Strictement rien n’avait changé dans le jardin. Mario mit les mains derrière le dos un moment, puis devant le ventre. Il se tournait les pouces. Il avait de beaux gants blancs mais c’était tout ce qu’il pouvait faire. Enfin pas tout. De temps en temps, mais vraiment très rarement (et il fallait être patient pour voir ça), il dénichait une corde à sauter on ne savait trop où et faisait quelques sauts avec. Mais il n’était pas vraiment crédible, avec sa corde à sauter, alors on pouvait se dire que cela ne valait pas la peine d’attendre pour le voir.
Luigi, lui, avait plus de tours dans son sac. Il se tournait aussi les pouces, bien sûr, mais en plus il faisait des pompes et des petits sauts, par ailleurs beaucoup plus élégants que ceux de Mario. Parfois, surtout, il jetait une petite graine bizarre sur les pierres alentour qui se transformaient alors en tortues et s’en allaient ailleurs. À les voir là, les deux, on se demandait pourquoi Mario s’accaparait systématiquement la vedette. Après tout, il était clairement plus trapu que Luigi, et ce tour de la graine magique, eh bien, ce n’était pas juste la cerise sur le gâteau, c’était une vraie bombe. Malheureusement, le monde est fait ainsi, la profondeur ne paie pas. Il faut être d’emblée marrant, avoir quelque chose à donner dès les premiers petits grattements de surface, c’est comme ça. Et avec Luigi, il fallait attendre pour comprendre ce qu’il pouvait offrir. Parce que rien sur lui ne laissait deviner son tour magistral avec la graine. Son costume était vert, discret, sa maigreur lui donnait un air pensif. Vraiment, le jour et la nuit comparé à ce petit dodu surexcité de Mario, avec son charme de pizzaiolo qui vous dit « chef » par-ci et « chef » par-là, tout en faisant de l’œil à votre femme. Mario, on se l’imaginait facilement en cupidon sur une fourrure devant un feu de bois. Luigi, c’était la dégaine du poète un peu extravagant prêt à aligner des phrases nerveuses qu’il ne finirait pas. Le genre de gars qui a beau bander dur et longtemps mais qui, quand on le regarde, a tout d’un éjaculateur précoce.
Quoi qu’il en soit, cette fois-ci, Luigi dominait. C’était la troisième fois qu’il transformait des pierres en tortues et Mario restait planté là à se gratter la tête.
« Dis donc, Luigi, fit-il. Tu comprends pourquoi on n’est toujours pas passés à l’écran suivant ? On a fait tout ce qu’il y avait à faire, dans celui-là. »
Luigi ne pouvait pas répondre tout de suite : il était en pleine séquence d’animation continue. Mais lorsque la dernière tortue disparut du bord de l’écran, il se tourna vers Mario et répondit :
« Je suppose que quelqu’un a renoncé à nous faire passer.
– Mais pourquoi on est encore là, du coup ? On aurait pu nous éteindre. Toi et moi, on ne se tournerait pas les pouces, on ne serait juste plus là : zap, finito, pausa ! En attendant que la partie reprenne pour de vrai.
– Bah. Qu’est-ce que j’en sais. Dans cinq minutes, en tout cas, la console va se mettre en veille. »
Et c’est ce qu’elle fit en effet. Tout devint noir. Mais le calme ne dura que quelques secondes car Mario et Luigi furent arrachés de leur absence au monde et se retrouvèrent là, à nouveau, à se tourner les pouces.
« Dio cane ! hurla Mario. Che vuole, la faccia di cazzo ? Il veut jouer ? Ou pas ? Pourquoi est-ce qu’il bouge la manette, alors ?
– Tu as mal regardé, Mario, lui fit remarquer Luigi, l’air toujours aussi pensif. Ce n’est pas lui qui a fait bouger la manette, mais un truc plus petit. C’était bref, un attimino, mais je suis sûr de l’avoir vu passer dessus.
– Le monstre de fin de niveau, tu penses ? demanda Mario sur un ton circonspect.
– Bah », dit Luigi.
Au-dessus d’eux, une plante séchait. Avec la lueur du jardin de Mario et Luigi pour tout éclairage. Un chat maigre essayait de trouver une position confortable sur le canapé brun, à côté de la main droite qui tenait encore la manette de jeu. Quelque chose puait horriblement dans la chambre et l’animal ne cherchait pas vraiment une position pour s’endormir ; il cherchait une position moins douloureuse pour mourir.
Si seulement son maître n’avait pas complètement baissé les volets ! Juste une fente ! Rien qu’une petite fente toute discrète pour passer dessous. Mais non : il avait tout cloîtré et il ne restait plus rien dans le placard. Le chat avait déjà tout oublié du bonheur qu’il avait vécu lorsqu’il s’était introduit là-dedans, et qu’il y avait déchiqueté le sac de crackers sans que personne ne le gronde. Un moment magique. Mais ça faisait trois semaines déjà. Il y avait encore de l’eau dans la cuvette des toilettes mais les crackers étaient finis pour de bon. Il ne restait plus rien.
La main gauche reposait dans le cendrier, l’index et le majeur portaient des traces de brûlures du mégot encore coincé entre les deux. Mais tous les doigts étaient très maigres, de toute façon, comme le visage creux du maître et sa tête renversée en arrière sur le canapé. Sa bouche était entrouverte mais il ne ronflait pas et sa langue commençait à enfler.
« J’espère qu’ils ne feront plus bouger la manette, dit Mario. Je n’en peux plus. »
Il s’inquiétait pour rien, cette fois. Même s’il ne le savait pas, il ne restait vraiment plus qu’à attendre que la console se mette en veille.
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Cela fait plaisir, André, de retrouver cette nouvelle magistrale (à mon avis une de tes meilleures) sur la toile. Mon fils et moi l’avons lu et relu à d’innombrables reprises. Je te salue bien et on se retrouvera sur Facebook.
A+,
José Luis
Merci pour cette jolie nouvelle qui confronte deux mondes. Très inspirant!
Mick