Andy se fit tatouer le nom de Lori sur son avant-bras gauche au cours d’une soirée arrosée, l’année de ses dix-sept ans. Dans sa totalité, l’inscription disait : « Lori & Andy, pour toujours et à jamais » — toute en majuscules, réalisée par sa meilleure amie Susan avec son matos de tatouage fait maison. Elle […]
Une Greffe à deux voies
de Sarah Pinsker
Andy se fit tatouer le nom de Lori sur son avant-bras gauche au cours d’une soirée arrosée, l’année de ses dix-sept ans. Dans sa totalité, l’inscription disait : « Lori & Andy, pour toujours et à jamais » — toute en majuscules, réalisée par sa meilleure amie Susan avec son matos de tatouage fait maison. Elle était fière comme tout de ce dernier, fabriqué à partir de piles neuf volts, de quelques composants d’un vieux lecteur DVD et d’un stylo à bille. Le tatouage était hideux et faisait un mal de chien, et il s’avéra qu’il n’était pas du tout au goût de Lori. Elle largua Andy deux semaines plus tard, juste avant de partir pour l’université.
Quatre ans après, ce fut le bras droit d’Andy qui se retrouva broyé dans la moissonneuse. Le membre y passa tout entier, jusqu’à l’épaule, la clavicule droite et tout ce qui s’y rattachait. Ses parents prirent la décision quand il était encore inconscient. Il se réveilla dans une chambre d’hôpital à Saskatoon avec un bras robotisé et un implant dans la tête.
— Interface neuronale directe, déclara sa mère, comme si cela expliquait tout.
Elle parlait sur le ton qu’elle avait employé quand il avait cinq ans pour lui expliquer où allait le bétail quand on le faisait monter dans les camions. Elle se tenait au bord de son lit d’hôpital, les bras croisés et les doigts pianotant sur ses biceps musclés, comme si elle était impatiente de retourner à la ferme. Les rides sur son front et la crispation de sa mâchoire indiquèrent à Andy qu’elle était inquiète, même si rien ne transparaissait dans ses paroles.
— Ils ont mis des électrodes et une puce dans ton cortex moteur, poursuivit-elle. Tu es bionique.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il essaya de bouger la main droite pour se toucher la tête, mais la main ne répondit pas. Il se servit de la gauche et ses doigts rencontrèrent des bandages.
Son père prit la parole depuis sa chaise près de la fenêtre, les yeux dans l’ombre de sa casquette John Deere :
— Ça veut dire que tu as un bras prototype et qu’un tas de gens aimeraient bien savoir ce que ça va donner. Ça pourrait aider pas mal de monde.
Andy regarda là où son bras aurait dû se trouver. Les zones où la chair rejoignait la prothèse étaient dissimulées par des bandages ; plus bas, l’éclat du métal neuf et le noir mat des câbles. Le nouveau bras ressemblait un peu à leur énorme rampe d’irrigation, tout en arêtes, en arcs et en tuyaux. Il se terminait par une pince : un pouce et des doigts fusionnés. Andy essaya de se remémorer les particularités de sa main droite : les taches de rousseur sur le dos, la cicatrice laissée par le frottement des cordes sur ses articulations, les cals sur la paume. Qu’avaient-ils fait de son bras ? Était-il dans une poubelle quelque part, catalogué comme déchet médical ? Il devait être salement en bouillie, sinon ils auraient essayé de le recoudre.
Il regarda l’autre bras. Une perfusion était plantée dans le Toujours de son tatouage. Il avait l’impression d’avoir mal quelque part, mais il ne sentait pas grand-chose. Peut-être que la perfusion était là pour ça. Il tenta à nouveau de lever son bras droit. Celui-ci refusa encore de bouger, mais cette fois il ressentit une douleur dans la poitrine.
— Les prothèses ne sont pas censées ressembler à des bras, de nos jours ? demanda-t-il.
Sa mère, pragmatique, se chargea de lui répondre.
— Celles dont tu parles sont loin d’être aussi pratiques. Plus tard tu pourras remplacer cette main-là par une plus réaliste, si tu veux, mais pour avoir le plein usage de ton bras, ils disent qu’il faut l’interface neuronale. Il ne restait pas assez de nerfs pour envoyer les impulsions vers une main, sinon, même avec un machin ultra sophistiqué.
Il comprenait.
— Comment je m’en sers ?
— Tu ne t’en sers pas, pas avant un moment. Mais ils ont pu le fixer tout de suite. Dans le temps, ils auraient attendu que le moignon guérisse avant de te l’installer, mais là ils ont dit qu’ils devaient se lancer et la fixer.
— Tu n’as pas de moignon, de toute façon. (Son père fit le geste de couper sa propre épaule pour souligner ses paroles.) Tu as de la chance d’avoir encore une tête.
Il se demanda quelles avaient été les autres options, si seulement il y en avait eu. C’était plutôt logique que ses parents choisissent celle-ci. En Saskatchewan, leur ferme avait toujours été en première ligne question nouvelles technologies. Ils croyaient en l’automatisation. Ils aimaient travailler la terre avec des machines, la quadriller avec des feuilles de calcul et des bases de données, labourer les champs depuis le confort de leur bureau.
Andy, lui, était pour le retour aux sources. Il aimait sentir le soleil sur son visage. Il avait un attelage de Shire pour le labour, et leur fumier lui servait d’engrais. Quand venait le temps de la moisson, il utilisait la vieille moissonneuse diesel de son père, sa plus grande concession à la vitesse et à l’efficacité. Et maintenant, elle lui avait pris son bras. Il ne savait pas si c’était un argument en faveur de ses chevaux et de ses tracteurs, ou en faveur des machines automatisées de ses parents. Les machines pouvaient emporter votre clôture si vous vous trompiez dans la programmation des coordonnées, mais à moins que vos calculs soient vraiment à côté de la plaque, elles n’arriveraient sans doute jamais jusqu’à votre bureau. D’un autre côté, c’était lui et personne d’autre qui avait eu la stupidité de plonger son bras dans la barre de coupe coincée.
Le monde d’Andy se réduisit aux limites de sa chambre d’hôpital. Debout près de la fenêtre, il décryptait le temps et réprimait l’envie impérieuse d’appeler ses parents, qui s’occupaient de sa petite ferme voisine de la leur en son absence. Avaient-ils terminé de moissonner avant les premières gelées ? Avaient-ils rapproché le poulailler de la maison ? Il était obligé de se fier à eux.
Le docteur ne tarda pas à lui retirer ses calmants.
— Vous êtes en bonne santé, déclara-t-il. Mieux vaut affronter la souffrance que devenir accro aux opiacés.
Andy opina en se disant qu’il saurait faire face. Il connaissait les douleurs du travail physique, des jours où vous travaillez jusqu’à tout juste tenir debout, et là un Shire décale son poids sur une autre jambe et vous écrase le pied, et vous devez quand même vous lever pour bosser le lendemain.
Mais maintenant son corps lui transmettait tout un nouveau dialecte de souffrance : des douleurs superposées à d’autres, des élancements dans des zones qui n’existaient plus. Il apprit à faire la différence entre les douleurs cinglantes et poignantes, entre un point sensible et une brûlure. Quand le pire se fut déchaîné sur lui, une tornade interminable, le docteur lui donna le feu vert pour commencer à utiliser son bras.
— Tu apprends vite, mon pote, lui dit son ergothérapeute quand il eut maîtrisé la prise en main d’une brosse à dents. (Brad était un Assiniboine baraqué, de deux ans seulement plus vieux qu’Andy, et habité d’un enthousiasme à toute épreuve.) Demain, tu pourras essayer de t’habiller tout seul.
— Vite, c’est relatif.
Andy posa la brosse à dents, puis tenta de la reprendre. Il l’éjecta de la table.
Brad sourit, mais ne fit pas mine d’aller la ramasser.
— Bah, c’est une habitude à prendre, hein ? Tes muscles ont de nouveaux rôles à apprendre. Et puis une fois que tout ça sera passé, la vraie éclate commencera avec cet appareillage.
La vraie éclate serait intéressante, si jamais il parvenait jusque-là. Les fonctions spéciales. Il allait devoir apprendre à interpréter le signal de la caméra située sur son poignet, reliée directement à son cerveau. Il y avait des lampes torche et des données télémétriques corporelles à activer et désactiver. Il était impatient de mettre vraiment ces équipements à l’épreuve : explorer les recoins obscurs d’un moteur, retourner un veau qui se présente par le siège. C’était le genre de leçons qui méritaient qu’on s’accroche. Andy se baissa et se concentra pour refermer sa main sur la brosse à dents tombée par terre.
Peu avant le jour de sa sortie, une infection se déclara sous son aisselle. Le docteur lui donna des antibiotiques et draina le fluide. Cette nuit-là, transpirant de fièvre, il rêva que son bras était une route nationale. À son réveil, l’impression persista.
Andy n’avait jamais rien voulu d’extraordinaire. Il avait voulu que Lori l’aime, pour toujours et à jamais, mais elle ne l’aimait pas, point à la ligne. Quand il était petit, il avait réclamé le veau qui avait les yeux bleus, Maisie ; il l’avait gardée jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour être vendue, point à la ligne. Il n’avait jamais envisagé de faire quoi que ce soit à part travailler ses terres à côté de la ferme de ses parents, et reprendre celle-ci quand ils seraient à la retraite. Il était inutile de vouloir plus.
Maintenant, il voulait être une route, ou du moins son bras droit le voulait. Il le souhaitait même avec une ardeur qui stupéfiait Andy, un désir muet provenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de lui. Non, c’était plus que cela. Son bras ne voulait pas seulement être une route. Il savait qu’il en était une. Pour être précis, une portion d’asphalte à deux voies, longue de quatre-vingt-dix-sept kilomètres, dans l’est du Colorado. Une portion qui menait droit vers les montagnes, mais qui se satisfaisait de ne pas les atteindre. Des barrières de chaque côté, des barbelés et des prairies.
Andy n’était jamais allé dans le Colorado. Il n’avait jamais quitté la Saskatchewan, pas même pour aller à Calgary ou Winnipeg. Il n’avait jamais vu de montagnes. Il était pourtant capable de décrire leur silhouette qui se découpait dans le lointain, ainsi que les numéros des étiquettes accrochées aux oreilles des vaches à tête blanche ; ce n’était donc pas le produit de son imagination. Il était lui, et il était aussi une route.
— Prêt à retourner au boulot, mon vieux ? Comment tu te sens ? lui demanda Brad.
Andy haussa les épaules. Il savait qu’il devrait parler de la route à Brad, mais il ne voulait pas s’attarder plus longtemps à l’hôpital. Déjà que ses parents avaient dû finir la moisson à sa place, en se plaignant tout du long de ses machines archaïques… Il n’allait certainement pas prendre le risque d’être retenu ici.
— L’infection a disparu, mais ce truc est bavard. Il faut encore que je m’y habitue, dit-il – et c’était la vérité.
Son bras l’informait de la température, des niveaux de divers polluants dans l’air. Il l’avertissait quand Andy ne se ménageait pas assez sur le tapis de course. Et puis il y avait la route.
Brad se tapota le front.
— Tu te souviens comment bloquer l’afflux de données si elles sont trop nombreuses ?
— Ouais. Ça va aller.
Brad sourit et s’empara d’une glacière qu’il avait amenée avec lui.
— Super, mec. Dans ce cas, aujourd’hui tu vas bosser sur des œufs.
— Des œufs ?
— Tu es fermier, non ? Tu dois pouvoir ramasser des œufs sans les casser. Et puis il faut que tu te fasses à manger. Crois-moi, ça c’est le niveau expert. Plus dur que tous ces machins sophistiqués. Tu maîtrises les œufs avec cette main, tu décroches ton diplôme.
Une semaine plus tard, Brad et les docteurs lui donnèrent enfin la permission de partir.
— Tu veux conduire ? demanda son père en lui tendant les clefs de sa camionnette.
Andy secoua la tête et alla se placer côté passager.
— Je ne suis pas certain d’arriver à passer la seconde. Il faudra peut-être que je prenne une automatique à la place de celle-ci.
Son père lui jeta un coup d’œil à la dérobée.
— Peut-être. Ou bien tu pourrais t’entraîner un peu autour de la ferme ?
— Je n’ai pas peur. Je suis seulement prudent.
— Très bien, très bien.
Son père démarra le moteur.
Il n’avait pas peur, mais c’était plus que de la prudence. Au début, la joie de se retrouver chez lui éclipsa cette impression étrange. L’impression de la route. Il pratiqua les exercices qu’on lui avait enseignés en kinésithérapie. Ils lui avaient réappris à se raser, à cuisiner et à se laver, et il réapprit tout seul à panser et à harnacher les chevaux. Il retrouva ses potes de son ancienne équipe de hockey au bar de la ville, pour essayer de se prouver que tout était normal.
Graduellement, son mal-être prit de l’ampleur. Comment pouvait-on être une route, en un endroit donné, et cependant ne pas s’y trouver ? Tout lui semblait en décalage. Il avait toujours adoré manger, mais maintenant la nourriture n’avait plus de goût. Il s’obligeait à cuisiner, mâcher, avaler. Il se fixa des objectifs en nombre de bouchées à ingurgiter durant chaque repas.
Il avait perdu du muscle à l’hôpital et maintenant il maigrissait. Son nouveau corps était sec au lieu d’être massif. Il n’avait jamais été du genre à se contempler dans le miroir, mais il se força à regarder. Une histoire de motivation, peut-être. Une façon de communiquer avec son propre cerveau. Il comptait ses côtes. Le manchon synthétique qui adoucissait la transition entre ses pectoraux et son bras artificiel pendait un peu à cause du poids qu’il avait perdu. S’il fallait signaler quelque chose aux médecins, c’était ça. Les intervalles menaient aux frictions, avaient-ils dit, ce qui laissait la porte ouverte aux irritations, aux écorchures et à l’infection. On ne fait pas travailler un cheval qui a une blessure de harnais.
Dans le miroir, il observa son visage émacié, son épaule amincie, le manchon. Son bras gauche, avec sa déclaration d’amour en dents de scie. Côté droit, il voyait une route. Une illusion. Un bug dans le logiciel. Épaule, route. Il savait que tout était là : la main-pince, les os en métal, le câble-tendon. Il ouvrit et ferma la main. Elle était toujours là, mais en même temps elle avait disparu.
Il mesurait la ration de céréales des chevaux avec sa main de route, passait la main gauche sur leur poil d’hiver hirsute. Il graissait les machines avec sa main de route. Il soulevait des balles de foin et des sacs de grain avec ses deux bras qui travaillaient de concert. Il bricolait sur sa camionnette dans le garage. D’autres camions progressaient lentement sur une nationale enneigée du Colorado, reliée à lui par des câbles, des électrodes, par des voies artificielles qui s’étaient d’une façon ou d’une autre frayé un chemin depuis son cerveau jusqu’à son cœur. Il s’allongea sur son allée gelée, les bras le long du corps, et sentit les camions passer en grondant.
Le dégel fut tardif dans les deux lieux d’Andy, la ferme et la nationale. Il avait espéré que le remue-ménage du printemps lui apporterait un peu de soulagement, mais il se sentait encore plus divisé.
Il essaya d’expliquer cette impression à Susan, alors qu’ils buvaient une bière dans sa minuscule véranda. Elle était revenue s’installer en ville pendant son séjour à l’hôpital, dans un tout petit appartement qu’elle louait au-dessus du salon de tatouage. Un énorme poêle ventru occupait presque tout l’espace de la véranda, ce qui lui permettait de porter des débardeurs même à cette saison. Ses bras étaient des frises chronologiques retraçant les progrès de quelqu’un d’autre ; sa propre évolution devait être sur d’autres bras, là-bas à Vancouver. Elle était partie juste après le lycée pour faire son apprentissage auprès d’un roi du tatouage. Andy n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle était revenue, mais elle était bien là, comme avant.
Les manches de sa veste dissimulaient ses bras à lui. Non pas qu’il cherchait à cacher quoi que ce soit. Il tenait sa bière de la main gauche maintenant, mais uniquement parce que sa main droite rêvait d’asphalte et de virevoltants. Il ne voulait pas la déranger.
— Peut-être que c’est du recyclé, déclara Susan. Peut-être qu’avant il appartenait à un éleveur du Colorado.
Andy secoua la tête.
— Ce n’est pas dans le passé, et ce n’est pas une personne sur la route.
— Le logiciel, alors ? Peut-être que c’est ça, la partie recyclée, et que la puce était destinée à une de ces nouvelles routes intelligentes près de Toronto, celles qui conduisent ta voiture à ta place.
— Peut-être.
Il vida sa bière, puis laissa tomber la canette sur le plancher de la véranda et l’écrasa avec le talon de sa botte. Il suivit ses cicatrices du bout des doigts ; d’abord le cuir chevelu, puis en travers de sa poitrine en descendant, là où le métal rejoignait la chair.
— Est-ce que tu vas en parler à quelqu’un d’autre ? demanda Susan.
Il écouta les grillons, les voix graves des grenouilles. Il savait que Susan les entendait également. Il ne pensait pas qu’elle puisse entendre la route vrombir dans son bras.
— Nan. Pas pour le moment.
Le bras d’Andy était chaque jour un peu plus dans le Colorado. Il avait du mal à communiquer avec. Il fonctionnait bien ; il était juste ailleurs. Être une route n’était pas si mal, une fois qu’on s’y était habitué. Les gens disent qu’une route va d’un endroit à un autre, mais c’est faux. Une route est là où elle est à chaque instant de la journée. Il songea à partir dans le sud, à explorer le coin jusqu’à pouvoir prouver que ce lieu existait bel et bien, mais il ne pouvait pas justifier une telle absence après avoir passé tout ce temps à l’hôpital. Les champs devaient être labourés, retournés et ensemencés. Les animaux devaient être nourris et abreuvés. Il n’avait pas le temps pour les expéditions sur la route, quelle que soit l’importance de l’expédition ou de la route.
Susan le traîna à un feu de joie à la ferme Oakley. Il n’avait pas envie de venir ; il n’était pas allé à une soirée depuis qu’il avait acheté ses propres terres, mais elle s’était montrée persuasive.
— J’ai besoin de renouer le contact avec ma clientèle, et je n’ai pas envie de passer mon temps à me faire draguer, avait-elle dit.
Il laissa pendre son bras robotisé par la portière pour jouer avec la brise pendant qu’elle conduisait. Un vent de vingt-et-un kilomètres-heure, lui dit son bras. Vingt degrés. Dans l’autre endroit, cinq centimètres d’eau étaient tombés au cours des deux dernières heures, et trois véhicules étaient passés.
Le feu de joie était déjà allumé dans un espace dégagé à côté de la grange, entouré d’une foule de personnes frissonnantes. Doug Oakley avait un an de plus qu’Andy, et Hugh était encore au lycée. Ils vivaient tous les deux avec leurs parents, ce qui signifiait que la fête devait son existence à l’absence de ces derniers. La plupart des soirées auxquelles Andy avait participé ressemblaient à celle-ci, sauf qu’à l’époque il était du côté des plus jeunes au lieu d’être avec les plus âgés du groupe. Arrivé à un certain stade, vous êtes le type plus vieux et cool, mais passé ce point, vous devenez le type plus vieux bizarre qui ne devrait plus traîner avec des lycéens. Andy était plus ou moins certain d’avoir franchi cette ligne.
Susan avait apporté un gros pack de Molson pour se faire des amis et influencer les gens. Elle était occupée à le hisser hors de la banquette arrière et à transférer les bières dans une glacière posée sur l’herbe. Elle se servit et lui lança une canette, mais celle-ci rebondit sur sa nouvelle main. Il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir si quelqu’un avait remarqué l’incident, puis il fourra la canette dans la glace au fond du bac et en tira une autre. Il la tint avec sa pince et l’ouvrit de la main gauche, puis il en engloutit la moitié en une seule gorgée. La bière était froide, tout comme l’air, et il regretta de ne pas avoir pris une veste plus épaisse. Au moins il pouvait tenir sa canette dans sa main métallique. Isolant intégré.
Les lycéennes étaient toutes rassemblées près de la terrasse. La plupart tenaient des gobelets en plastique, pour pouvoir mélanger du Clamato à leur bière. Susan les regarda et eut un reniflement de dédain.
— J’aurai beau vivre jusqu’à deux cent ans, je ne comprendrai jamais ce cocktail.
Ils se dirigèrent vers le feu. Il flambait haut dans le ciel, mais sa chaleur ne s’étendait guère au-delà du premier cercle de convives agglutinés autour. Andy dansa d’un pied sur l’autre dans l’espoir de se réchauffer, de la fumée de bois plein le nez. Il examina les visages ; la plupart d’entre eux lui étaient familiers. Il y avait les fils Oakley, bien sûr, et leurs copines. Ils avaient toujours des copines. Doug avait été fiancé, à un moment, mais il ne l’était plus. Andy essaya de se souvenir des détails. Sa mère saurait sûrement ce qu’il en était.
Il s’aperçut que la fille qui se tenait désormais au bras de Doug était Lori. Il n’avait aucun problème avec ça, Doug était un mec sympa, mais Lori avait toujours parlé de l’université. Andy avait apaisé son cœur brisé en se disant qu’elle méritait mieux qu’une vie de fermière. Cela lui faisait un peu mal de la voir debout dans la lueur des flammes, les mains sous les aisselles. Ça ne l’embêtait pas qu’elle soit encore là, mais il ne pensait pas que c’était sa place. Ou peut-être qu’elle se collait seulement à Doug pour chercher un peu de chaleur ? Ça ne le regardait plus, sans doute.
Lori quitta le bras de Doug et se fraya un chemin dans la foule. Elle apparut à côté de Susan un instant plus tard.
— Salut, dit-elle en levant une main, avant de la glisser de nouveau sous son aisselle, que ce soit à cause de la gêne ou du froid.
Elle avait l’air mal à l’aise.
— Salut, répondit Andy en inclinant sa bière vers elle avec sa main robotisée.
Il essaya d’en faire un geste nonchalant. Seules quelques gouttes de bière débordèrent de la canette.
— J’ai appris pour ton bras, Andy. Ça m’a vraiment fait de la peine. Désolée de ne pas t’avoir appelé, mais j’ai eu plein de boulot ce semestre… dit-elle, laissant sa phrase en suspens.
C’était une mauvaise excuse, mais son sourire était sincère.
— C’est pas grave. Je comprends. Tu es toujours à la fac ?
— Oui, à Winnipeg. J’ai encore un semestre à faire.
— Qu’est-ce que tu étudies ? demanda Susan.
— La physique, mais après je continue en météorologie. Science du climat.
— Super. Tu sais ce qui ferait un tatouage génial pour une scientifique du climat ?
Andy s’excusa pour aller chercher une autre bière. Quand il revint, Susan dessinait un baromètre sur la main de Lori. Elles n’avaient jamais été très proches, mais elles s’entendaient plutôt bien. Susan avait aimé l’ambition de Lori, et Lori avait aimé sortir avec un mec qui avait une fille pour meilleure amie – ce qui, d’après elle, était assez inhabituel. Si elles s’étaient installées dans la même ville, CTV aurait pu faire une comédie pleine de bons sentiments sur elles : la major de promo et la punk lesbienne, deux copines de province fraîchement débarquées dans la grande ville. Il aurait fait une brève apparition en tant que cinquième roue du carrosse.
Après sa cinquième bière, il ne sentait plus rien d’autre que la route sous sa manche. Dans le Colorado, une odeur d’ozone flottait dans l’air, comme si un orage était sur le point d’éclater. Ce soir-là, après que Susan eut dessiné des tatouages au marqueur sur plusieurs de leurs anciens camarades de classe et les ait invités à passer dans son salon, après des promesses d’échanges par mail avec Lori, après le trajet de retour brumeux, il rêva que la route nationale s’était entièrement emparée de lui. Dans son cauchemar, la route remontait plus haut que son bras, plus haut que son épaule. Elle pavait son cœur, aplatissait ses membres, emplissait sa bouche et ses yeux de goudron, à tel point qu’il se réveilla avant l’aube, le souffle court.
Il prit rendez-vous avec une psy. Le visage rond du docteur Bird était jeune, mais ses cheveux étaient d’un blanc argenté. Elle hocha la tête d’un air compatissant tout en l’écoutant.
— Je ne suis pas vraiment là pour donner mon opinion, mais je pense que cette IND était peut-être précipitée. Vous n’avez pas eu votre mot à dire sur la question. Vous n’avez pas eu le temps de vous habituer à l’absence de votre bras.
— Est-ce qu’il fallait que je m’y habitue ?
— Certaines personnes en ont besoin. Certains n’ont pas le choix, parce que leur corps doit guérir avant que des prothèses standard puissent être mises en place.
Ce qu’elle disait était logique, mais cela n’expliquait pas tout. Cela aurait expliqué des douleurs fantômes, ou bien des rêves dans lesquels son bras l’étranglait. Il avait lu des trucs là-dessus. Mais une route ? Aucune de ses théories ne collait. Il rentra chez lui en empruntant une nationale plate bordée de prairies, puis une route de campagne plate bordée de prairies, entre des champs en jachère et des pâturages. Le chemin qui menait à la ferme de ses parents et à sa propre parcelle de terre derrière celle-ci était en terre battue. Les amortisseurs de sa nouvelle camionnette étaient pourris, et il rebondissait sur son siège à chaque ornière.
Il avait passé toute sa vie ici, mais son bras était convaincu que sa place était ailleurs. Sur le chemin du retour, il lui parla sans avoir besoin de mots. Il le tirait dans une autre direction. Demi-tour, disait-il. Sud, sud, ouest. Je suis ici et je ne suis pas ici, pensa Andy – ou pensa son bras. J’aime ma maison, essaya-t-il de lui dire. Mais alors même qu’il le formulait, il désirait plus que tout se sentir complet là où il était, à la fois dans la Saskatchewan et dans le Colorado. Cette façon de vivre n’était pas saine. Personne ne pouvait vivre en deux endroits à la fois. C’était un dilemme. Il ne pouvait pas quitter sa ferme, à moins de la vendre, et la seule part de lui qui était d’accord avec ce plan ne faisait même pas vraiment partie de lui.
Cette nuit-là, il rêva qu’il conduisait la moissonneuse dans son champ de colza quand elle se bloqua. Il descendit de la cabine pour la réparer, et cette fois elle s’empara de sa prothèse. Elle engloutit le métal et le câble, et il se prit à espérer qu’elle se contenterait d’arracher tout l’ensemble à son corps, qu’elle l’en débarrasserait jusqu’au cerveau, afin qu’il puisse repartir à zéro. Mais elle ne s’arrêta pas là. Elle ne s’arrêta pas au bras. Elle déchiqueta et arracha, et il sentit un tiraillement dans sa tête qui se changea en élancement, puis en une douleur aiguë, puis aiguë et aiguë encore.
La douleur ne disparut pas quand il se réveilla. Il crut à une gueule de bois, mais aucune gueule de bois ne lui avait jamais fait cet effet. Il réussit à atteindre la salle de bains pour vomir, puis il rampa vers son portable près du lit pour appeler sa mère. La dernière chose à laquelle il pensa avant de s’évanouir fut que Brad ne lui avait jamais appris à ramper avec sa prothèse. Ça fonctionnait plutôt bien.
Il se réveilla à l’hôpital, une nouvelle fois. Il regarda d’abord ses mains. La gauche était toujours là, la droite était toujours robotisée. Avec la gauche, il palpa les contours familiers de la prothèse et du manchon. Tout était encore là. Sa main remonta jusqu’à sa tête, où ses doigts rencontrèrent des bandages. Il tenta de lever sa prothèse, mais elle ne bougea pas.
Une infirmière entra dans la chambre.
— Vous êtes réveillé ! dit-elle avec un accent des Caraïbes. Vos parents sont rentrés chez eux, mais ils ont dit qu’ils reviendraient après le déjeuner.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Une vilaine infection autour de la puce dans votre tête, alors ils l’ont extraite. La bonne nouvelle, c’est que les électrodes sont toutes opérationnelles. Ils vous poseront une nouvelle puce quand l’inflammation aura disparu, et vous pourrez réutiliser cette belle petite machine en un rien de temps.
Elle ouvrit le store. Depuis son lit, Andy ne voyait que du ciel, bleu et serein. Un ciel parfait sous lequel travailler. Il baissa de nouveau les yeux sur son bras métallique, et il se rendit compte que pour la première fois depuis des mois, il voyait le bras et pas le Colorado. Il pouvait toujours évoquer l’image de la route, sa route, mais il n’y était plus. Il ressentit une pointe de nostalgie. C’était comme ça, point à la ligne.
Quand l’inflammation disparut, une nouvelle puce fut implantée dans sa tête. Il attendit que celle-ci se manifeste, qu’elle lui dise que son bras était un hors-bord ou un satellite ou une trompe d’éléphant, mais il était de nouveau seul dans sa tête. Sa main obéissait à ses ordres, comme une main. Ouverte, fermée. Pas de vaches, pas de poussière, pas de route.
Il demanda à Susan de venir le chercher à l’hôpital. En partie pour que ses parents n’aient pas une fois de plus à chambouler leur agenda, et en partie parce qu’il avait quelque chose à lui demander.
Dans sa voiture, en route vers chez lui, il remonta sa manche gauche.
— Tu te souviens de ça ? demanda-t-il.
Elle jeta un coup d’œil à son bras et rougit.
— Comment est-ce que je pourrais l’oublier ? Je suis désolée, Andy. Personne ne devrait passer sa vie avec un tatouage aussi atroce.
— C’est pas grave. Je me demandais seulement, enfin tu vois, si tu pouvais l’arranger. Le modifier.
— Bon sang, j’adorerais ! Tu es la pire pub imaginable pour mon salon. Tu avais quelque chose en tête ?
Oui. Il observa les lettres en dents de scie. Le « I » de « LORI » pourrait facilement être transformé en « A », et le nom tout entier pourrait se fondre dans COLORADO. C’était à lui de se souvenir. Quelque part, dans une poubelle de déchets médicaux à Saskatoon, il y avait une puce électronique qui savait qu’elle était une route. Une puce qui était un bras qui était Andy qui était une portion d’asphalte à deux voies, longue de quatre-vingt-dix-sept kilomètres, dans l’est du Colorado. Une portion qui menait droit vers les montagnes, mais qui se satisfaisait de ne pas les atteindre. Pour toujours et à jamais.
par Sarah Pinsker
publié dans N° 11
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