ravirait un jour en l’appelant « Maman » et qui se dresserait enfin sur des pieds mal assurés pour partir en se dandinant, la forçant à lui donner la chasse. Voilà quel aurait été l’idéal. Mais elle savait également qu’à l’époque, les chances d’obtenir un bébé qui ressemblait à ça étaient à peu près d’une sur cent mille, et qu’elles allaient en décroissant. De plus en plus de femmes donnaient le jour à des cylindres, des pyramides, des croix et des rhomboèdres, la vaste majorité de la plus récente génération émergeant sous forme de sphères espiègles. De toutes les jeunes mères que connaissait Monica, une seule avait eu le bonheur d’avoir un bébé en forme de bébé ; et cette mère paraissait véritablement hantée, en poussant le nourrisson dans son landau, consciente que le monde l’observait, se sentant cernée de toutes parts par des légions de kidnappeurs et de pédérastes frustrés. Les mères d’enfants en forme d’enfant devaient veiller à protéger leur progéniture de tels prédateurs, parce que leur nombre demeurait constant alors même que celui des cibles potentielles de leurs intentions ignobles suivait désormais une courbe approchant de l’asymptote zéro sans jamais tout à fait l’atteindre. La plupart des jeunes parents que connaissait Monica avaient eu une certaine chance d’avoir des sphères capables de rouler toutes seules et de rebondir les unes contre les autres, voire d’apprendre à descendre l’escalier dans une maison, bien que rarement à le remonter. Une sphère, se disait Monica, aurait été une belle option alternative à un bébé traditionnel. Une sphère qu’elle aurait pu conduire au parc, avec laquelle elle aurait pu jouer. Mais s’en plaindre, ce serait comme cracher à la face de Dieu. Un cube avait certainement d’autres talents, d’autres bons côtés à aimer.
Bien entendu, le père et la mère de Monica furent perturbés, non seulement parce que leur fille adolescente avait accouché d’un cube, mais aussi, sans le dire, parce que la couleur brun moka de ce cube suggérait, puisque Monica était blanche, que le père inconnu devait être noir. Papa afficha une franche grimace en prenant la nouvelle venue dans ses mains, ses yeux chassieux perdus à des millions de kilomètres de là tandis qu’il disait adieu à tous les anniversaires à venir à base de tricycles et de gants de base-ball, ou même de maisons de poupée et de bâtons de majorette. Il soupesa le cube qu’il tenait, se demandant à voix haute s’il l’avait attrapé dans le bon sens ou à l’envers et s’il y avait un moyen de savoir si elle se rendait seulement compte qu’on la portait. On devrait peut-être coller une étiquette dessus, dit-il, pour savoir où est le haut. La mère de Monica fut encore moins subtile, en déplorant : Elle est carrée. Un médecin rectifia immédiatement, en disant : Non, Mme Hufready, elle n’est pas carrée, un carré serait plat. C’est un cube. Maman mit du temps à absorber la correction et demanda : Qu’est-ce que ma fille va foutre d’une gamine carrée ? Impossible d’entendre le ton qu’employait Maman et de ne pas savoir qu’elle ne comprendrait jamais, que même si elle en arrivait à aimer sa petite-fille comme le beau solide géométrique qu’elle était, elle aurait toujours du mal à distinguer les nuances de vocabulaire, recourant des années durant à l’insultant mot en c sans jamais tout à fait saisir pourquoi il ne fallait pas.
Pour sa part, Monica sentit la traction de l’amour maternel à la seconde où on plaça son enfant entre ses mains, en la tournant afin qu’elle puisse constater que son bébé était bel et bien identique sur toutes les faces. Elle appartenait à la jeune génération, celle qui avait grandi à une époque de telles naissances, celle qui avait été préparée à porter et à nourrir une forme chérie toute à elle. Elle voyait dans la nature de sa fille, sa substance, son intégrité, une étincelle divine que tous ses rêves d’une enfant plus conventionnelle ne pouvaient renier. Elle sentit béer largement devant elle un gouffre insondable de responsabilités et, sans aucune réserve, elle y sauta. Interrogée sur le nom à inscrire sur le certificat de naissance, elle déclara aux docteurs : « Elle s’appelle Day. »
Day était une enfant qui se conduisait bien, qui restait couchée dans son berceau en considérant le monde autour d’elle avec une acceptation calme qui jamais ne passait les bornes vers la mauvaise humeur ou le pur caprice. Jamais elle ne pleurait, mais de temps en temps elle bourdonnait. C’était toujours le signe qu’il était l’heure de la nourrir. Elle se comportait comme un ange chaque fois qu’on lui donnait à manger, occupant le centre de toute flaque qu’on lui offrait en devenant visiblement plus dodue au fur et à mesure qu’elle l’absorbait. Elle vibrait, aussi, en présence de sa mère, mais rarement en celle de ses grands-parents, chez qui l’instinct de leur génération n’avait apparemment pas réussi à se mettre en route et qui désignaient la plupart du temps le bébé par le terme « la chose ». Monica fit tout son possible pour démarrer un élan de leur cœur, mais la bataille semblait perdue d’avance et Monica passa de plus en plus son temps à distance d’eux, emmenant Day dans sa propre chambre afin d’accomplir toutes les tâches maternelles requises dans l’intimité, où elles ne constitueraient pas une source d’irritation permanente.
En dehors de cela, il n’y avait aucune honte. Monica n’éprouvait aucun embarras à conduire Day au parc, où il n’y avait que deux ou trois enfants « normaux » solitaires qui semblaient furtifs et mal à l’aise dans les terrains de jeux encombrés par les formes en majorité immobiles que d’autres parents avaient amenées et disposées parmi les balançoires et les cages à poules en train de rouiller, dans l’espoir que l’environnement suppléerait aux possibilités cinétiques que les capacités limitées de mobilité de leur progéniture ne pouvaient fournir. Le dispositif le plus populaire chez les parents semblait être le bac à sable où pyramides, cubes et rhomboèdres, arrangés en lignes et laissés à interagir de leur mieux, ressemblaient aux bâtiments à demi enfouis d’une ville du désert, assaillis par les séquelles d’une tempête de sable. Une ou deux fois, Monica y plaça Day entre les autres édifices du boulevard miniature, jusqu’à ce qu’elle remarque qu’à la fin de la période de jeux, les parents ne repartaient pas toujours avec les gamins avec lesquels ils étaient arrivés, et excusaient tout accident d’identification en prétextant qu’il était trop difficile de les distinguer les uns des autres.
Certains parents consciencieux s’efforçaient davantage de personnaliser — c’est-à-dire : « changer en une personne » — leurs enfants-formes. Parfois, Monica s’asseyait à côté d’une jeune femme résolue qui habillait son garçon pyramidal, Roger, d’une salopette en jeans qui se boutonnait jusqu’à mi-hauteur de ses pentes convergentes, retenue en place par des bretelles qui s’arrimaient à son unique sommet. La tenue se complétait de fausses jambes en peluche, pendant de sa base. L’effet n’était pas très convaincant, pas même avec la caricature de visage souriant tracée sur une des trois pentes de Roger, la représentation de deux yeux en gros points et de joues rose chewing-gum s’incurvant en une bouche ravie, qui, sur Roger, ressemblait davantage à des graffiti irrespectueux qu’à une véritable personnification d’enfant. Même lorsque Monica se contraignait à accepter l’intention, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que la simulation de tête se terminait en pointe, ce qui, à son sens, donnait l’impression que Roger était simple d’esprit. Certes, la mère de Roger avait tenté d’améliorer cette apparence par une petite perruque en bataille et une casquette de base-ball, mais, se disait-elle, que sa forme véritable, dénuée de tous ces semblants, était plus noble ! Elle était primale ; classique. C’était la forme de monuments, de constructions qui duraient éternellement. La pyramide costumée en garçon n’était qu’un subterfuge transparent, un essai de normalité fantasmée dont le résultat paraissait malsain, pitoyable, en comparaison. Il suffisait à Monica de jeter un coup d’œil à sa Day, qui incarnait tellement bien une perfection intrinsèque qu’elle présentait le même aspect sous tous les angles, et elle essayait en vain de se placer dans l’état d’esprit qui aurait pu la pousser à soumettre sa chérie à des humiliations du même genre que celles qu’infligeait la mère de Roger à son fils. Ça semblait être une chimère, anti-maternelle et nocive, sans doute.
En d’autres occasions, Monica s’aventurait jusqu’à la zone enclose où jouaient les sphères. Ç’avait été un terrain de basket, bien qu’on ait retiré les poteaux et les paniers et que le jeu que pratiquaient une vingtaine de sphères de tailles différentes ne ressemble à rien de ce qui avait pu se jouer entre deux équipes. À la différence des cubes qui étaient stables une fois placés dans une position donnée et à qui on pouvait faire confiance pour demeurer où on les avait déposés jusqu’à ce que quelqu’un vienne les changer de lieu, les sphères étaient du pur chaos, plus difficiles à arrêter qu’à lancer, une explosion de potentiel ludique qui se comportait comme une collection de subconscients en liberté. Elles roulaient à grande allure, certaines pour décrire des orbites prévisibles et d’autres en changeant de trajectoire en fonction du caprice de l’instant. Elles se percutaient. Elles rebondissaient. Elles ralentissaient, feignaient de se reposer, puis accéléraient comme des traînées lumineuses, comme jaillies de la gueule de canons invisibles. Impossible de déterminer si elles jouaient vraiment les unes avec les autres ou, comme Monica en avait l’impression, les unes contre les autres. Peut-être percevaient-elles leurs camarades sphères comme des obstacles agaçants et non comme des congénères habitant l’univers. Mais il y avait de l’énergie dans leur jeu, un potentiel qui évoquait à Monica des atomes en collision, en quête d’autres avec lesquels se combiner pour constituer d’étranges substances nouvelles, sans aucune propriété des contributeurs d’origine. Mais quand Monica déposait Day au milieu de tout ce chaos magnifique, simplement pour voir ce qui allait se passer, la réponse était rien ; son enfant demeurait en place au centre de tout, sans réaction, un système clos.
Quand Day eut deux ans, le monde connut une légère augmentation de cas de ce qu’on appelait désormais des grossesses traditionnelles. Ce n’était pas grand-chose. Ça ne se chiffrait pas à plus de cinq mille au-dessus que ce qu’on avait laissé entendre à la population. Mais le tohu-bohu autour de cet événement dépassa largement sa signification statistique. Les médias demandèrent : La « peste » est-elle terminée ? L’humanité avait-elle été sauvée de cette étrange mutation ?
Dans quelques courts mois de nouveaux chiffres tomberaient et la réponse aux deux questions se révélerait être non. Ce n’était rien de plus qu’un artefact statistique, le genre de phénomène qui ne se produit que parce les chiffres tombent ainsi ; pas plus significatifs que la curieuse famille qui, à l’occasion, pouvait produire dix fils de suite sans un seul visage de fille parmi eux, sans guère affecter le rapport cinquante/cinquante de la population générale. Lorsque la courbe se lissa, la vaste majorité des jeunes mères continua à pondre des sphères, des cubes, des pyramides et des rhomboèdres, et la courbe sur le graphique qui reflétait le pourcentage des grossesses qui aboutissaient à des bébés en forme de bébés continua à descendre, inexorablement, vers zéro.
Mais tant que l’illusion dura, nombre de gens sautèrent sur ces signes prématurés d’espoir pour lancer des débats sur ce qu’on devait faire de ce qu’ils considéraient comme une génération perdue. On abandonna les enfants-formes, on les jeta, on les mit en adoption. Bien des mères furent pressées par leurs proches de reconnaître que ces choses qu’elles avaient portées dans leur corps, expulsées et soignées étaient, non pas des gens, mais des objets indignes de leur amour dont on pouvait désormais se débarrasser.
Les parents de Monica figuraient parmi ceux qui adoptèrent cette position. Ils firent observer qu’elle n’avait ni exercé de métier, ni fait quoi que ce soit d’autre de sa vie, depuis la naissance de Day. Ils lui répétèrent que tout ce qu’elle faisait, c’était nourrir « cette chose », s’occuper de « cette chose » et parler à « cette chose » comme si « cette chose » pouvait l’entendre. Ils lui expliquèrent qu’elle déployait encore plus de dévouement qu’une mère « normale », mais que c’était un dévouement déversé dans un gouffre noir qui avalait beaucoup plus qu’il ne pourrait jamais rendre. C’est un parasite, lui expliquèrent-ils. Elle répliqua qu’on avait toujours pu considérer les bébés comme des parasites qui se nourrissaient de la génération qui leur avait donné naissance ; pendant un temps, au moins, leur contribution se limitait à des sourires et des gloussements tandis qu’ils réclamaient de la nourriture, de l’attention et de l’énergie. En quoi, voulait-elle savoir, Day était-elle différente ? Cela ne réussissait jamais à clore à la discussion, apparemment, qui revenait à son point de départ, à l’affirmation que Day n’avait rien fait durant sa brève existence sinon grandir en taille et en besoin de nutriments. Le mot « parasite » ne te plaît pas ? lui demandaient ses parents. Parlons de « légume ». Leur argument voulait que Day ne manifeste toujours aucun signe de pouvoir un jour interagir de façon significative avec les autres. Il n’y avait aucune raison pour que Monica doive continuer à payer le prix de son dévouement pour elle, alors qu’existaient des « endroits » qui pouvaient s’occuper de Day tout aussi bien qu’elle.
Ce ne fut pas une seule conversation. Ou peut-être que si, si on considère qu’une série de conversations, poursuivie sur des jours et des semaines avec seulement de courtes interruptions pour le sommeil et les nécessités de l’existence, formait une seule conversation. Elle ne connaissait jamais de halte. Monica la prit avec calme, puis avec colère, ensuite avec de longs silences amers, et enfin avec faiblesse : Oui, dit-elle. Bien sûr, je ne dis pas que je suis d’accord, mais bon, bon, j’irai jeter un coup d’œil à ces endroits.
Et ainsi ils se rendirent dans un établissement pour cubes abandonnés. On ne l’appelait pas comme cela. Ça s’appelait un refuge juvénile. Mais il n’était ouvert qu’aux cubes, se spécialisant dans cette forme particulière et aucune autre, allant jusqu’à spécifier dans sa charte que tout enfant dont les parents soumettaient une demande seraient soigneusement mesurés avant acceptation, afin de s’assurer qu’aucun d’eux n’avait de face qui différait dans ses proportions, ne serait-ce que d’un millimètre. Tandis que Day vibrait avec satisfaction sur les genoux de Monica, l’administratrice, une femme qui semblait elle-même une insolite configuration d’angles droits, expliqua que « trouver sa place » ici n’était pas une préoccupation sociale mais physique. On conservait les enfants sur des étagères, empilés par trois, et si certains avaient la moindre disproportion dans leurs mensurations, ils causaient une instabilité dangereuse chez ceux qu’on empilait au-dessus. Mais — elle sourit — il n’y avait aucune raison de penser que ce serait un problème avec Day, qui était absolument charmante. Dans son case, l’examen ne serait, sans aucun doute, qu’une simple formalité.
Monica et ses parents eurent droit à la grande visite et ne furent pas surpris, dès lors, de constater que l’endroit était, de façon très littérale, un lieu d’entreposage des enfants non désirés. Les étagères s’étiraient dans la pénombre à quatre mètres au-dessus d’un sol en ciment froid sur la longueur d’un stade de football, chacune chargée de cubes, dont les tailles allaient du nouveau-né à l’adolescent, ces derniers si grands qu’ils auraient pu contenir des consoles de télévision à l’ancienne. Un jet d’arrosage se déplaçait sur un rail le long d’une allée, les aspergeant d’un liquide qui, expliqua l’administratrice à Monica, avait été formulé pour remplir tous leurs besoins nutritionnels. Un autre qui projetait une fine brume les lavait. Des haut-parleurs stéréo jouaient une douce musique instrumentale tandis que les cubes vibraient, demeurant à l’unisson. Des particules de poussière dansaient dans la froide lumière tamisée. Le père de Monica demanda à l’administratrice s’ils avaient mis en place un système pour déterminer quel enfant était qui, et elle indiqua un panneau au bout de chaque rangée, qui détaillait la gamme de numéros de ceux entreposés sur chaque étagère (« 1200-1503 », par exemple). Les noms, dit-elle, étaient mis à jour chaque semaine et conservés hors site, pour des raisons pratiques, mais ils n’importaient pas tant que ça, puisqu’il ne s’agissait pas d’enfants susceptibles de venir quand on les appelait.
Le silence et l’apparent assentiment de Monica et de ses parents encouragèrent l’administratrice à bavarder. Elle leur parla de l’incident le plus mémorable dont ait souffert l’établissement, un cas où aucun des employés n’avait remarqué que le cube au sommet de la pile avait subi une poussée de croissance plus rapide que celle des cubes sur lesquels il reposait, et il s’était produit une cascade qui avait d’abord renversé cette pile et puis les voisines, avec pour résultat un empilement d’objets vibrants qui, bien que n’étant pas blessés, présentaient un défi assez peu fréquent lorsqu’on s’occupait d’autres enfants, puisque ceux-ci étaient sans visage et identiques. Il avait fallu une batterie de tests ADN, entrepris à grands frais, pour déterminer quel enfant était qui, non que nul dans l’établissement n’estime que cela avait une grande importance.
Monica demanda la permission de placer Day sur une des étagères, simplement de façon expérimentale. L’administratrice eut un large sourire et l’invita à le faire tout de suite. Monica déposa Day sur un espace vide, murmura qu’il ne fallait pas s’inquiéter parce que Maman allait revenir tout de suite, et s’éloigna, ne s’arrêtant que lorsqu’elle fut à trois mètres de distance, puis de nouveau à six, et enfin encore à quinze. Il était difficile de distinguer Day parmi tous les autres cubes. Impossible de la distinguer de ceux qui avaient sa taille. Mais Monica songea à toutes les occasions où elle s’était trouvée dans des lieux publics, rues passantes, stades ou auditoriums, à contempler des foules de centaines, voire de milliers de gens — la façon dont tous ces visages, aussi uniques qu’ils aient pu être en tant que Jœ, Sue, Brad ou Laura, étaient réduits par leur seul nombre à l’état de pixels mobiles composant une grande mosaïque avec pour unique identité celle de la foule. Il n’était pas facile de repérer une seule personne dans ces endroits non plus, parce qu’elles se ressemblaient toutes, ne devenant un être distinct de tous les autres que lorsqu’on s’approchait d’eux et qu’on les examinait pour trouver les indices qui les individualisaient. Elle se demanda si quelqu’un parmi les employés de l’entrepôt prenait parfois un cube pour sentir sa chaleur contre sa personne. Mais surtout, elle se demanda combien d’entre eux étaient en train de hurler.
Les sphères se soulevèrent l’année où Day eut quinze ans. À cette époque, il y avait des années que Monica n’était plus capable de tenir sa fille unique sur ses genoux, ou de la prendre dans ses bras. Désormais Day avait la taille d’un lave-linge et on ne pouvait plus la déplacer, sinon avec un diable ; à la vitesse à laquelle elle grandissait, on ne pourrait bientôt plus la faire sortir du petit studio de Monica sinon en abattant un des murs. Elle était de loin le meuble (de fait) le plus important d’un logis qui ne comprenait guère qu’une kitchenette, un canapé convertible et une télévision d’occasion.
Monica qui, depuis qu’elle avait rompu tout contact avec ses parents, exerçait deux emplois pour entretenir l’appartement, restait aussi attentionnée qu’une mère pouvait l’être en de telles circonstances. Elle s’astreignait à prendre chaque matin le petit déjeuner avec Day ; Day absorbant le contenu d’une éponge saturée d’aliments pour forme, Monica employant la face de Day orientée vers le plafond comme la table de salle à manger pour laquelle elle n’avait pas de place, sinon. Day était, à défaut d’autre chose, quelqu’un de prévenant sur qui manger. Elle absorbait les liquides renversés et aux yeux maternels de Monica semblait particulièrement raffoler de café.
Monica continuait à parler tout le temps à Day, lui disant qu’elle était spéciale, l’assurant qu’elle était aimée. Monica n’avait aucun moyen de savoir si son enfant en entendait ou appréciait la moindre part, et bien qu’elle s’accroche à sa foi avec une férocité que ses rares amis jugeaient héroïque sinon illusoire, ces doutes la submergeaient parfois, menant à des nuits d’insomnie et au sentiment que toute l’énergie de sa vie était déversée dans un gouffre noir.
Le petit studio devint une forteresse lorsque les sphères se rebellèrent, par millions et millions d’un seul coup, une révolution déclarée au même instant dans cent grandes villes autour du monde, bien qu’il soit difficile de dire quels griefs elles estimaient avoir, ou de quelle cause elles pouvaient se faire les championnes, hormis l’anarchie. Des milliers, de tous âges, des nouveau-nés aux presque-adultes, dévalèrent l’escalier de la place d’Espagne à Rome, des milliers d’autres le long des pentes zigzagantes de Lombard Street à San Francisco, des quantités inconnues rebondissant à haute altitude de gratte-ciel de verre en gratte-ciel de verre à Tokyo dans ce qui correspondait à la plus terrifiante partie de Pachinko jamais jouée. Les villes dotées de collines escarpées étaient les plus vulnérables, bien sûr, mais les sphères ne dédaignaient pas d’adapter leurs actions de terreur aux possibilités locales : voyez ce qu’elles firent à Saint-Louis, où, par centaines, elles poussèrent des innocents qui hurlaient à franchir la Gateway Arch, dans les deux sens, en comptant des buts.
Dans la ville où vivait Monica, elles se bornèrent à de la casse, crever les pare-brise des automobiles, renverser les camions, et elles mirent un point d’honneur à visiter chacun des magasins de porcelaine de la communauté urbaine. Monica passa cette longue nuit pelotonnée dans son studio, assurant Day que tout allait bien se passer tandis que le fracas de la peur et de la destruction faisait trembler ses vitres. Elle se perdit dans de sinistres réflexions sur le prix qu’il faudrait payer pour tout cela, le prix qui serait sans aucun doute exigé d’innocents comme Day, incapables de mener une guerre contre qui que ce soit. Les sphères, se dit-elle avec férocité, étaient par nature des fauteurs de trouble. Elles étaient capables de rotation ; c’étaient par conséquent des révolutionnaires. Ce n’était pas seulement leur privilège, mais leur nature de suivre la voie de moindre résistance, quoi qu’il puisse y avoir devant elles. C’était juste la façon dont elles avaient tourné. Mais les cubes, comme Day ? Ils étaient stables, fiables et ne se plaignaient de rien. Ils recevaient de l’amour et n’en demandaient pas davantage. Quelle horreur ce serait, qu’on les mette désormais sur le même plan que de tels délinquants.
Mais au matin les bruits de destruction cédèrent la place à un étrange silence qui persista jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith dans le ciel. Monica se risqua toute seule au rez-de-chaussée et découvrit ce que savaient déjà ceux qui avaient quitté leur maison : que ce qui avait pu pousser les sphères à cette folie destructrice paraissait avoir épuisé, non seulement leur fureur, mais aussi leur volonté de vivre. Partout où Monica posait les yeux, dans toutes les directions, les sphères demeuraient à l’endroit où elles s’étaient arrêtées, ne bougeant que lorsque certaines des personnes qu’elles avaient terrorisées les envoyaient d’un coup de pied contre un mur ou les frappaient avec des clubs de golfs ou des battes. Certaines, endommagées par leur folie furieuse de la nuit écoulée, avaient tellement perdu de leur capacité à rebondir qu’elles ne réagissaient plus à toute chute d’une certaine hauteur par un rebond exubérant, mais par un choc morne et indifférent. En parcourant la ville, Monica vit des ouvriers débarrasser des rues les formes sans résistance pour les charger dans des camions ; et elle sut qu’à travers le monde entier, toutes celles qui ne seraient pas réclamées par de loyaux parents seraient emportées quelque part, hors de vue, où on pourrait les empiler en pyramides, les refouler dans des canyons avec des pelleteuses ou de façon générale les oublier. Pour la première fois au cours d’une vie passée à considérer comme un article de foi que son cube avait une âme, elle se surprit à douter que tous les enfants-formes en aient une, et à se demander s’ils se soucieraient seulement d’être rejetés de cette façon. Mais quelle autre solution y avait-il ? Tolérer ce qu’ils avaient fait ? Les laisser où ils avaient atterri en comptant bien qu’ils ne recommencent plus jamais à saccager le panorama ? Non qu’elle n’ait pas de réponse. Mais toutes celles qui lui venaient lui donnaient l’impression d’être salie. La journée était chaude, mais elle s’entoura de ses bras, grelottant d’un froid qui trouvait son origine au plus profond de ses os.
Avant de regagner son appartement pour voir comment allait Day, elle s’arrêtait sur les berges du fleuve, où avaient abouti certaines des plus petites sphères. Des centaines, s’échelonnant en taille de la balle de golf au ballon météo, avaient atterri dans l’eau et flottaient au fil du courant vers la mer, où, supposait-elle, leur prochaine aventure serait de servir de jouets aux dauphins. Elle jugea que c’était un destin qui en valait bien un autre.
Au bout d’un moment, Monica ramassa une des petites boules qui avait atterri sur la berge, et qui, à en juger par sa taille, ne devait pas avoir plus de six mois. Elle lui parla, lui demandant si elle était capable de lui dire quoi que ce soit qui l’aiderait à les aider ou, à tout le moins, expliquerait ce qui, durant leurs brèves existences, avait pu les rendre amères au point d’avoir dû se tourner vers la violence. Naturellement, la sphère ne répondit pas. Monica demanda à la boule si elle pouvait lui dire quoi que ce soit qui puisse aider Monica à comprendre sa fille, qui était si près d’être trop grande pour vivre à la maison. Encore une fois, la sphère ne répondit pas. Des larmes jaillirent des yeux de Monica et elle s’écria : Au moins tu pouvais bouger ! Au moins tu as pu connaître une aventure ! Mais il n’y eut aucune réponse et, dans un accès de colère et de rancœur, Monica jeta le nourrisson dans le fleuve, d’une certaine façon pas surprise qu’il n’atterrisse pas dans une seule éclaboussure mais ricoche sur les vagues, touchant l’eau çà et là mais, entre ces moments d’impact, demeurant en vol, comme un être rebelle et libre.
Neuf mois plus tard, le tout dernier enfant-forme — un vague tortillon, semblable à une bande de macaroni tordu — naquit à Jakarta. Les bébés en forme de bébés recommencèrent à garnir la Terre. Il vaut la peine de noter que personne ne trouva jamais d’explication scientifique ou théologique raisonnable aux presque deux décennies qui avaient vu un changement si radical dans la fonction reproductive de l’humanité ; et ça ne parut guère avoir d’importance, du moment que ça ne recommencerait plus. Mieux vaut peut-être laisser les explications aux philosophes, qui persistent à chercher un sens même à ces mystères de la vie qui demeurent aléatoires, absurdes, ou si subtils dans leurs mécanismes intérieurs que les examiner est aussi destructeur pour le miracle même que de disperser les pièces d’une montre de poche.
Pour nous tous, le sens arrive par épisodes. Ce pourrait être une réalité, et ce pourrait être un vœu pieux. Nous ne pouvons que rapporter les faits en espérant qu’ils fourniront une conclusion.
À savoir :
Bien des années plus tard, une voiture de location traverse le désert, empruntant une sortie non identifiée afin de quitter la route asphaltée pour une piste en terre qui conduit la personne au volant le long de collines basses vers une vallée cachée de l’autre côté. Soulevant un nuage de poussière comme une traînée de comète, elle franchit un portail peu utilisé et descend dans une vaste caldera qui, de loin, ressemble à une installation récente construite à la hâte, avec des bâtiments préfabriqués. C’en est en fait une, parmi tant d’autres autour du monde. Des jets d’eaux arrosent les cubes, les sphères et les tortillons immobiles, créant des arcs-en-ciel dans un air qui, laissé à lui-même, serait poussiéreux et aride.
La voiture se gare à un emplacement qui a été délimité dans ce but et il en émerge une femme aux cheveux d’argent, mais encore énergique, plissant des yeux face au dur soleil du désert. Elle contemple les survivants d’une génération, dont désormais les plus gros mesurent trois fois sa propre taille, mais qui demeurent toujours aussi dénués de voix et d’affects qu’ils l’ont toujours été. Chaussant une paire de lunettes de soleil miroir, elle pousse un soupir et emprunte des sentiers ordonnés en croisant un très petit nombre d’autres visiteurs, atteignant enfin un certain cube parmi beaucoup d’autres, auquel elle a si souvent rendu visite qu’elle pourrait sans doute le retrouver dans son sommeil. Nul autre qu’elle ne verrait dans cette forme particulière, qui la domine à présent comme un monument, quoi que ce soit susceptible de la distinguer de toutes les autres de sa rangée ou de celles qui la flanquent. Mais elle sourit tristement en la voyant. Pour elle, la forme devant elle a un caractère individuel différent de tous les autres. C’est une personne.
Certes, Day arbore aussi certains ravages du temps. Sa face tournée vers l’est présente quelques dégâts dus au soleil, et une traînée sur la face nord montre une vilaine décoloration, vestige de la dernière fois où on a dû la poncer au jet à cause de graffiti. Mais elle vibre comme toujours en présence de sa mère, qui place sur son flanc une seule main ridée et lui dit des mots très semblables à ceux qu’elle a prononcés au cours de nombre d’autres visites. Nous n’avons pas besoin de savoir exactement ce que dit la femme aux cheveux d’argent. Nous pouvons sans doute l’imaginer et reconstituer sa teneur à défaut des mots eux-mêmes. Ce qu’elle dit n’est ni subtil ni chargé de sens, et n’apparaîtra jamais dans aucun livre. Mais cela remplit son but, en rompant le silence et en améliorant l’âpreté de l’air du désert.
Mais enfin arrive le temps de terminer la visite. La femme aux cheveux d’argent chuchote quelques derniers mots, laisse sa main droite caresser le flanc de la vaste forme devant elle, et se retourne pour prendre congé. Jamais, auparavant, elle ne s’est retournée. Pourtant aujourd’hui quelque chose — l’instinct maternel peut-être, ou peut-être une voix qu’elle seule peut entendre — la pousse à se retourner avant d’avoir parcouru vingt pas. Et cette fois-ci elle voit sur son étrange fille une chose qu’elle n’avait jamais constaté avant : une modification sur la plus proche de ses faces, jusqu’ici dénuée de traits distinctifs. C’est une ouverture rectangulaire, haute de deux mètres dix et large d’un mètre vingt, montant à partir du lopin de terre qui est devenu le domicile permanent de Day.
La femme aux cheveux d’argent revient vers ce qu’elle n’a aucune difficulté à reconnaître comme une porte, et laisse ses doigts glisser de haut en bas sur l’embrasure, emplie d’émerveillement devant sa soudaine apparition. Elle s’en détourne et regarde des deux côtés de l’allée entre les autres enfants de la génération de sa fille, afin de s’assurer que personne ne regarde. C’est effectivement le cas. Day a choisi le moment parfait. Ce geste n’est destiné qu’à une seule.
Au-delà de l’ouverture, la femme aux cheveux d’argent ne peut voir que de l’obscurité, même en retirant ses lunettes de soleil et en s’abritant les yeux de la lumière crue. La nature précise des réponses à trouver à l’intérieur ne lui est pas fournie, pas ici, à l’extérieur. Mais elle ne perçoit aucune menace : rien que l’accueil que les jeunes sont censés offrir aux vieux, quand la plus inexorable des nombreuses transitions de la vie transfère la responsabilité des uns aux autres.
Avec un autre coup d’œil des deux côtés de la rangée, juste pour s’assurer qu’on ne l’observe toujours pas, la femme aux cheveux d’argent murmure les premiers mots qu’elle a jamais eu la possibilité de prononcer en réponse à une action accomplie par Day de sa propre volonté. « Très bien, dit-elle. Tu es gentille. »
Alors elle fait le premier pas et sa fille la laisse entrer.
par Adam-Troy Castro
publié dans N° 11
le 15 août 2016
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