Depuis des années, pour réveiller l’homme de maïs, ma cité lui offrait des cœurs de vierges. Moi, le jour où je vins à lui, j’étais impure ; un homme m’avait touchée la veille. Les prêtres se montrèrent négligents. Ils avaient vérifié mon état le matin précédent, mais ne prirent pas la peine de le faire le jour même. Leur erreur, et la mienne, car j’avais fait l’amour avec un guerrier la veille au soir, par ressentiment, pour les défier une dernière fois avant qu’ils ne me prennent mon innocence. Sur le moment, je ne songeai pas du tout aux conséquences de mon geste.
L’homme de maïs m’attendait dans une pièce tout en haut du plus grand des temples pyramides. J’y entrai, soutenue par deux guerriers, et contemplai fixement toutes ces rangées de visages impatients. Des dizaines de prêtres s’étaient réunis pour observer l’ultime sacrifice – le mien. Je n’arrivais plus à respirer ; à chaque pas, la peur me comprimait la poitrine. J’avais peur, peur de souffrir, peur de cette absence.
L’effigie de l’homme de maïs était appuyée contre le mur qui faisait face à la porte. Il était grand, de forme humaine, avec un corps fait de feuilles entrelacées, un corps couvert d’épis de maïs à peine formés. Les prêtres se rassemblèrent autour de lui pour renouveler les sorts de préservation. Le sang s’était coagulé sur ses lèvres, comme si la vierge précédente n’avait été sacrifiée que la veille. Je tentai de m’imaginer mon cœur dans cette bouche, mon cœur dévoré par ces lèvres faites de gerbes de maïs, et je faillis avoir la nausée. Sans les guerriers à mes côtés, j’aurais pris la fuite.
Impassibles, ils m’étendirent sur l’autel et me dénudèrent la poitrine. Ils me tenaient les chevilles et les poignets pour m’empêcher de bouger. Cela ne va durer qu’un instant, pensai-je. Ce serait bientôt terminé. Mais quand les prêtres se penchèrent au-dessus de moi en brandissant leurs couteaux, je me débattis et tentai en vain de rouler à bas de l’autel.
Le premier coup de couteau me fit l’effet d’une profanation. La souffrance qui explosa dans ma poitrine dure encore. Je hurlai, hurlai à m’en écorcher les cordes vocales. Non ! Non ! Je ne suis pas d’accord, ne l’ai jamais été ! Je vis ensuite un prêtre soulever vertigineusement haut une chose ensanglantée qui pulsait, et une sensation de vide se répandit à partir du trou dans ma poitrine pour m’engloutir tout entière.
Les prêtres placèrent mon cœur encore battant dans la bouche de l’effigie, puis l’un d’eux prononça les sorts de guérison au-dessus de moi. Je me levai en tremblant, tout engourdie, et fixai l’homme de maïs.
Ses yeux s’ouvrirent.
Je ne vis que ses pupilles jaunes comme des grains de maïs, et ce regard de nouveau-né innocent. Avec une impression de fausseté assez forte pour me faire frissonner. Une ombre, rien de plus, me dis-je. J’étais faible, je devais me faire des idées. Tout allait bien.
« Mon seigneur », dit l’un des prêtres. Les guerriers m’avaient relâchée, et tous s’inclinaient devant l’homme de maïs. Je leur tournai le dos en frissonnant et quittai cette salle, ma chemise imbibée de sang collée à mon corps. Leurs voix me suivirent sur la plate-forme du temple pyramide, mais en descendant les marches pour retourner dans la cité, je ne voyais plus qu’une seule chose : les yeux de l’homme de maïs.
En bas de la pyramide, on me fourra quelque chose dans les mains : une jarre d’argile couleur de sang ornée du seau du dieu de la Pluie. Saisie d’effroi, je levai les yeux. Un novice portant les robes de coton de la prêtrise me regardait.
« Buvez cette potion », me dit-il d’un air doux.
Je secouai la tête en faisant mine de le repousser.
Il insista : « Metlicue, il vous faut quelque chose pour remplacer le sang dans votre corps. Nous avons mis un sortilège dans cette substance, pour qu’elle coule dans vos veines comme si vous aviez toujours un cœur. Dans deux ans, revenez au temple. Nous renouvellerons le sortilège. Entre temps, buvez ceci deux fois par jour jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. »
Je pris la jarre d’argile. Avais-je vraiment le choix ? Je bus la potion cette nuit-là, une potion au goût amer comme de la pâte de cacao. Elle ne me réchauffa pas du tout.
Par la suite, je ne revis plus jamais un tel nombre de prêtres. Pour eux, je n’avais été qu’un cœur battant. En m’envoyant au temple quand le choix des prêtres s’était porté sur notre famille, les miens n’avaient fait que leur devoir ; et moi, je n’avais fait que remettre à ces hommes ce qu’ils attendaient de moi.
Privée de mon cœur, je n’avais plus de valeur, plus de rôle à jouer. Les prêtres m’oublièrent, comme ils avaient oublié toutes ces femmes hébétées qui s’étaient éloignées du temple après le sacrifice de leur cœur.
Ils ne fabriquent pas souvent l’homme de maïs. Il faut cinquante-deux ans pour en faire naître un, et autant de cœurs de vierges.
Il est dit dans certaines légendes que la vie de l’homme de maïs est celle de la terre, et que ses pensées sont celles des filles dont les prêtres ont volé le cœur pour le fabriquer. L’homme de maïs est un innocent, un simple d’esprit. Ce n’est que parce qu’il est pur qu’il peut intercéder pour nous auprès des dieux ; et ce n’est que parce qu’il connaît la souffrance de la terre qu’il peut être exaucé quand il demande la pluie.
Les prêtres firent de notre homme de maïs un roi. Il était notre chance, notre prière aux cieux ; et quand il escalada la plus grande des pyramides de la cité pour réclamer sa couronne, des nuages de pluie s’accumulèrent au-dessus de la cité, et les premières gouttes d’eau tombèrent à verse sur les champs assoiffés.
Mais la pluie ne dura pas. Ces averses trop faibles ne pouvaient permettre la croissance du maïs, et les premiers plants qui jaillirent des sillons étaient étiolés, rabougris, comme déformés par les mains des dieux. Les prêtres n’y prêtèrent que peu d’attention ; ils nous répétaient sans arrêt que la moisson à venir serait magnifique, plus abondante que tout ce que nous pouvions nous imaginer, et nous les crûmes. Nous n’avions aucune raison de ne pas les croire.
Je découvris que j’étais enceinte. Sur le moment, je n’en pris pas ombrage, puis je compris que c’était Paletl, mon amant guerrier, qui avait planté cet enfant dans ma matrice le soir précédant le réveil de l’homme de maïs.
Quand ma grossesse devint visible, je déclarai aux miens que j’avais fait l’amour avec Paletl deux jours après le sacrifice. Après tout, d’autres vierges avaient perdu leur virginité peu après la disparition de leur cœur, pensant ainsi pouvoir chasser ainsi ce froid qui ne voulait pas cesser. On me méprisa pour ma faiblesse, mais tout le monde me crut.
Peu de temps après, deux guerriers surgirent sur le seuil de notre maison et demandèrent à me voir. Toute tremblante, je m’avançai vers eux, les yeux rivés sur les peaux de jaguar tachées de boue qu’ils portaient comme des manteaux.
« Je suis Metlicue », leur dis-je. Tous deux contemplaient mon ventre, légèrement saillant sous ma tunique. Moi, j’étais figée sur place.
Le plus âgé des deux se décida enfin à parler, mais c’était comme si on lui extirpait un par un les mots de la gorge.
« Ainsi, il nous a dit la vérité. Je suis désolé. »
Je compris soudain la raison de leur venue.
Le plus jeune des deux guerriers me dévisagea. Il semblait attendre une réaction de ma part, mais je n’avais rien à leur dire, à lui et son compagnon. Aucune parole de chagrin ou de consolation ne me vint à l’esprit. Il y eut un long silence, puis le jeune homme prit la parole : « Il a pourchassé un voleur. Le voleur l’a poignardé, et la blessure s’est infectée. » Il secoua la tête, un mouvement rapide, furieux : « Mourir de cette façon, pour quelques grains de maïs… Comme s’il n’y en avait pas assez pour nourrir tout le monde… »
Devant l’expression grave de son compagnon, je compris que ce dernier n’était pas d’accord avec lui. « Pardonnez Mazatl, me dit-il. Cela n’a pas été facile pour nous deux.
– Je comprends, l’assurai-je pour combler le silence.
– Paletl se sentait responsable de cet enfant. Il tenait à vous remettre ceci. » Et il me tendit un sac en coton. Ce sac contenait trois manteaux, le premier en peau d’ocelot, le deuxième en plumes d’aigle et le dernier en plumes de quetzal vertes chatoyantes. En vendant un seul de ces vêtements, une personne de basse extraction pouvait s’assurer des moyens de subsistance pendant deux ans au moins.
Je savais que ma famille n’allait pas tarder à me renier parce que j’étais tombée enceinte sans être mariée. Paletl l’avait su lui aussi, et avant de mourir, il m’avait donné de quoi vivre et élever cet enfant seule. Je n’avais plus de raison de redouter le futur.
Je pris les manteaux, sentis leur contact soyeux. Paletl avait pensé à moi, il avait voulu prendre soin de moi. Cet homme était mort et j’aurais dû le pleurer, mais je me sentais engourdie, comme si j’étais restée dehors tout l’hiver. Un froid glacial semblait s’être diffusé dans mon sang, et je ne ressentais plus rien.
Je voulus sangloter, mais mes yeux restèrent désespérément secs. Que m’ont-ils fait ? hurlai-je mentalement, sans obtenir l’ombre d’une réponse.
Je m’inclinai devant les guerriers, et ce faisant, je sentis le bébé bouger dans mon ventre. Je n’en tirai aucune joie. Ni à cet instant ni plus tard.
Avant de partir, le plus âgé des guerriers posa sa main sur la mienne. « Occupe-toi bien de ton enfant, me dit-il d’un air grave. Des temps difficiles nous attendent, et tu dois veiller à bien vous nourrir, lui et toi. »
Qu’avait-il voulu dire par là ? Je ne tardai pas à le comprendre. Le temps des moissons arriva, et dans les champs, le maïs était sec et cassant, avec des grains tout ratatinés à l’intérieur. Les vivres stockés dans les greniers impériaux atteignirent bientôt des prix extravagants. Ma famille n’avait jamais connu la pauvreté ou l’avarice, mais il devint de plus en plus difficile de nous nourrir tous – et les miens commencèrent à me regarder de travers, comme s’ils se demandaient combien le bébé allait leur coûter. Moi qui étais déjà la honte de la famille, j’allais devenir un fardeau.
J’avais donc accepté les manteaux. Deux d’entre eux me servirent à acquérir une maison, et je mis le dernier de côté dans un coffre en osier, pour plus tard.
C’est dans cette maison que je donnai naissance à mon enfant, neuf lunes après mon retour du temple, au cours d’une journée étouffante. Les miens m’avaient reniée, certes, mais mus par un étrange sentiment de loyauté à mon égard, ils envoyèrent tout de même deux prêtres m’assister. Ce jour-là, je renonçai à comprendre le comportement de ma famille.
Le jour de la naissance, l’air irrespirable me dessécha les narines tandis que je me battais contre la douleur. Les prêtres avaient allumé un feu dans l’âtre, mais j’avais froid quand même. Ils coupèrent le cordon ombilical et me montrèrent l’enfant. Je le fixai d’un air absent. Il était couvert de sang, et le peu de peau que j’apercevais, rouge et à vif, avait l’air toute plissée comme celle d’une vieille femme.
« Metlicue, voici ton enfant, né le dixième jour du Serpent ! déclama l’un des prêtres. La déesse des Fleuves et des Lacs sera sa protectrice, et le jaguar lui portera chance ! Et maintenant, baptise-le, que son nom figure dans les livres des dieux jusqu’à la fin de cet Âge ! »
Rien ne me vint à l’esprit, absolument rien. « Paletl », dis-je enfin. Le nom de son père.
Les deux prêtres hochèrent la tête. Ils repartirent le matin suivant, et je les regardai disparaître dans un halo de soleil. Complètement vide à l’intérieur, je serrais le nouveau-né contre moi.
J’élevais Paletl toute seule. Je m’isolais chez moi pour tisser le ixtle, ce tissu en fibres de cactus que portent les gens du peuple, et troquais au marché le résultat de mon travail contre le peu de nourriture que je pouvais obtenir. Le maïs n’avait jamais été aussi rare et aussi cher. J’en avais à peine assez pour nous nourrir tous les deux, et pour garder le bébé au chaud la nuit. Je m’occupais de lui parce que c’était ce que j’aurais fait si j’avais toujours eu mon cœur.
L’homme de maïs s’agitait de plus en plus. Il rôdait dans les rues et sur les marchés, grappillait sur les étals et dans les cuisines, amassait ses trouvailles dans son temple comme pour se constituer un trésor. Au début, il ne prit que des petites choses : piments secs, tiges d’amarante, grains de poivre. Puis il passa aux êtres vivants : grenouilles, perroquets, singes, qu’il saisissait dans leurs cages démolies et emportait avec lui, leurs cris désespérés se répercutant dans les ruelles désertes.
Les prêtres nous dirent de ne pas avoir peur, mais nous nous terrions tous dans nos maisons. Ils consultèrent les dieux et leur offrirent des sacrifices de sang, le sang des bêtes, celui des hommes… Sans le moindre résultat.
Je m’efforçai de ne pas penser à ma seule nuit avec Paletl, ou aux yeux de l’homme de maïs quand ils s’étaient ouverts et qu’il m’avait fixée de cet air si inquiétant. Les deux n’étaient sûrement pas liés. La magie ayant servi à concevoir l’homme de maïs était sûrement assez puissante pour avoir résisté à mon pathétique acte de rébellion. Il le fallait.
Cinq mois après sa naissance, Paletl tomba malade. « Une fièvre », m’expliqua d’un air sévère la femme-médecin du marché. Elle prit les mains de mon enfant et examina ses os sous la peau translucide : « Il est trop faible pour la combattre. »
Je gardai le silence, totalement impuissante. Je n’étais pas la seule à avoir faim, pas la seule dont le ventre durcissait à force de manquer de nourriture, pas la seule dont le bébé, chaque jour plus maigre et plus faible, ne suçait qu’un lait transparent, accroché à son sein.
Il ne restait plus de maïs, plus de nourriture nulle part. Même le dernier manteau de Paletl ne me rapporterait que quelques grains flétris.
La femme-médecin me remit quelques baies, mais je compris en la dévisageant que Paletl allait mourir.
Je rentrai chez moi. L’air chaud des marais avait envahi les rues. Plus tôt dans la journée, j’avais fermé les volets pour lutter contre la chaleur. Je déposai Paletl dans son berceau et le forçai à avaler les baies. Sa peau brûlante palpitait sous mes doigts.
Je m’assis près de la fenêtre. En entendant Paletl hurler de douleur, j’aurais dû avoir peur, j’aurais dû paniquer, j’aurais dû éprouver du chagrin… mais ces choses n’existaient plus pour moi. J’aurais dû m’enfuir. Tout sauf supporter ça. Mais même les mots dans ma tête s’étaient fanés.
C’est alors que je vis les yeux derrière les volets, des yeux jaunes comme des épis de maïs, comme des tiges mûres se balançant au vent. Je me redressai, droite comme un piquet, et ouvris brutalement le volet de gauche, sans réfléchir. J’entendis un cri de douleur, et le volet se rabattit contre la fenêtre. Les yeux avaient disparu. J’ouvris la porte mais ne vis rien, sauf quelques grains de maïs éparpillés sur mon seuil et des taches de sang sur le volet.
« Que voulez-vous ? » demandai-je à la nuit et aux dieux insensibles. Aucune réponse. L’air vif sentait les fleurs et les bains de vapeur. « Que voulez-vous ? » m’écriai-je, me remémorant soudain le jour où on m’avait pris mon cœur.
Je lui courus après dans les rues désertes. J’ignorais dans quelle direction il était parti, mais quelle importance ? Il avait regardé chez moi – dans ma maison, où dormait mon fils. Le volet l’avait effrayé, mais il reviendrait, aussi sûrement que le soleil grimpait dans le ciel.
Le sang dans mes veines se rappelait sans doute de mon cœur, ou un dieu avait eu pitié de moi à force de m’observer, car tout au fond du vide dans ma poitrine, je sentis enfler quelque chose. Plus j’avançais plus cette chose enflait, au point que j’eus bientôt l’impression de me retrouver au bord de l’explosion. Je n’osais pas prononcer un mot de peur de tout détruire.
Finalement, je me retrouvai dans une rue aux abords de la cité, loin des temples de pierre et des prières des prêtres. Debout devant une fenêtre aux volets fermés, une silhouette noire regardait quelque chose à l’intérieur d’une maison. Le peu de lumière qui filtrait par les volets projetait son ombre par terre, si bien que cet être comme tissé de ténèbres semblait conçu pour nous détruire tous.
« Mon seigneur ! », l’appelai-je.
Il se retourna et me regarda. « Metlicue. Suis-moi », me dit-il.
Sans un regard derrière lui, il s’éloigna de la maison, un pas après l’autre, et s’évanouit dans la nuit. Je dus courir pour le suivre. Il marchait, mais chacune de ses enjambées semblait plus grande que la précédente, comme s’il tirait sa puissance de la terre sous ses pieds. Je le suivis quand même, malgré mes côtes douloureuses et l’air qui me brûlait les poumons à force de courir.
Il s’arrêta enfin dans un champ éloigné de toute habitation humaine, et je le rejoignis maladroitement entre les tiges de maïs desséchées.
« Ici, nous sommes seuls », reprit-il. Cette voix, c’était le soupir du vent dans les tiges mûres, le son crépitant des grains de maïs dans la poêle.
« Que voulez-vous ? lui demandai-je.
– Tu sais très bien ce que je veux, me répondit-il sans un geste.
– Non. »
Il se tourna vers moi. Ses yeux jaunes qui brillaient dans la nuit n’avaient pas changé depuis le jour où j’avais perdu mon cœur, et ce regard sournois me mit mal à l’aise.
« Je vous ai défait, chuchotai-je, en comprenant enfin pourquoi la moisson avait mal tourné.
– Tu es venue à moi souillée. Tu avais connu l’amour et le désir, tu avais perdu ton innocence, tu portais un enfant dans ton ventre. Le cœur que tu m’as offert était impur. »
Qu’avais-je fait ? Quel monstre avais-je créé, né de ma rébellion pour nous consumer tous ? Il n’y avait jamais eu la moindre innocence en lui, seulement un noyau de malice bien caché, comme l’épi de maïs sous ses feuilles. « Allez-vous-en, lui dis-je.
– Non. Je ne peux plus appeler les pluies.
– Vous n’êtes plus l’homme de maïs. » J’en aurais pleuré si j’avais encore été capable de verser des larmes.
« Je ne suis plus un idiot, me reprit-il d’un ton mélancolique. Je dois retrouver mon innocence.
– Comment ? »
Les animaux qu’il avait volés dans leurs cages et les rues où il avait erré comme s’il cherchait quelque chose me revinrent brutalement en mémoire.
Ce soir, il avait trouvé ce qu’il voulait. « Pas question, protestai-je.
– Si, Metlicue. Je l’ai trouvé, enfin. Il m’appartient. Le dernier cœur, celui que tu m’as refusé. Un cœur non souillé par le désir physique. » Ses yeux étincelaient.
« Il n’est pas à vous. Il ne le sera jamais !
– Quand tu es venue à moi, tu portais cet enfant. Il est à moi autant qu’à toi.
– Non », répétai-je. Je savais que si je lui livrais Paletl, ce serait admettre qu’il avait gagné, que mon cœur avait vraiment disparu, que tout ce qu’il en restait n’était qu’une cosse vide pitoyable maintenue en vie par quelques sorts et quelques potions.
– Tu n’as pas le choix, insista-t-il. Tu dois me le laisser.
– Jamais !
– Un jour, je viendrai pour lui, et ce jour-là, tu ne pourras plus me répondre ainsi. Tout ceci prendra fin assez vite. »
Je ne le vis pas partir. Je regardais droit devant moi, et tout ce que je voyais, c’était le moment où j’avais perdu mon cœur, celui où l’homme de maïs avait ouvert les yeux et où j’y avais lu les ténèbres.
Je rentrai chez moi en frissonnant, des frissons qui ne me quittèrent plus. Paletl dormait paisiblement dans son berceau. La fièvre avait disparu, chassée par la magie de l’homme de maïs qui le voulait pur et en bonne santé, comme je l’avais été pour mon propre sacrifice.
En repensant à cet homme de maïs qui voulait me prendre mon fils et qui osait croire que j’allais accepter la perte de mon dernier lambeau d’humanité, je sentis une fureur glacée m’envahir. Pas besoin de cœur pour cela : j’étais mue par la peur et la cupidité, qui n’ont nul besoin pour exister d’un cœur et de sang humain. Je savais pourtant que j’étais entièrement responsable de ce qui m’arrivait. Mon silence souillé était la cause de tout ceci, à la fois cette moisson flétrie et cet homme de maïs qui voulait me prendre mon fils.
J’aurais pu le laisser tuer Paletl – permettre à la pluie de tomber, à la moisson de croître en abondance, aux greniers de déborder de maïs –, j’aurais pu expier mon péché, mais Paletl était mon fils, et je n’allais pas, je ne pouvais pas le laisser mourir. Quelle mère aurait laissé mourir son enfant ?
Le moment était venu d’agir. Je m’étais tue assez longtemps.
Le matin suivant, je me rendis au marché avec le dernier des manteaux de Paletl et l’échangeai contre un couteau d’obsidienne, un perroquet et deux colibris.
Munie de ce couteau, je me rendis au temple et sacrifiai le perroquet sur l’autel. Dans la fleur de sang qui venait d’éclore sur son poitrail, je prélevai son cœur, offrande de pouvoir véritable.
Je déposai le couteau sur l’autel de calcaire. La lame était nappée d’un sang qui n’était pas le mien, mais son fil n’en restait pas moins aiguisé.
Dans le silence du sanctuaire, je priai les dieux pour la mort de l’homme de maïs et pour le salut de mon fils.
Je répandis le sang des colibris tout autour de la maison pour tenir l’homme de maïs à distance, puis arpentai les rues à sa recherche, le couteau toujours fourré dans la ceinture de ma tunique.
Il faisait nuit quand je le retrouvai. Il faisait nuit, une chaleur étouffante, et l’air était lourd comme avant la réponse à une prière. Je suivis sa trace dans les jardins et à travers champs, pour me retrouver finalement à l’ombre des tiges de maïs mûr. Tout était silencieux autour de moi.
« Montrez-vous ! » m’exclamai-je, ivre de mes prières aux dieux, la main posée sur le manche de mon arme.
Il n’y avait que le bruissement du vent et le regard de la lune posé sur moi. « Je sais où vous êtes !
– Que comptes-tu faire, Metlicue ? » Sa voix venait de retentir tout autour de moi, comme si le maïs lui-même me parlait.
Je serrai le manche du couteau : « Ce qui doit être fait !
– Rien ne doit être fait », répliqua-t-il. Je l’aperçus alors ; il était debout au milieu des tiges courbées, comme encadré par une couronne de glands de maïs, ce roi qui n’était plus le nôtre. À cause de moi.
« Vous n’êtes plus l’homme de maïs ! Les pluies ne tombent plus à votre demande ! Je vais régler ce problème !
– Il y avait un autre moyen », me dit-il tristement.
Je ne pouvais me permettre de prendre cet autre moyen en considération.
« Non, lui lançai-je sèchement. Vous avez irrémédiablement perdu votre innocence, et même la mort d’un enfant ne vous permettrait pas de la retrouver. »
Il éclata de rire, un rire sans joie : « Tu crois ? » Il s’approcha de moi, et ses yeux se vrillèrent dans les miens.
« Tu as fait ton choix, j’ai fait le mien. »
Je gardai le silence. Je l’observai, et observai ses yeux, des yeux sinistres parce qu’il savait ce qu’il était, ce que j’avais fait de lui. « Il n’y a qu’un seul moyen », insistai-je.
Il choisit cet instant pour se jeter sur moi de tout son poids. Je me débattis et parvins à le repousser. Je voulus prendre mon couteau, mais déjà, des mains se serraient autour de mon cou. Je me démenai pour les décoller, en sachant qu’il ne possédait aucune force véritable. C’est l’innocence qui aurait dû lui servir de bouclier, mais il n’avait jamais été innocent. La gorge brûlante, je le repoussai à nouveau et le sentit tomber.
Je me redressai au-dessus de lui en brandissant mon couteau : « C’est terminé, lui dis-je.
– Eh bien frappe-moi, si tu le dois. »
En cet instant, juste avant que ma lame ne s’enfonce dans les gerbes de maïs, je compris ce que devait ressentir l’homme de maïs, le simple d’esprit, l’innocence drapée autour de cinquante-deux cœurs saignants. Cet être ne faisait que demander la pluie, jour après jour, jusqu’à ce que toutes ses feuilles soient tombées et que seul son noyau subsiste. Un noyau souillé de ténèbres par ma faute, car j’y avais imprimé la peur de la mort et de la séparation, qui sont ce qui nous rendent humains, et toutes ces choses qu’il ne pouvait comprendre, l’amour, le désir, la crainte, le courroux. Une profonde noirceur qu’il n’était pas censé connaître.
Pas étonnant qu’il ne se soit pas débattu pendant ses derniers instants. Quand je lui ouvris la poitrine comme on avait ouvert la mienne, je le vis même sourire, et ses lèvres en s’écartant dévoilèrent des dents couleur de maïs mûr.
Dans sa poitrine, je découvris son cœur, un cœur de grains de maïs rouges. Quand je le libérai, il pulsa lentement entre mes doigts, et j’entendis retentir dans les cieux les premiers grondements de tonnerre. D’où qu’il provienne, le sang répandu en l’honneur des dieux reste du sang, et l’homme de maïs avait en lui le sang de cinquante-deux sacrifices.
La pluie commença à tomber pendant qu’il rendait l’âme. Tout mon être avait froid, comme il avait eu froid depuis le jour du sacrifice. La seule chaleur que je ressentais provenait de la chose palpitante que je tenais. Je me souvins des prêtres levant mon cœur au-dessus de moi.
On l’avait nourri de mon cœur pour lui donner la vie. Ma chair lui avait été offerte comme un sacrement. Le cœur entre mes doigts s’éteignait lentement, ses battements plus en plus engourdis.
Je portai ce cœur à ma bouche. Le sang qui coula dans ma gorge avait le goût salé des larmes.
Je le mangeai entièrement. Il n’avait pas un goût de chair, mais de graines et de terre, comme une récolte de maïs. Et de ténèbres aussi, de peurs qui n’étaient pas les miennes et qui le firent battre de ma gorge à mon estomac.
Debout au milieu du maïs, je sentis les larmes rouler sur mes joues, comme des traînées de sang sur l’autel des sacrifices. J’ai rectifié le cours des choses, pensai-je, mais je savais que c’était faux. La noirceur de l’homme de maïs, ce serait à moi de la supporter aussi longtemps que je vivrai, le prix à payer pour avoir cherché à tromper les dieux.
J’abandonnai le cadavre dans les champs et rentrai chez moi sous des cieux orageux.
En ouvrant la porte de ma maison, j’entendis crier Paletl. Nous allions devoir déménager, partir pour une autre ville, avant qu’ils ne découvrent l’homme de maïs et que quelqu’un finisse par se souvenir du couteau que j’avais obtenu par troc.
Je pris mon enfant dans mes bras et le berçai doucement. Sa chair était chaude contre la mienne. Il se serra contre moi, ce bébé qui ne savait rien de la souffrance ou des sacrifices, et je faillis pleurer à nouveau. J’avais peur pour mon enfant, et mon cœur volé battait si vite qu’à ma grande frayeur, je crus qu’il allait me percer la poitrine.
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Dévoré d’une traite, j’en ai oublié mon univers. La nouvelle m’a complètement absorbé. Merveilleux.
Aspirée dans ce monde insolite, j’en reste encore tout imprégnée… Magnifique.
Superbe.
Je l’ai dévoré d’une traite tellement cette historie est captivante. Courageuse cette petite Metlicue.