Elle dégringole. On va me le reprocher. Pas uniquement ça en plus. Dans le plus grand silence, elle descend doucement vers le rouge. Ça fait maintenant dix bonnes minutes que plus personne ne parle, comme si le moindre mot, le moindre souffle pouvaient nous arrêter. Dans la pénombre de la voiture, les visages sont fermés et les regards collés aux vitres. Mais il n’y a rien à voir. La route est déserte, bordée d’un côté comme de l’autre par un mur épais de sapins qui élèvent leurs cimes vers un ciel d’encre. Affamés, on poursuit la lumière projetée par les phares de la voiture sur l’asphalte humide de la route, qu’on avale, mètre après mètre. La forêt, tout autour, dense et profonde, se scinde en deux, juste pour nous permettre d’entrer. Elle se refermera sur nous comme une plante carnivore sur un insecte. Je frissonne et lâche pour me réchauffer, ça serait con de tomber en panne ici. Cette phrase a demandé trop de mots, trop de souffle et elle a bu les dernières gouttes.
La voiture cahote sur quelques mètres, son ronflement diminue, puis tout s’arrête. Marie, assise à côté de moi, laisse échapper un petit cri. Les secondes qui suivent sont celles du silence. Et les secondes qui suivent encore, celles de la forêt. Elle nous chante, elle nous parle et peu à peu, sa vie vient s’immiscer dans la voiture. Elle nous accueille. Elle me glace le sang.
Et on fait quoi maintenant ? J’aurais préféré un rire, même nerveux. Nous sommes quatre et personne ne répond. Karine, assise derrière moi, baisse les yeux. Je crois qu’elle s’en veut d’avoir ouvert sa gueule. Marie me regarde et je sens qu’elle se retient. Ça n’aurait rien changé. J’ai pris les devants, mais je ne suis pas sûr de moi. Je jette un œil dans le rétroviseur à la recherche de Rémi, assis derrière Marie. Il était pour, mais ne dit rien. Je serais lâche de le lui faire remarquer. De toute manière, je ne suis pas sûr de savoir ce qu’ils me reprochent, l’idée de passer un week-end sans téléphone ou mon obstination à ne pas vouloir m’arrêter prendre de l’essence. Je voulais juste arriver vite. Rémi descend de voiture, Marie ne me regarde plus et Karine scrute la forêt le visage collé à la vitre. J’aperçois dans le rétroviseur le coffre arrière s’ouvrir. Je descends. Rémi s’éloigne et dépose sur la route, à quelques mètres en amont, le petit triangle fluorescent de sécurité. J’ai froid. Lorsqu’il revient à ma hauteur, on décide de pousser la voiture sur le bas-côté, même si on en a pas croisé une autre depuis une heure. Portière ouverte, Marie, les mains sur le volant, marche près de la voiture qu’on pousse Rémi et moi. Karine est au milieu de la route, les bras serrés autour d’elle, scrutant toujours plus les géants immobiles qui l’observent. Ça craque, ça grouille, ça souffle, ça s’agite là-bas dedans.
La voiture rangée sur le bas-côté, la route, maintenant loin des phares, semble avoir disparu, avalée par la forêt. Je frissonne à nouveau face à cette obscurité froide. L’idée d’attendre dans la voiture n’enchante ni Marie ni Karine, on ira plus vite que vous. Cette phrase reste un instant en suspens. Elles s’enferment dans la voiture, on s’éloigne. Pour aller où, on ne sait pas.
Sans lampe torche, c’est le gravier qui borde la route et qui crisse sous mes pas qui me guide, qui me rappelle que je suis là où je suis. Rémi, trois enjambées devant moi, s’est muré dans le silence. Ça lui évite de me reprocher de ne pas avoir pris d’essence. Mais j’ai besoin de l’entendre, alors dis quelque chose, Rémi, parle. Ça fait combien de temps qu’on marche ? J’essaie de distinguer les aiguilles de ma montre. Une vingtaine de minutes. On continue. Il caille. Malgré les kilomètres, rien n’a changé, la forêt nous encercle toujours. Cette forêt s’étend comme la cime de ses arbres s’élève. Aucune lueur ne peut la traverser. Je pense à Marie et Karine, assises sur la banquette arrière à attendre ; à un poids lourd, déboulant de nulle part et qui les arrache de la route ; à une maison isolée où vit une famille de dégénérés ; à la bête des Vosges. Faut que j’arrête. Rémi ralentit et se tourne vers moi, un large sourire en travers du visage, tu sais que si on trouve une station, on n’a pas de bidon pour l’essence. J’éclate de rire et continue d’avancer, le laissant derrière moi. Je crois l’entendre rire lui aussi. Ça n’a rien de drôle, c’est simplement nerveux. L’euphorie passée, je n’en reviens pas qu’on soit aussi cons. Rétrospectivement, je me demande où est notre limite. Derrière moi, Rémi s’allume une clope, je lui en taxe une. La première bouffée me réchauffe. À cette idée, je me dis que nous n’en avons aucune autre. Nous n’allons nulle part. Nous ne marchons que pour avancer. Je commence à me dire que nous ne ferons pas le chemin de retour. De toute manière, la route derrière moi disparaît au fur et à mesure de mes pas. Deux kilomètres plus loin, j’ai l’impression de ne plus voir la forêt, seulement de l’entendre, de la sentir ; le bruissement de ses feuilles, le craquement de ses branches, l’odeur de ses fougères, de sa terre. Rémi a faim, j’ai soif, il a les jambes en coton, je suis fatigué, on s’arrête. Assis sur un rondin qui borde la route, nous écoutons la nuit. Sans raison, Rémi me regarde et me lâche que Karine aime la sodomie. Je souris et lui avoue que moi aussi. Maintenant, c’est la forêt qui nous écoute. Il me fait répéter. La forêt ne me fait plus peur, au contraire, je me dévoile dans sa noirceur et m’observe dans son silence. « Je ne sors avec ta sœur que pour être plus proche de toi. » Rémi se lève et me fixe. La forêt a autant de bras que de branches et de racines et elle m’enlace dans une étreinte si forte que tout mon corps en est lacéré. Je n’ai plus froid. T’es en train de te foutre de ma gueule !
Mes paroles sont des craquements, mon souffle le vent, mon corps un arbre, mes cheveux, mes poils, des feuilles, de l’herbe. Sa terre noire et meuble coule dans mes veines alors que sa sève, épaisse et collante, afflue sous la fine pelure de mon membre et tout ce qui vit ici grouille en moi, au fond de mes tripes. Son odeur est la mienne, le parfum des fougères humides, celui du lierre, ces lianes qui s’entortillent, pore après pore, recouvrant l’écorce de ma peau, pour s’engouffrer dans ma gorge et se lier à mes nerfs, à vif. Je suis la forêt, je suis la nuit, je suis libre. Je me lève, il recule. Allons-y, elles nous attendent. Je m’éloigne dans moi-même et me demande si les lumières de la ville vont me faire disparaître. Il suit, silencieux.
Quelques kilomètres et il me rattrape. Côte à côte, sans un mot, nous marchons. Puis, dans un murmure, il me demande pourquoi tu ne me l’as jamais dit ? Je lui parle de la forêt, il me parle de mon cul. J’ai beau être la forêt, je ne comprends plus. Il m’attrape par le bras, prend ma main et la fait doucement courir sur son entrejambe. C’est dur. Là, au milieu de la route, je bande.
Je suis la forêt et je nous enveloppe dans un voile brumeux, cotonneux, je nous avale, j’engloutis nos deux corps nus, riants, excités, pour les recouvrir de mes feuilles, de la mousse qui court le long de mes bras gigantesques, de ma terre fraîche et humide. Mes mains vont chercher les racines les plus profondes pour nous lier, nous enchaîner l’un à l’autre, l’un dans l’autre.
Nos vêtements reposent sur l’asphalte, à quelques kilomètres de celles qui nous attendent, pelotonnées à l’arrière d’une voiture abandonnée.
Nous sommes étendus, là, dans la terre, scrutant un ciel parsemé d’étoiles, nos mains courent chacune sur le corps de l’autre. Je me dis que je dois creuser un trou, un terrier, pour nous protéger, pour ne pas nous retrouver. Je me redresse, lui prend la main et comme si rien d’autre n’avait jamais existé, nous nous enfonçons plus encore. Les branches s’accrochent sur notre passage, nous coupent, nous égratignent. Arrivé au pied d’un arbre roi, aux gigantesques branches lourdes d’un feuillage impénétrable, je lui lâche la main et me jette à quatre pattes sur le sol meuble. Dans une frénésie animale, j’en retourne la terre et m’enfonce peu à peu sous ce roi immobile, évitant ses racines, creusant toujours plus profondément. Lorsque j’en ressors, la peau brunie, les ongles noirs, le corps en sueur, il est là, les bras chargés de feuilles mortes et de mousses verdoyantes. Je me retourne et m’enfonce, il me suit. Tapis au fond de notre terrier, l’un dans l’autre, nous nous endormons sur le lit de feuilles. Le jour se lève.
Prenant soin de rester à bonne distance de la route, je cueille ce qui semble être des fruits, je ramasse des champignons, des feuilles, j’arrache des racines. Un peu plus tard, j’entends couler une rivière et décide de m’en approcher. L’eau est fraîche. Après plusieurs gorgées, j’en remplis ma bouche mais ne l’avale pas, lui aussi aura soif. Je retourne vers notre terrier lorsque derrière moi j’entends une voiture s’arrêter. À pas de loup et à quatre pattes, je m’aventure vers la route tout en restant caché derrière les herbes hautes qui bordent la lisière de la forêt. Ne pouvant me retenir plus longtemps, j’avale la gorgée d’eau. Quatre policiers ramassent nos vêtements laissés là. Ils les montrent à Marie et Karine, qui, enveloppées dans d’épaisses couvertures, acquiescent en sanglotant. L’un des policiers regarde dans ma direction, mais ne me voit pas.
J’attends, à l’affût, le moment propice pour disparaître. Ils font monter les deux femmes dans la voiture et s’en vont. Il y aura une battue, peut-être. Je retourne à la rivière, remplis ma bouche et file jusqu’au terrier, le dos courbé pour me glisser le plus discrètement possible parmi les fourrés. Étendu sur le lit de feuilles, il m’attend. Je me mets au-dessus de lui, il sourit, ouvre la bouche et boit à sa fontaine.
À la nuit tombée, il sortira chasser et ce sera à mon tour de l’attendre. Mais je sais que dans l’obscurité, il ne pourra éviter toutes mes branches. Il reviendra alors couvert de plaies et d’égratignures. Je les lécherai pour le soigner et ensuite je l’enculerai, dans la fraîcheur de la terre.
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