Hier, nous avons mangé le roi. Nous l’avons trouvé nu au retour de la pêche, endormi et lourd. Nous l’avons trouvé allongé sur le dos, la bite à l’air. Nous l’avons trouvé repu de nos réserves et comblé de nos femmes. Le roi avait des tatouages sur les bras, les épaules et la largeur du torse : des reptiles, des boulons, une locomotive bleu sang, et il bavait un peu, il était saoul.
La nuit est entrée avec nous dans les appartements du roi, elle était de velours et d’eaux secrètes. Dans le creux des coussins, les yeux de nos épouses, comme ceux de grands oiseaux, nous voyaient poser les sacs, la manne, les vivres du royaume et le roi s’étranglait de sommeil en remâchant sa langue.
Il avait bu et fumé, il avait foutu nos compagnes, il s’était gavé de nos biens et engendrerait nos fils. La peau de son corps blanc était couverte de signes, ponctuée de coups. Il s’était battu contre chacun de nous et nous avait tous vaincu.
J’ai enfoncé mon gant de plongée roulé en boule dans sa bouche et poussé. Pupille. L’œil ouvert, déjà, ne savait plus cligner. Son éveil : une panique, j’ai encore forcé. D’autres tenaient les mains, les pieds ou s’asseyaient sur son ventre, lui tiraient les cheveux. Les femmes restaient coites et, par la porte ouverte, le vent roulait nos viles odeurs à la mer.
Le roi, écarquillé, cabrait encore, malgré tout. Avec un burin d’ouvrage nous avons fracturé son crâne. Nous avons, hier, ouvert la tête de notre roi, pour partager sa cervelle et la manger.
Son corps ouvert, à demi vide, ficelé, pend et les dessins ternissent sur sa peau boucanée.
Dans ma bouche, le goût du roi. Je rame dans le chenal strié de longs pans d’ombre, l’eau qui se referme est turquoise après moi. Les façades font un corridor de murs immenses aux mille yeux crevés.
Je canote, dos à ma destination. Des frégates à pattes jaunes, perchées sur les appuis, me lorgnent, tête en biais, prédisant mon retour. À mes pieds : des gants, des cordes, un masque et un pince-nez, une barre, un burin. Je tire sur les rames puis laisse la barque aller, filer.
Paillettes sur les peaux tièdes, les surfaces des flottes. Par un trou dans le mur on voit un tapis gavé d’eau, une statue d’ange gagnée d’algues mousseuses, les restes d’une machine, blancs émaux, rouilles oranges.
Le roi est tiède, fade, doux sur nos langues. Nos femmes sont enceintes. Nous sommes libres. Je me laisse aller en arrière encore un peu, à ralentir, ralentir quasi à l’immobile, seul le roulis de fond, respiration de mer. Libres de nous réorganiser. Libres de choisir notre rôle en attendant le roi qui vient.
Ce matin je me suis levé parmi les premiers pour prendre un canot de pêche. Le soleil entrait par chaque puits et nos femmes étaient belles. Le roi, hissé par nous, ouvert de bas en haut, pendait dans son nid de cordage. Je le regardais, il me regardait, il n’avait plus d’yeux, et le soleil en surplomb des tours faisait des points aveugles.
Je fais partie des cinquante pour cent. Sur six, trois vont plonger quant trois restent au repaire. Sur trois qui restent, deux ne font qu’attendre et ordonner, le dernier devra geindre, mendier les rognures. Ceux qui dominent et mangent sans travailler ont pour habitude de le rosser : ils évacuent ainsi leur peur, la crainte constante d’une rébellion chez les plongeurs. C’est parmi eux, presque toujours, que le roi vient au jour.
Ma barque dérive et racle sur un pylône une poignée bruissante de moules grosses comme l’ongle. Je me hisse aux bois qui grincent. Canote au-dedans des frontières du royaume. La ligne est une avenue, bassin immense avec, sur l’autre rive, une champignonnière de coupoles éclatées : le pays des huit pattes, monde sans sommeil ni règle. Il n’y a qu’une vingtaine de brasses d’ici à là. Celui qui les passe, dit-on, ne revient pas indemne. Du bout des mains je peigne l’onde, chaude comme pisse, et mes doigts rêvent.
Les profondeurs des rues cachent des secrets plus grands que les voiles de nos femmes, leurs jeux sont plus complexes. Dans mon oreilles les vagues frappent, essorent, rebattent les flancs du Sheraton. La marée palpite sous les plafonds et clapote, en reflux, aux marches d’escalier.
Je suis un bon plongeur. Je distingue à quinze mètres et connais des coins tout à fait repliés.
Les poissons, juste là, opacifient les hauts fonds, immobiles, structurés, posés entre deux limites comme une page d’écriture. On peut ne pas les voir et, quand on les traverse, c’est à peine s’ils s’écartent. Ils doivent savoir qu’ils ne sont pas comestibles.
Sur cinquante pour cent, deux tiers sont des esclaves et un est renégat. Sur cinquante pour cent, deux tiers sont des tyrans et un souffre-douleur. Nous avons tué le roi et nos femmes sont plus belles d’être fécondées par lui.
Je louvoie entre les piliers de grues englouties. Leurs croisées d’acier noir font de grands portiques et, dans les bouts d’ombre, les parfums montent dans le déclin des lumières. Des lambeaux de tissu rose et orange, jaune d’or noués, marquent l’endroit où virer. À coups de pagaie, tête basse, je m’immisce sous le toit d’un entrepôt, une tôle frotte, je lève les bras, me bloque au plafond, voilà. La barque s’arrête. Personne d’animal ou de parlant n’a pu me voir entrer.
Je m’avance à tâtons tandis que le noir s’éclaircit. Crache dans l’eau pour voir les cercles s’agrandir. Pupille. Puis, quand la chaleur tiraille presque de trop, j’équipe et me coule à l’eau. Une fois j’inspire et me fous la gueule dessous. Puis avec le masque. Puis avec le pince-nez. Ça y est, je respire fort, je halète. Ce n’est que le début. Sonore comme un tambour et vaste comme une grotte, je suis une manche à air, un ballon, j’enfle sec. Bloque.
Me voilà en descente, lié à ma corde, tiré par ma gueuse. Le noir de ma cache est envahi de bleu tandis que, pieds en pointe, je palme et palme vers le plus profond.
Notre roi est un drapeau que l’infini vent froisse.
La voie ferrée, ici, s’est effondrée et les rails ont pliés, tendus sous la masse comme des ressorts de baliste. Les wagons descendent, centimètre à centimètre, le convoi avance à dix-sept mètres de fond, il poursuit sa descente comme montent les coraux : le train lent des mondes noyés.
L’instant est une caresse, il est toute ma vie. Je fais claquer mes oreilles au passage des cinq mètres. Des algues amicales, longues comme des fouets et translucides, s’étirent des toits bombés, s’entortillent au contrepoids. Par jeu j’expire un peu et des billes montent, de mes lèvres à mes cuisses.
Sur les bras des aiguillages et les parois des fosses d’entretiens buissonnent les anémones. D’une chatière élargie au bas-ventre d’un container sort la face aplatie d’un poisson-spectre : ses yeux sont pleins de larmes derrière le masque et il grimace en me cédant la place.
Dedans c’est en aveugle qu’on chasse les conserves. L’espace est, en entier, fixé dans la mémoire, ses volumes et ses angles, ses richesses, ses pièges. Ne pas retrouver l’issue c’est périr étouffé. Le temps devient une pulsation, une sensation de froid entre les dents, une crispation du visage. Il s’étire sous les oreilles et du cœur à l’estomac, dans les extrémités mobiles des membres supérieurs.
Je coince mon croc dans une fissure et pousse, pieds sur la paroi. Un peu d’air, dans l’effort, s’échappe. Il fait tout à fait nuit, voyez-vous, et je suis tête en bas. La surface est si loin. Il n’y a que de l’eau salée. Je bosse.
Nous sommes une galaxie de poches fragiles ; nous finissons toujours par cracher un peu de sang.
Pour qui seront ces boîtes, en vrac, dans le fond de ma barque ? Devant qui plierai-je, contre qui me battrai-je ?
Le soleil a tourné. Il dore les piles immenses d’un pont sans tablier, totems blancs de guano d’où pendent en cheveux gras des câbles distendus. Mon corps cuit, vidé par les plongées. J’ai mangé du corned beef, le couvercle comme pelle, puis rincé la boîte pour voir les crevettes gélatineuses remonter vers les miettes, traînée merdique et grasse tandis que je glissais. Mon corps : un faisceau de cordes usées qui tirent alors qu’elles sèchent.
Peu pressé de retrouver la colonie, je traînaille par les halles, les grands hangars aux toits pelés ou des lézards viennent s’accoupler, dougdoug de leurs queues sur la tôle comme une main gauche de ragtime. Et, là-dessous encore, des centaines de convois attendent sur mille miles de rails, une cartographie effacées, les traces d’espaces plus vastes datant de mondes fertiles.
Des nymphéas dérivent, c’est un jardin flottant, cité des rainettes beuglantes que ma proue désoblige. Plus loin, sur une plage de galet, je hâle la barque devant le Monoprix, et des cafards de mer se barrent de ça de là, se bugnant sans comprendre dans leur course effrénée.
Le feu est allumé dans le terrier, un tortillon gris s’élève entre les réservoirs et, caché à ma vue, petit depuis ici, le roi pendu sourit au vent de ce qui reste de mâchoire.
Les dominants ont passé la journée à piller les ressources du roi, à pisser sur ses hardes et se tatouer l’un l’autre : un essieu et une bielle, le sang perlant noircit. Je leur ai donné ce qu’il fallait, puis battu le troisième, qui tendait la patte en reniflant vers moi.
Mon bras est courbatu d’avoir ramé et mes coups sonnent mous. Les chefs, en me lorgnant, crachent. J’imaginais leur peur enflant dans leurs tripes comme une fleur, comme une branche de pommier aux bourgeons clairs serrés, un rameau impatient d’éclore, de déchirer.
Je fais partie des trente-trois virgule trois pour cent. Je suis le pêcheur loyal. Voilà ma place et ma vérité.
— Je ne suis pas même un objet, je ne fais partie d’aucun de tes nombres, tu regardes, tu ne vois pas. Ma parole n’est qu’un bruit d’au-dehors, un cri de mouette. Comment pouvez-vous, comment peux-tu me considérer ainsi, me vider de cette façon, me déserter ?
Je mange avec ma femme, dans la lumière de mille veilleuses à huile. Son visage fendu pulse dans les ombres et sous le jeu des émotions. Pendant que le roi la violait, il la frappait contre un montant du lit et sa peau a crevé, et un œil n’ouvre plus. Pupille.
— Vous avez mangé le roi, vous l’avez tué, ouvert et dévoré. N’oublie jamais que tu sais le faire, que tu l’as fait. Tu es une bête, tu n’as aucune autorité, sur moi ni sur personne. Tu ne décides pas de ce que je suis ou ne suis pas, et ta violence, même, m’est indifférente. Tu n’es pas un homme.
— Non, je réponds. Je suis un rat.
Ma femme est belle malgré les flammes et son visage. D’un bout à l’autre du royaume, les mêmes scènes, c’est sûr, se répètent. Nous avons mangé le roi. Ma femme est belle et je ne sais plus son nom.
— Je sais un endroit caché, murmure-je dans la nuit à son oreille absente, un lieu où les trains roulent au pas. Où les poissons-spectres aux lèvres molles se plaisent en processions. Où les eaux sont si douces qu’elles rincent jusqu’à la crasse sur nos souvenirs. Là où ces convois vont, chacun aura une place. Il n’y aura plus de royaume. Nous parlerons librement avec ceux d’en face. Il n’y aura plus de pourcentage ni de coups pour qui que ce soit.
Ma femme a, sur le lobe, un duvet minuscule. Je voudrais le croquer pour connaître son goût.
Le sommeil est un trait d’union, à peine.
Un pays de papiers déchirés flottant dans le ressac ; des larves de termites gonflent les chairs du roi tué.
Une toux pointue, dans le haut du thorax : je pulvérise du rouge, et ça dégoutte sur ma main quand je torche ma bouche. Le vertige me cloue couché. La flotte salée de mes oreilles coule en sifflant. J’ai pêché vite et bien, j’ai les boîtes de ce jour, il n’est pas encore midi, voilà ma punition. Faire une syncope en barque ne pose aucun problème. Il suffit d’être patient. La douleur : une information.
Sous mes paupières closes, des nuages rouges s’effrangent. Je grille. Mon bateau dingue dans des sargasses de pochons vides. Mon corps, comme un chien trempé, geint sa fatigue.
À quelque distance, sous le porche d’un Cineplex aux néons hiéroglyphes, des bulles crèvent, montées du fond des eaux. Il y a une motrice là-dessous, un plongeur qui patauge, et moi je rame plus loin, avant qu’il ne remonte.
Cirrus jaunes crasse. Trois charognards larges coassent, croix statiques dans les ascendants, becs en poinçons, je bâille. Somnole. Acquitté le travail j’ai tout le temps du monde. Suis libre. Les pans d’immeubles engloutis sont les murs de mon labyrinthe. Nous sommes tous, ici-bas, à errer.
Trente trois virgule trois. Je ne suis pas de vos minorités. Je gagne ma vie en ce royaume dont j’ai mangé le roi.
Bientôt, sans règle et sans gouvernail, je me découvre à la frontière, au milieu du lac clair. À main droite, pendu à sa poulie, notre roi qui délite. À ma gauche, emplissant les deux yeux, les dômes de l’au-delà pullulent et s’escaladent. Je tire sur la barque. Mon cœur cogne à ma tempe. Je passe la ligne. Salive acide, tremblement là, assourdi. Eaux étrangères.
Pourquoi faire ça ? Une faille, une gueule piquée de fers à béton. Une odeur de pluie ancienne. Papillons lourds, poussiéreux. Je suis dedans. Chez les huit pattes. Que fais-je ici ? Je ne suis pas un homme.
La vue s’accommode. Du sec. Un ponton. Cinq marches carrelées. Des épices qui chauffent, des phosphorescences. Derrière moi, la lumière blanche des jours de paix, les feux de la tanière, les larmes de mon aimée. Devant, les zigzags noirs des rets des araignées. Tout ce que je sais d’elles on me l’a dit. Pas de loi, pas de hiérarchie, pas de morale. Ni jour ni nuit, la mort.
J’amarre la barque. Mes boîtes roulent, elles cliquettent. Pourquoi descendre et qu’espérer ? J’avance vers le fond, bras tendus pour écarter les fils. Cela siffle. Aussitôt, elle est là.
Quatre bras, quatre jambes, deux têtes. Une corde ombilicale pour la lier à la toile et coller les moitiés dos à dos, la mâle, la femelle. Quatre yeux.
— Qui es-tu ?
— Je travaille, je suis un rat. Toi ?
— Nous sommes de vives patiences et sommeillons tête en bas en pensant des choses identiques nous sommes dans le réseau et posons toutes questions que cherches-tu ?
— Je. Ne. Je. Autre chose. La sortie. Etes-vous heureux ?
— Nous ne répondons ne pouvons ne désirons pas nous sommes une somme n’avons pas d’opinion veux-tu que nous te tuions ?
— Merci. Non. Mais si. Si je reviens avec ma femme. Est-ce que je peux, comme vous ?
Elles sont des milliers, d’ici au plafond et de globe en globe. Le repaire des araignées est un autre dédale. Elles font vibrer leurs fils en accord. Je ne sais pas pourquoi j’ai demandé ça mais l’être double répond :
— Nous ne savons ne croyons n’estimons nous sommes constellations de désir et de peur de frustration et ne disons oui ni non reviens deux si tu le peux nous verrons.
Je voudrais parler plus. Leur dire le roi mort, nos rites, nos pourcentages.
Mais ça craque derrière moi, le lien de ma barque, et d’une tension de corde mon hôte s’escamote, je me retourne, un rat est debout dans mon canot à me scruter. Pupille. Coup de talon. Il s’éloigne du bord, fils de pute, c’est mes boîtes, ma pêche, et lui c’est un seize virgule six, un dissident, un franc-tireur.
Je cours, plonge, crawl sans souffle, me hisse, plat de rame sur mes phalanges, tiens bon, bois sur les épaules, blâme, craque, roule sur le bois, mords au talon, hurle saloperie, griffe la face, cogne, coude aux dents, tu me spolies, charogne, te crève.
Mais l’autre se faufile, tortille de son échine huileuse et mes coups dérapent, une clé aux reins, il me retourne, me maintient. Moi j’ai travaillé pour ces biens, j’ai plongé, nous avons tué le roi ensemble, mots baveux sur mon menton tandis que nous sortons à l’air vif, qu’il frappe mon visage comme un couvercle de bidon.
Le franc-tireur est fin et fort, bronzé, sec, et il me démolit pour avoir tenté de résister, je voudrais bien prier pardon, il a le regard jaune, poing droit levé, pouce sorti, il dit :
— Un seul pour commencer.
Et je peux crier autant que je veux, couché sur moi il me prive de bouger, sa main fait l’aller-retour, un poinçon, dernier influx au nerf optique. Ça ne fait pas de bruit mais je sens, avec retard, mon œil qui crève et l’épanchement salé dans mon orbite.
Il rit en me bennant à l’eau, sac percé, et rit encore en s’éloignant de ma dépouille.
Une tête et quatre membres : étoile écartelée, je fais la planche sous le ciel évidé.
Sous moi, dans des eaux troublées de sables, passent sans se soucier des souris de mer et des sépias volants. Sans bateau et sans bien, statique ou quasiment, et mon œil mort qui suinte, j’attends la lune, les étoiles, les nuées noires poussées là-haut par des vents solaires et cliquetants.
Œil ouvert, je rêve à ma femme et au goût de notre roi, aux souvenirs de nos souvenirs. Mon corps ici devrait couler au fond mais mes poumons sont deux bouées et je ballote, flasque dans le ressac, jusqu’à ce que la nuit vienne.
J’espérais les voir entassés, pris de sommeil. Ils ont veillé pour moi. Fumée âcre des lampes.
— Vous savez que je n’ai rien ramené, répété-je.
Le dominant fait passer sa main devant ma face, dedans, dehors du champ de ma vision. Il a un nouveau dessin à la base du cou, stries d’arrêtes d’une anguille. Le souffre-douleur, perché sur un tonneau de saumure, joue la gargouille et rit.
— Ils m’ont donné ta femme, dodeline-t-il.
Puis me fixe, attend une réaction.
— Demain j’irai plonger.
— Il faut que tu guérisses, dit l’autre dominant.
Un signal est peint sous son sein droit et des rigoles froides d’angoisse sourdent à ses aisselles.
— Tu ne peux pas pêcher comme ça.
— Nous te nourrirons. Tu prendras des coups en échange.
— Mon épouse.
Elle est assise dos au mur, elle encaisse. Vous ai-je dit qu’il fait très sombre, dans notre repère ? Que les ombres graisseuses plient et déplient des soies impénétrables, où l’on croit voir des insectes grouiller ?
— Ta femme te sera rendue en temps et heure. Va dormir, nous ne te battrons pas ce soir. Là, au coin, tu feras rempart contre les courants d’air.
Il se trouve que je n’ai plus la force. Qu’au-dessus de nous, dans son vieux sac de peau, notre roi se disloque et ses os, en vrac, se tassent en brinquebalant. Nos femmes, avant, avaient des noms. Elles parlaient en public. Même nous, il me semble, nous parvenions à discuter.
Le sommeil fait courir sur ma peau nue des milliers de pattes infimes : il entre par ma bouche et monte à mon cerveau pour obscurcir la pensée.
Le pilote à tête de poisson-spectre porte un képi noir, visière en vinyle. Il poinçonne notre ticket commun et, quand nous montons dans le wagon, une main est dans ma main. La robe à cerceau coince un peu, ma femme cache ses dents pour rire. Les parois sont piquées de palourdes, de coques multicolores.
Coup de sifflet. Bouffé charbonneuse.
Le train se met en route dans un transport de joie.
Elle est là, contre moi, invisible et salée, à me pincer l’épaule jusqu’à m’éveiller, elle dit :
— Sortons.
Nous sommes dehors, sur les pontons qui tanguent. Il fait à peine frais, ce n’est pas l’aube encore. Elle dit :
— Ce damné train, où est-il ? Allons-y. Allons-y ensemble. Foutons le camp.
— Le train ? C’était un rêve.
Notre roi, contre le ciel, est un papier découpé, une silhouette à la n’importe quoi. Ma femme a le visage démonté, l’obscurité ne lui a laissé qu’un œil. Je crois que ça me fait sourire.
— Mais nous pouvons essayer, je continue, tu sais. Au-delà de notre royaume il y a d’autres mondes où l’on vit autrement et où l’on s’appartient, noués les uns aux autres. Il semble que personne n’y a peur et que l’on n’y mange pas les rois.
— Comment cela s’appelle-t-il ? demande-t-elle.
Comme je ne sais pas, je dis :
— Tout y est très beau, vraiment. C’est comme dans les mondes d’avant.
Nous sommes si fragiles.
Après les digues il y a des décharges, des bidons au rebut, puis les canaux du bord du monde. On parle plus fort, librement. Murs immenses, falaises de béton. Nous vivons entourés de statues et de remparts, dans un pays gorgé d’eau où les mœllons s’affaissent.
Assis sur des blocs hiératiques, je lui dis les araignées et ce que j’ai vu là-bas, dans la cité des sphères. Derrière les enseignes du Conforama le ciel du jour s’emplit de bleuités.
— Nous sommes deux choses froissées en attente de lendemain, je dis, l’humeur poétique.
— Des rats, répond-t-elle. Des rats dans un labyrinthe.
D’ici il faudrait nager, plonger, explorer et fuir. Un rayon rose, puis un autre. Ça jaunit, ça dessine des blocs, ça trace des bornes, mers, cieux, pans verticaux. Il faudrait marcher, avancer. Tendre vers.
L’œil de ma compagne est doré, elle porte un embryon de roi. Ma paupière gauche ne ferme plus, mes mains sont vides. Pupilles.
Il faudrait partir avant que le royaume ne s’éveille. Nos corps sont las.
— Nous faisons partie des cent pour cent, je dis. Nous sommes comme tout le monde.
— Tais-toi, dit-elle. Regarde tant que tu peux.
Au-dessus de nos royaumes à la dérive, des grenouilles enflées, grosses comme des dirigeables, glissent dans un silence absolu et leurs silhouettes, étirées par le soleil nouveau, s’étalent sur nos reliefs en dessins mauves, immenses, mobiles, aussi impermanents que les sourires involontaires qui passent sur nos visages.
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Excellent texte, je vais me renseigner sur cet auteur!
Merci!